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Publié le 19 Octobre 2022

Procès en appel des attentats de 2015 - Plaidoirie de Maître Elie Korchia

Maître Elie Korchia a inauguré le 12 octobre les plaidoiries des parties civiles au procès en appel des attentats de janvier 2015. Sa plaidoirie nous éclaire sur les enjeux de ce second procès.

Plaidoirie de Maître Elie Korchia au Procès en appel des attentats de janvier 2015

 

« Vous, les Juifs, vous aimez la vie alors que pour nous, c’est la mort le plus important ! »

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs de la Cour, cette phrase résume toute la haine antisémite et la pensée terroriste d’Amédy Coulibaly au cours de sa prise d'otages sanglante du vendredi 9 janvier 2015 dans le magasin Hypercacher.

Une phrase mentionnée par ma cliente, Zarie Sibony, dès le 11 janvier au matin lorsqu’elle est longuement auditionnée par les services de police et qui n’est d’ailleurs pas sans nous rappeler celle d’un autre terroriste, Mohamed Merah qui avait déclaré trois ans plus tôt après la tuerie de l’école Ozar Hatorah, « Moi, la mort, je l’aime comme vous aimez la vie ».

Zarie Sibony, qui aura vécu avec sa collègue et amie Andréa Chamak, que j'ai aussi l'honneur de représenter devant vous, 4 heures et 4 minutes d’enfer ce jour-là, au plus près de l’assassin de Yohan Cohen, Philippe Braham, François-Michel Saada et Yoav Hattab.

Si je suis donc devant votre Cour afin de débuter l’ensemble des plaidoiries des parties civiles à ce procès d’appel et en tout premier lieu celles relatives à cet attentat atroce de l’Hypercacher, c’est avant tout pour porter la parole de ces deux jeunes femmes, qui n’étaient âgées que de 20 ans et 22 ans lorsqu’elles se sont retrouvées face au terroriste Coulibaly, dont la cruauté le disputait à la perversité et qui s’était « synchronisé », comme il l’a dit avec  Chérif et Said Kouachi avant de commettre ses attentats.

Zarie et Andréa, qui représentent deux formes différentes de résilience face à ce drame et deux visages distincts de la souffrance que peuvent vivre de telles victimes d’attentats terroristes, dont le préjudice moral et psychologique demeure si important près de 8 ans après les faits.

Andréa tout d’abord, qui a l’instar de Zarie vit aujourd’hui en Israël et n’a pas pu venir à ce procès, qu’elle suit toutefois à distance avec les membres de sa famille qui l’ont soutenue, pour ne pas dire sauver lorsqu’elle était au plus mal à la suite de l'attentat, à savoir sa mère Josiane Chamak, son père Serge Chamak, ses frères Gabriel Chamak et Julien Slama et sa sœur Cécile Slama.

Andréa, dont l’expert psychologue a indiqué qu’elle souffrait d’une « culpabilité du survivant dévastatrice » en lien notamment avec le fait d’avoir assisté à la longue agonie puis à la mort de celui qui était son ami, Yohan Cohen (…)

Je souhaite en venir à présent à son amie, à celle qui est devenue comme une grande sœur pour elle, Zarie Sibony.

Zarie, qui avait trouvé la force et l’énergie de venir témoigner lors du premier procès mais qui n’a pas été en mesure de revenir depuis Israël pour déposer devant votre Cour, ce qu’elle regrette d’autant plus que nous sommes en pleine période des fêtes juives actuellement et que c’était une difficulté supplémentaire qui se posait à elle comme à d’autres parties civiles concernées par ce dossier.

Zarie qui a pu parler quand son amie Andréa n’arrivait pas à dire un mot, qui a pu verbaliser et tout dire de l’horreur de ce 9 janvier 2015 quand son amie ne parvient encore aujourd’hui qu’à garder le silence sur cette terrible journée.

Que dire finalement de plus que tout ce que Zarie Sibony a livré aux enquêteurs - dont j’ai pu rappeler certaines parties à l’occasion de ce procès en appel - ou encore en première instance où elle avait été un témoin essentiel.

Zarie s’était fait un serment, celui de dire la vérité, toute la vérité, de ces moments de terreur vécus dans l’Hypercacher ce 9 janvier 2015.

