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Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs.euses et intellectuel.eles sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment.
L’institution produit également des documents dans le cadre de sa newsletter, de la revue Les Études du Crif, sur son site Internet et sur les réseaux sociaux, en publiant régulièrement les analyses et les points de vue d’intellectuels. Des entretiens sont publiés également sur le site. Pour la collection des Études du Crif, plus de 130 intellectuels ont publié des textes.
Chaque année, nous demandons à plusieurs intellectuel.les de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle.
Si les textes publiés ici engagent la responsabilité de leurs auteur.es, ils permettent de débattre et de comprendre de phénomènes complexes (laïcité, mémoire, antisémitisme et racisme, identité…).
Dans les semaines à venir, vous aurez le loisir de découvrir ces contributions ! Bonne lecture !
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Pourquoi l’antisémitisme concerne-t-il tout le monde ? par Roger-Pol Droit
Sans bruit, une sale habitude s’est installée. Elle consiste à trouver évident que des manifestations de haine ne concernent vraiment que celles et ceux qui en sont les objets. Comme s’il fallait détenir quelque lien particulier avec les victimes pour être touché, s’indigner, se sentir solidaire, protester, agir. Comme si seuls les proches, les parents, les coreligionnaires, les gens de la même communauté pouvaient se révéler sensibles aux offenses, aux injures, aux violences. Comme si, au fil des ans, tandis que les forfaits s’accentuaient, la solidarité s’amenuisait.
Voir inscrit sur les murs « Mort aux juifs », comme c’est de plus en plus souvent le cas, un peu partout en France, ne gênerait donc que les juifs – pas les autres ? Que des tombes juives soient profanées, comme c’est de plus en plus souvent le cas, soulèverait uniquement l’indignation des juifs – pas des autres ? Savoir que des enfants juifs sont assassinés, à Toulouse, dans leur école, cela serait une horreur pour les juifs - pas pour les autres ? Apprendre qu’un jeune juif est enlevé, torturé, assassiné par des barbares, à Paris, ce serait une préoccupation pour sa famille, pour sa communauté - pas pour les autres ? Découvrir des femmes assassinées à Paris parce que juives, c’est une monstruosité pour leurs enfants, leurs voisins, leur communauté - pas pour les autres ?
Si on formule les questions ainsi, les réponses paraissent s’imposer. Soudain, il semble évident que tout le monde s’émeut, que chacun est solidaire, que ces crimes et délits sont réprouvés et condamnés par tout le monde. Pourtant, dans les propos quotidiens – ceux des médias, ceux des conversations ordinaires -, il n’en va pas du tout ainsi. Il est devenu fréquent d’entendre, ou de lire, que « la communauté juive s’inquiète de la montée de l’antisémitisme », que « les citoyens de confession juive craignent pour leur sécurité », ou que « les institutions juives protestent contre les inscriptions antisémites découvertes ce matin ».
De telles phrases sont à la fois banales et normales, et pourtant scandaleuses. Normales et banales, parce que les juifs sont bien apparemment les seuls, en un premier sens, à être directement menacés par les violences antisémites. Qu’ils soient en colère, résistent, protestent et se battent est la moindre des choses. Mais qu’ils soient seuls à le faire devient aussitôt, si l’on n’y prend pas garde, la plus pernicieuse des exclusions. Car pareille situation signifierait la mort de l’éthique, de la République, de l’humanité – rien de moins.
Parce que l’éthique, de quelque manière qu’on la définisse et la conçoive, n’a d’existence qu’en relation avec un horizon insuppressible d’universalité. Cet horizon, par définition, inclut les juifs et tous autres. Il présuppose que l’offense faite à quiconque indigne potentiellement chacun, quel qu’il soit. Il invalide donc radicalement, d’entrée de jeu, la simple possibilité qu’une forme quelconque de persécution mobilise exclusivement celles et ceux qui la subissent. Toute offense est faite à tous, et soulève l’indignation de chacun.
Qui donc soutiendrait que des droits refusés aux Noirs ne révoltent que les Noirs ? Que le racisme n’est intolérable qu’à celles et ceux qu’il vient frapper ? Qu’une persécution - pour quelque prétexte religieux, ethnique, culturel ou politique que ce soit – ne suscite la colère et les luttes que de ceux qu’elle accable ?
Plus généralement, qui accepterait l’idée que des offenses faites aux femmes ne concernent qu’elles, et pas les hommes ? Qui oserait dire que la haine des homosexuels laisse nécessairement indifférents les hétérosexuels ? Que la transphobie est l’affaire exclusive des transgenres ? On pourrait poursuivre : aucun rejet, aucune stigmatisation - des obèses, des handicapés, des vieux… - ne concerne jamais seulement ceux qui en sont frappés, mais tout le monde. C’est-à-dire, au moins virtuellement, tous les humains - sans exception possible, sans reste concevable.