Elle aura tout dit de l'horreur, des premières minutes de l’attentat - qui voient le terroriste abattre sous ses yeux son collègue et ami Yohan Cohen - à l’assassinat froid et abject de Philipe Braham ensuite (après qu’il lui ait demandé son nom de famille), puis à celui de François-Michel Saada, lâchement tué de balles tirées dans le dos, alors que Zarie s’apprêtait à fermer le rideau de fer et qu’il venait de pénétrer dans le magasin, à son plus grand désespoir.

Les images des caméras de vidéo-surveillance que nous avons visionnées à ce procès d’appel, qui montrent les assassinats dans toute leur horreur, et notamment cette scène terrible de la mort de M. Saada, resteront gravées à jamais dans nos mémoires et nous ne serons pas sortis indemnes de cette journée d’audience éprouvante bien que nécessaire du 20 septembre dernier.

Quant à la quatrième victime, Yoav Hattab, il aura tenté avec un courage inouï de se saisir de l’arme du terroriste avant de se faire abattre par ce dernier devant Zarie qui a ainsi vu ces 4 hommes tomber devant elle, avant que Coulibaly ne lui lance d’une façon aussi glaciale que terrifiante cette phrase, qui la poursuit encore aujourd’hui : « T’es pas encore morte toi ? ».

Juste avant que le terroriste ne tire vers sa direction une balle qui passera à quelques centimètres d’elle et ira se loger dans sa caisse enregistreuse.

Zarie qui a tout expliqué dans ses auditions de l’angoisse que l'on peut ressentir dans de tels moments, notamment quand le terroriste lui a enjoint l’ordre de descendre pour faire monter les otages qui se trouvaient au sous-sol, en braquant son arme sur la tête d’Andréa, qui n’arrivait plus à bouger et en lui disant : « Tu as 10 secondes ou je la tue ! ».

Un peu plus tard, obligée de baisser ce rideau de fer, ce maudit rideau métallique, en lieu et place d’Andréa qui ne pouvait toujours pas bouger, Zarie le fera avec cette terrible phrase à l’esprit, qu’elle avait rappelée lors d’une audition : « J’avais l’impression de nous enterrer vivants ».

En repensant à ces phrases de Zarie, je continue à songer à une phrase du philosophe Alain, qui fut le maître de feu mon propre maître, René Hayot, ancien Doyen des avocats français.

Dans ses célèbres « Propos », cet ouvrage philosophique qui a trait tout à la fois à la vie et à la mort, Alain conclut en effet une de ses occurrences, intitulée Drame, de la façon suivante : « Dans l’imagination des survivants, les morts ne cessent jamais de mourir ».

C’est en réalité ce qu’a dû ressentir et ne cesse de ressentir Zarie Sibony.

Un peu plus loin dans son ouvrage, Alain nous indique par ailleurs que « Les morts ne sont pas morts, puisque nous vivons ».

Ainsi, je vous dirai qu’un siècle plus tard, une jeune femme âgée d’à peine 22 ans au moment des faits aura eu la force de soutenir quatre heures durant le regard d’un terroriste déterminé puis de tout raconter sur la vérité de cette journée - aussi douloureuse soit elle - relatant avec sensibilité et objectivité comment les quatre victimes de l’Hypercacher ont trouvé la mort, comme pour maintenir vivant à jamais leur souvenir et nous dire, avec ses propres mots, qu’ils ne mourront jamais dans son esprit.

 

Un élément pourtant n’avait jamais été relaté jusqu’à ces derniers jours et il a pu nous être révélé par Jean-Luc Slakmon lors de son audition du 20 septembre dernier, lorsque celui-ci nous a raconté avec émotion comment Zarie a récité la prière du Chéma israël à son ami Yohan Cohen, au moment même où il allait rendre son dernier souffle, agissant alors dans le dos du terroriste avec un immense courage.

Je prononce pour ma part ces mots avec la même émotion, en présence du Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, qui est assis dans cette salle d’audience à côté d'Eric Cohen, le papa de Yohan.

 

Zarie Sibony, par l’intensité du drame qu’elle a vécu, nous aura ainsi rappelé avec force et acuité, que ce procès est aussi celui de l’antisémitisme meurtrier qui a sévi sur notre sol en janvier 2015, dans la suite de ce qui s’était déjà passé en mars 2012.

D’autres confrères reviendront ultérieurement sur cette question et complèteront avec talent cette analyse mais je tiens à rappeler ici des éléments précis et factuels qui démontrent que l’attentat de l’Hypercacher était directement, viscéralement lié à la haine antisémite portée par l’islamisme radical et il s’inscrit dans une certaine « narration antisémite qui a fait son chemin » pour reprendre le titre d’un article publié par Marc Weitzmann le 4 octobre 2020 dans le journal Le Monde.

 

Rappelons-nous à ce titre la déposition de Zarie qui a indiqué comment l’assassin avait pris le soin de demander aux otages de quelle religion ils étaient, tout comme il a assassiné Philippe Braham juste après lui avoir demandé son patronyme complet.

 

Le témoignage de Zarie à ce sujet est essentiel, car il nous faut le reconnaître, les victimes de l’Hypercacher en janvier 2015, tout comme celles de l’école juive de Toulouse en mars 2012, sont trop longtemps restées dans l’angle mort, dans l’angle aveugle de notre conscience collective.

Les points communs ne manquent d’ailleurs pas entre les attentats commis sur notre sol en mars 2012 puis en Janvier 2015 : 3 tueries successives, dont la dernière vise à chaque fois des français de confession juive, enfants ou adultes, qui sont tombés sous les balles d’un terroriste islamiste radicalisé.

Et un même constat demeure alors que nous avons commémoré cette année le 10ème anniversaire des tueries de Toulouse et Montauban : Nous n’avions pas suffisamment pris conscience de la gravité du Mal et n’étions pas descendus collectivement dans la rue en mars 2012 lorsqu’un enseignant de 30 ans, Jonathan Sandler, s’est fait abattre avec ses deux petits garçons âgés de 6 ans et 3 ans, Arié et Gabriel, devant la porte d'entrée de l’école Ozar Hatorah, avant que le terroriste ne poursuive et ne tue dans la cour de récréation une petite fille de 8 ans, Myriam Monsonégo, d’une balle tirée dans la tête, à bout touchant.

 

J’entends ainsi redire ici que les quatre victimes de l’Hypercacher - ces 4 vigies de notre République au même titre que l’ont été les 13 autres victimes des 7 et 8 janvier 2015 - s’inscrivent dans la continuité des 4 victimes de l’école juive de Toulouse, tout comme les 3 attentats commis par Mohamed Merah en mars 2012 constituent la matrice de ceux que vous êtes amenés à juger.

 

« Vous êtes les deux choses que je déteste le plus, vous êtes juifs et français ». Une autre phrase qui symbolise parfaitement la furieuse haine antisémite de l’assassin et preneur d’otages de l’Hypercacher.

Cette haine antisémite, on la retrouve par ailleurs chez Chérif Kouachi quand ce dernier lance à Michel Catalano, dans l’imprimerie où il s’est retranché avec son frère Said ce même 9 janvier 2015 : « C’est la faute des juifs ».

Michel Catalano, qui avait notamment déclaré dans une de ses dépositions : « Ils m’ont demandé si j’étais juif. Je crois que si j’avais été juif, je ne serais pas là aujourd’hui ».

Cette fureur antisémite, Amédy Coulibaly la partageait donc avec les frères Kouachi et il est important de rappeler qu’elle ne s’est pas manifestée soudainement, elle est le fruit d’un parcours et d’une trajectoire, celle de la radicalisation islamiste.

Elle existait et était en germe depuis plusieurs années, comme cela ressort du réquisitoire définitif rendu le 27 décembre 2007 par le Procureur de la République de Paris dans le cadre du dossier de la filière d’acheminement de djihadistes en Irak, dite « filière des Buttes Chaumont », cet acte ayant été versé précédemment au dossier de procédure.