On objectera sans doute que cela est vrai dans un monde idéal. Au contraire, dans la pratique, dans le réel, il est facile de constater combien les injustices mobilisent d’autant moins qu’elles paraissent plus lointaines. Distance géographique ou sociale, éloignement spatial ou culturel, dissemblance physique ou mentale rendent moins sensible aux iniquités. On se mobilise plus facilement, plus intensément pour ceux qui nous sont proches, nous ressemblent. C’est un fait. Mais les principes, justement, ne sont pas des faits.
Et l’universel dont il est question ici n’est pas de cet ordre. Dans l’ordre des faits, « universel » signifie simplement « qui se rencontre partout ». En ce sens-là, la violence, la bêtise et l’antisémitisme sont aussi universels que les smartphones le sont devenus. En revanche, dans l’ordre de l’éthique, « universel » veut dire « qui est souhaitable ». L’égalité, le respect, la tolérance sont d’abord des optatifs, avant que des actes ne tentent de les faire exister dans les faits.
Dans cet horizon d’universalité – principiel et non factuel, déclaré et non constaté -, il n’existe, au premier regard, aucune différence entre les exclusions. Des distinctions sont évidemment à opérer entre des degrés de persécution et des seuils de violence - des injures aux coups, des brimades aux tortures, des humiliations aux assassinats. Mais ces degrés demeurent, à la limite, dépourvus de poids. Car l’inhumanité, comme telle, est dépourvue de curseur et de gradations. Dès qu’elle existe, fût-ce en mode mineur, elle est là toute entière, prête à tout envahir.
C’est pourquoi les combats sont sans fin et se fixent légitimement sur des détails parfois infimes. Parce qu’il n’y a pas, en matière de destruction des autres, de détail anodin. N’importe quelle plaisanterie se croit innocente. Elle alimente bientôt le ruisseau du mépris, qui fera grossir la rivière de la défiance et finalement enfler le grand fleuve de la haine. Des rires, on passe aux regards froids et bientôt aux coups. S’ensuivent parfois, comme l’histoire récente le montre, des tentatives de génocide, celle visant le peuple juif sous le pouvoir nazi ayant été d’une radicalité et d’une ampleur sans équivalent aucun.
Car il reste à indiquer, même très succinctement, ce qui singularise l’antisémitisme parmi toutes les haines et tous les rejets. Dans l’universalité esquissée à l’instant, il pourrait sembler que rien ne distingue les juifs. Si c’était le cas, on ne comprendrait plus le point central. Il ne découle pas de la Shoah. Certes, il n’y eut jamais avant, ni depuis, dans l’histoire, de mise en œuvre à grande échelle d’un projet d’extermination totale d’un peuple, lui refusant le droit même d’exister, le droit à vivre. On dénombre avant, et après, quantité de massacres, de crimes de guerre, d’actes de barbarie - jamais ce programme explicite d’extermination totale d’un peuple. Ce n’est pourtant pas là le motif qui rend l’antisémitisme singulier, parmi toutes les formes d’exclusion, de haine et barbarie.
Cette singularité se tient ailleurs. Elle n’est ni raciale ni sociale, ni même à proprement parler religieuse. A mes yeux, elle tient au fait qu’un juif se veut et se vit, par définition, « séparé ». Ce qui le sépare – fondamentalement, constitutivement - est d’être lié à la Loi, dont il se veut et se vit porteur, garant, sujet et objet – selon des modalités, des types de mémoire et des degrés de conscience évidemment très divers. Et ce lien à la Loi n’est jamais simplement individuel, il concerne le peuple juif comme communauté elle aussi « séparée ». Sans cette séparation, qui est indissociablement la condition de possibilité de la relation des juifs à toutes les nations, il n’est pas de réalité juive.
La singularité de l’antisémitisme prend sa source dans le fait de ressentir comme intolérable cette « séparation » juive, comme insupportable le rappel à la contrainte de la Loi qui s’y incarne. Ce que représentent les juifs est en fin de compte l’impossibilité d’une « inclusion » intégrale. Ils constituent la limite d’un universel qui rêve d’englober la totalité, d’annuler toute singularité. Ils forment une exception, pour le dire simplement. Mais c’est une exception essentielle et vitale, parce qu’elle pose qu’il y a « de l’autre », d’une manière ineffaçable, parce que perpétuellement et collectivement transmise.
Le point crucial à saisir, à mes yeux de non-juif, est que, sans cet autre, nul n’est soi-même. La singularité juive, reconnue, respectée, maintenue, est en fait la condition de possibilité de la singularité de chacun. Vouloir l’annuler, c’est s’interdire de pouvoir être soi. Voilà pourquoi l’antisémitisme concerne tout le monde, et plus encore, en un sens qui n’est paradoxal qu’en apparence, les non-juifs que les juifs : parce que la singularité juive, en tant que séparée par une relation sans pareille à la Loi, est garante d’un universel non totalisable. C’est en cela que l’antisémitisme concerne chacun, d’une toute autre manière, finalement, que les racismes, les stigmatisations, les intolérances qui mobilisent, légitimement, indignations et luttes.
Roger-Pol Droit est philosophe, écrivain et chroniqueur. Il a été chercheur au CNRS et directeur de séminaire à Sciences Po. Auteur d’une quarantaine de livres.