Il faut en effet rappeler que dans cette procédure, dans laquelle Farid Benyettou côtoyait Chérif Kouachi et l’un de ses proches Thamer Bouchnak, ce dernier avait déclaré : « Chérif m’a parlé de casser des magasins de juifs, de les attraper dans la rue pour les frapper, il ne me parlait que de cela et de faire quelque chose ici en France avant de partir. Il n'en parlait pas tout le temps, mais il demandait à Farid Benyettou si c’était permis (…) Farid ne lui a pas donné son accord, mais les cibles étaient 2 restaurants côte à côté de confession juive qui se trouvent rue Petit sur la Porte Chaumont. Chérif voulait y aller dans l’intention de tout casser, sans me préciser comment il comptait s’y prendre, il avait la rage contre les mécréants ».

- Des propos qui ne peuvent que faire écho à ce qui nous a été indiqué par le commissaire DEAU lors de son audition du 14 septembre dernier, au cours de laquelle je l’avais interrogé sur les 3 restaurants cachers parisiens à propos desquels Amédy Coulibaly avait fait des recherches sur internet, avant de s’attaquer finalement à l’épicerie Hypercacher.

 

Ce n’est sans doute pas non plus un hasard si l’attentat de l’hypercacher a suivi celui de la Porte de Montrouge, qui a coûté la vie à Clarissa Jean-Philippe - symbole d’une attaque contre une représentante des forces de l’ordre - et après celui de Charlie Hebdo, qui symbolise l’attaque faite contre des représentants de la liberté d’expression.

En effet, même s’il n’a pas été retrouvé d’élément matériel objectivant un lien direct entre l’attentat commis par Coulibaly contre cette jeune policière et l’école juive de Montrouge, nous savons parfaitement que tant la proximité immédiate de cette école juive, que l’horaire choisi par le terroriste (8h du matin, exactement comme Mohamed Merah 3 ans plus tôt) et le fait que le terroriste se soit rendu sur place en moto tout de noir vêtu (à l’instar du « tueur au scooter"), démontrent que l’accident de la circulation fortuit qui a eu lieu Porte de Montrouge ce matin du 7 janvier a probablement entrainé un « changement de cible » pour Amédy Coulibaly.

Trois ans auparavant, Mohamed Merah avait aussi opéré un changement de cible puisqu’il faut se rappeler que c’est un militaire qu’il attendait en bas de son domicile et que, voyant qu’il ne sortait pas de chez lui, il s’était ensuite rendu à l’école juive Ozar Hatorah.

Comment ne pas penser aussi à ce qui nous a été indiqué le 3 octobre dernier par le juge Marc Trévidic au cours de son audition, à savoir que pour les terroristes islamistes, « les Juifs sont des cibles à tout faire, des cibles de facilité quand ils cherchent à commettre un attentat ».

 

Une phrase qui m’a fait penser, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, à un passage célèbre de La Ferme des animaux de George Orwell, cette fantastique étude du phénomène totalitaire, parue en 1945 juste après la fin de la Seconde guerre mondiale.

« Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres » y lit-on.

Paraphrasant Orwell, je pourrais vous dire que 70 ans plus tard, l’année 2015 nous aura définitivement appris que si tous les Français sont égaux face à la menace terroriste, les Français juifs restent plus égaux que les autres en la matière.

 

En ce qui concerne à présent plus précisément le lien sous-jacent entre l’attentat de l’Hypercacher et celui commis par les frères Kouachi à Charlie Hebdo, nous pouvons le trouver dans la stratégie de haine qui s’est déployée dès les années 2008-2009, alors que dans le même temps, les mêmes ennemis de Charlie, dont un ex-humoriste qui a pu être financé par l’Iran, faisaient la promotion d’un concours de caricatures… sur la Shoah et les Juifs.

Un activiste antisémite qui s’est fait depuis condamner à plusieurs reprises pour injures et provocations à la haine raciale, notamment en 2016 pour avoir osé déclarer sur Facebook qu’il était « Charlie Coulibaly ».

Un élément de plus, s’il en était besoin, qui établit le lien entre la stratégie de haine à l'encontre d’un journal symbolisant la liberté d’expression et cette fureur antisémite qui constitue un tapis de haine pulsionnelle sur lequel les ennemis de notre République construisent, année après année, leur discours avant que d’autres ne passent à l’action meurtrière proprement dite.

 

Il est donc plus que jamais nécessaire de rappeler que ce type d’attentats s’est construit sur un terreau de haine idéologique, politique et foncièrement antisémite.

Il ressort d’ailleurs de ce dossier que si les frères Kouachi se sont revendiqués d’Al Qaida, alors qu’Amédy Coulibaly avait prêté allégeance à l’Etat islamique, il ressort de la procédure que « les juifs sont une cible commune aux deux organisations terroristes » et s’ils sont cités à plusieurs reprises dans la vidéo de revendication d’Al Qaida relative à l’attentat de Charlie Hebdo, il y est aussi fait référence à l’attentat commis par Amédy Coulibaly à l’Hypercacher.

 

Quant à la radicalisation des frères Kouachi et d’Amédy Coulibaly, comment pourrait-on imaginer qu’elle ait pu être ignorée de leurs principales connaissances, et en tout premier lieu de Monsieur Polat qui était le meilleur ami de Coulibaly.

Non, cette radicalisation ne pouvait être ignorée par ces « frères de prison », ces compagnons de la Maison d’arrêt de Villepinte, ces amis intimes d'Amédy Coulibaly, alias « Doly », qu’étaient Ali Riza Polat ou encore Amar Ramdani.

Cette radicalisation, elle nous a d’ailleurs été décrite par l’ex-meilleur ami d’Amédy Coulibaly, Hakim El Montassir, dont les auditions en garde à vue comme son audition la semaine dernière à votre audience ont été aussi édifiantes que révélatrices.

El Montassir dont la personnalité est si éclairante sur ce qu’était l’entourage direct d’Amédy Coulibaly dans les années et les mois ayant précédé janvier 2015, ainsi que sur son évolution avant la période précise des attentats.

El Montassir qui avait l'habitude de regarder des vidéos de décapitation (comme tout le monde autour de lui nous a-t-il dit à l’audience) et qui n’a pas hésité à affirmer qu’en Syrie « c’est pas le djihad, c’est politique ! », déclarant aussi en garde à vue au sujet des crimes commis par Mohamed Merah : « Il y a quand même eu des complots ; il faut se poser des questions ! ». Un point sur lequel il n’est même pas revenu lorsque je l’ai interrogé lors de votre audience du 7 octobre, 10 ans après les tueries commises par Merah en mars 2012 à Toulouse et à Montauban.

El Montassir enfin, qui avait rencontré Coulibaly avant les attentats de janvier 2015 et avait déclaré que ce dernier était devenu quelques mois auparavant, soit à partir de l’auto-proclamation du Califat au printemps 2014, « fondamentaliste et radicalisé » tout en précisant que son épouse Hayat Boumeddienne avait elle aussi beaucoup changé, « portant le voile intégral et mettant des gants ».

Comment pourrait-on ainsi croire sérieusement ceux qui, dans le box des accusés, nient encore et toujours contre l’évidence avoir constaté toute radicalisation et tout endoctrinement religieux chez Amédy Coulibaly dans les mois et les semaines ayant précédé les attentats terroristes que vous êtes amenés à juger.

 

Il faut en outre avoir à l’esprit que ce n’est pas un hasard si beaucoup d’attentats terroristes ont été commis par des fratries, à l’instar des frères Merah, des frères Kouachi ou encore des frères Abdelslam.

En effet, pour ce type de préparation d’attentats criminels terroristes, leurs auteurs doivent nécessairement avoir une grande confiance dans les personnes qui les aident et sont à la manœuvre.

Ainsi, si les frères Kouachi ont pu constamment agir de concert, en ne permettant d’ailleurs pas que l'on puisse remonter à leurs complices ainsi qu’aux soutiens d'ordre logistique et organisationnel dont ils ont pu bénéficier, Amédy Coulibaly n’avait quant à lui d’autre choix que de déléguer une partie de sa logistique à des proches ou à des personnes sur lesquelles il savait pouvoir entièrement compter, à savoir ses amis Ali Riza Polat, Amar Ramdani ou Nezar Pastor Alwatik, définitivement condamné pour sa part.

Ne nous y trompons pas, c’est ce que l'on appelle dans le milieu de l'islamisme radical, le « cercle de confiance ».

Et sans ce « cercle de confiance », il n’y pas de préparation possible de tels crimes terroristes, il n’y a pas de commission d’attentats !

Bien évidemment, il ne me revient pas de revenir ici sur les différents éléments à charge et les implications multiples qui ont pu être mis au jour, tant au travers de l'instruction qu’au cours des journées d'audience de ce procès d'appel, pour ce qui est de chacun des deux accusés.

Mesdames les Avocates générales feront la semaine prochaine état de leur travail et porteront l’accusation en ce qui concerne les responsabilités et les condamnations possibles des deux accusés.

En ce qui me concerne, je souhaiterais surtout revenir sur la frustration qui aura été celle des parties civiles face à des dénégations souvent maladroites, confuses voire outrancières, qui n’auront guère aidé à la manifestation de la vérité et nous auront laissé beaucoup de zones d’ombres en cause d’appel comme cela avait déjà été le cas en première instance.

En dépit du changement de certains Confrères de la défense en appel, et nonobstant leur travail ou leur talent, force aura été de constater que la stratégie judiciaire des accusés n’a pas évolué d’un iota sur le fond, si ce n’est peut-être un comportement un peu moins éruptif et agressif de Monsieur Polat lors de ce second procès, bien que toujours aussi inconséquent en ce qui nous concerne.

Nous aurons eu certes la déposition de Nézar Pastor Alwatik qui, le 30 septembre dernier, nous a quelque peu étonné par sa franchise, même si elle s’explique bien sûr par le fait qu’il n’a pas interjeté appel de sa condamnation à 18 ans de réclusion criminelle.

« Oui, nous a t ’il dit, j’ai bien détenu et manipulé pendant les 3 jours en question les deux armes qui m’étaient reprochées. Oui, je me suis radicalisé à une époque de ma vie et je n’ai pas dit la vérité lors du procès de 2020, où je me suis défendu comme j’ai pu. Oui, j’ai menti comme un arracheur de dents lors de mes auditions en garde à vue ».

Quoi qu’il en soit, Il est de nouveau ressorti de ces journées d’audience et des débats qui y ont eu lieu, qu’Amédy Coulibaly avait une étroite proximité et une véritable complicité avec Ali Riza Polat, jusque dans les derniers jours, pour ne pas dire les dernières heures ayant précédé les attentats.

Même si aucun élément nouveau ne sera sorti de la bouche du principal accusé, dont les dénégations à l’audience nous auront paru encore plus pauvres et plus insincères qu’en première instance, que ce soit lorsqu’il a été interrogé sur les derniers jours avant les attentats ou sur les jours qui ont suivi les attentats.

Là encore, nous laisserons le Ministère public faire son travail de façon détaillée et exhaustive au moment des réquisitions, mais j'entends ici rappeler brièvement les liens étroits et constants entre Ali Riza Polat et Amédy Coulibaly, jusque dans les tous derniers jours ayant précédé les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015.

En effet, même s’il aura continué à se présenter comme un délinquant qui serait loin de toute pratique religieuse radicale, voulant faire croire qu’il ignorait tout de l’islamisme radical dans lequel s’était enfermé son meilleur ami Amédy Coulibaly, nous savons bien qu’il ressort du dossier qu’ils avaient tous les deux bien plus qu’une relation de « business », basée sur des « escroqueries ».

En réalité, Monsieur Polat est apparu dans cette procédure comme le maillon le plus important de la chaîne criminelle ayant permis à Amédy Coulibaly de pouvoir passer à l’action, tant d’un point de vue organisationnel que logistique.

N’est-ce pas Amédy Coulibaly qui lui remet ses différents boitiers et puces téléphoniques et lui dit quand il faut s'en débarrasser le moment venu ?

Que dire par ailleurs des différents déplacements de Monsieur Polat, que ce soit en Belgique avant les attentats, ou encore à l’étranger après les attentats, dès le vendredi 9 janvier qui correspond à la tuerie de l’Hypercacher et à la neutralisation des trois terroristes.

Justement, après ce 9 janvier 2015, que fait donc Monsieur Polat ?

Il part à l’étranger, dès le 12 janvier 2015, et il prend la fuite via la Belgique pour le Liban, d’où il tente en vain de pénétrer en Syrie le 17 janvier, se trouvant refoulé au poste frontière de Masnaa !
Et lorsqu’il lui aura été demandé à de nombreuses reprises dans cette affaire : « Pourquoi cette fuite au Liban ? », Monsieur Polat aura répondu à chaque fois à côté, en éludant la question et en se bornant à répondre : « Je ne voulais pas aller en prison, parce que j’étais l’ami de Coulibaly ! ».

Qui pourrait croire sérieusement à ce sujet que Monsieur Polat voulait partir au Liban pour retrouver une prétendue fiancée qu’il n’avait pas revue depuis plusieurs années, ou encore qu’il aurait voulu passer en Syrie pour rejoindre Damas et se rapprocher des troupes de Bachar El-Assad ?

 

Monsieur Polat aura en tout cas pris le soin de bien préparer sa fuite, en se rendant ce vendredi 9 janvier après-midi au domicile de Metin Karasular en Belgique - alors même que le corps de son ami Amédy Coulibaly est encore chaud et que l’attentat de l’Hypercacher vient tout juste de connaître son épilogue sanglant - comme cela nous a été rappelé le 3 octobre dernier par l’enquêteur belge Eric François.

C’est là, auprès de Monsieur Karasular, qu’il entend se faire remettre la somme de 2.400 € qui pourra lui servir dans le cadre de sa fuite au Liban.

Nous pouvons aussi rappeler ici les passeports de Monsieur Polat, éléments matériels s'il en est, qui ont été retrouvés par les enquêteurs et qui avaient été cachés par lui, à la fois son passeport français, scotché sous une table à son domicile et son passeport turc, dissimulé sous un matelas au domicile de sa mère.

Un autre angle qui a été analysé, c’est bien évidemment celui relatif aux expertises, et notamment l’expertise graphologique qui lui a attribué la paternité d’un document manuscrit important, dont il a depuis reconnu être l’auteur.

Ce document manuscrit, retrouvé chez Métin Karasular à Charleroi fait en effet référence à des demandes de prix relatives à d’importantes munitions (200g de C4, 500 minutions de kalachnikov ou encore 100 balles de 9mm…) et il est aussi révélateur que le virement de 1434 euros qu’il a effectué via la western union (incluant 34 euros de frais de transaction), lequel ne peut que faire penser au montant de 1400 euros relatif à l’achat du pistolet Tokarev, qui figure sur un autre document manuscrit retrouvé chez le même Karasular.

Qui pourrait sérieusement croire que ces armes et ces munitions visaient à commettre un « braquage de banque » à Grigny avec Amédy Coulibaly ?

Non, c’était bien autre chose qui se jouait ici, à savoir la préparation par le terroriste Coulibaly, dès après sa sortie de prison en mai 2014, de son projet funeste et meurtrier.

Une date qui correspond au moment précis de l’auto-proclamation du Califat et à la période au cours de laquelle Monsieur Polat a dit s’être « converti » à l’Islam pour reprendre ses termes, alors même qu’il est pourtant né musulman, au sein de la mouvance Halévi dans laquelle il ne se reconnaissait plus et qu’il rejetait, au désespoir de sa mère.

En ce qui concerne la téléphonie enfin, dont Monsieur Polat sait bien qu’elle est terriblement à charge pour lui, il est entendu que le Ministère public l’analysera en détail, mais il convient de rappeler d’ores et déjà qu’elle démontre - au travers des 6 lignes conspiratives utilisées par Coulibaly et Polat entre le 22 novembre 2014 et le 7 janvier 2015 – que ce dernier se situe en tête de l’organigramme et de la chaîne criminelle  révélée par ce dossier, dans le « spectre haut » de l’association de malfaiteurs terroriste comme le Parquet général a pu précédemment l’indiquer.

N'oublions pas non plus que les 482 sms échangés entre les deux hommes, sur la période cruciale du 25 octobre 2014 au 6 janvier 2015, préparatoire aux attentats, démontrent que Monsieur Polat était bien l’intermédiaire privilégié et le principal relais d’Amédy Coulibaly, la seule personne à avoir été plus que lui en relation téléphonique avec Coulibaly étant le second accusé, Monsieur Ramdani.

Au regard des différents éléments recueillis dans cette procédure, il est donc logique que Monsieur Polat ait été poursuivi et condamné en première instance en qualité de complice des assassinats commis par son meilleur ami Coulibaly.

Monsieur Polat ne s’est-il pas constamment comporté, comme l’a indiqué Monsieur Karasular en garde à vue en parlant de son « cousin Kemal » - sans que cela soit contesté lors de son audition du 4 octobre dernier - « comme un soldat face à son commandant, Amédy Coulibaly ».

Non seulement un soldat mais aussi un véritable « bras droit », comme l’a précisé l’enquêtrice du service anti-terroriste qui est venue déposer à cette barre le 7 octobre écoulé.

Tout cela démontre bien le rôle essentiel joué par Ali Polat auprès d'Amédy Coulibaly.

Cette proximité, cette complicité entre les deux hommes, on la retrouve en outre au travers de deux numéros de téléphone, deux lignes téléphoniques conspiratives issues d'une flotte acquise par Amédy Coulibaly juste avant les attentats : le 06.58.77.58.02, ligne ouverte par Coulibaly pour Polat, qui fonctionnera du 5 janvier au 7 janvier 2015 à 13h25 (soit juste après l’attentat de Charlie Hebdo) et le 58.01, puce téléphonique remise par Coulibaly à Chérif Kouachi.

 

Enfin, concernant le dernier angle d’analyse relatif à l’engagement religieux du principal accusé, il convient de se rappeler les 80 fichiers retrouvés dans son Ipad, aussi édifiants que révélateurs. Visionnés à l'audience lors de questions posées à l’enquêtrice de la SDAT, ils représentent des photos de Moudjahidines levant le doigt au ciel ou morts au combat, un serment d’allégeance à l’état islamique ou encore un drapeau d’Israël brulé en place publique.

On y trouvait aussi, rappelons-le, des photos de drapeaux de Daech ou encore une photo du neveu par alliance de Mohamed Merah, le beau-fils de Sabri Essid qui était parti en Syrie depuis Toulouse et avait assassiné un otage dans une vidéo devenue tristement célèbre dans la sphère djihadiste.

 

Je souhaiterais enfin insister, Monsieur le Président, Mesdames, Monsieur de la Cour, sur le fait que les parties civiles que j’ai l’honneur de représenter devant votre juridiction d’appel n’éprouvent ni sentiment de haine, ni sentiment de vengeance.

Elles n’étaient et ne restent motivées que par la volonté de comprendre ce qui s’est passé dans l'attente de la vérité judiciaire qui jaillira de votre décision.

Ces parties civiles, elles ont suivi depuis Jérusalem chacune de vos audiences et nous leur devons, si ce n’est la vérité qui n’aura guère jailli des débats et des déclarations des accusés, la vérité judiciaire que vous seuls pourrez rendre à travers votre verdict, si vous estimez que lesdits accusés sont bien coupables des faits qui leur sont reprochés.

Nous le devons aux victimes comme nous le devons à Zarie Sibony et Andréa Chamak, ces deux jeunes femmes françaises et juives qui, par une curieuse ironie de l’histoire, ont vécu en janvier 2015 une scène de guerre dans un pays réputé en paix et vivent aujourd’hui en paix dans un pays réputé en guerre.

Je souhaiterais à présent conclure sur un moment qui m’a profondément touché au mois de juillet dernier, alors que nous allions commémorer le 80ème anniversaire de la Rafle du Vel d’hiv, qui a coûté en 1942 la vie à 13 152 juifs dans la capitale.

En effet, alors que je visitais au Mémorial de la Shoah la remarquable exposition consacrée aux dessins originaux de Cabu sur cette tragique page d’histoire de notre pays, je ne pouvais que penser aux destins croisés de ce dessinateur génial de Charlie Hebdo et de ces quatre français juifs tués une veille de chabbat dans une épicerie cachère, 70 ans après la victoire contre le nazisme.

Et me dire alors que le combat contre cette idéologie terroriste et mortifère, nos sociétés démocratiques ont désormais le devoir de le remporter, comme nous l’a rappelé la veuve de Cabu (présente dans cette salle) le 16 septembre dernier, en nous indiquant avec justesse et émotion que « Cabu a dessiné ce que le 20ème siècle a produit de pire et il a été assassiné par ce que le 21ème siècle a produit de pire ».

 

Maître Elie Korchia