Monsieur le Maire de Paris,
Messieurs les Ambassadeurs,
Messieurs les Préfets,
Mesdames et Messieurs les Elus,
Messieurs les Ministres des Cultes,
Mesdames et Messieurs les Présidents des Fondations, des Fédérations, des Associations,
Chère Simone Veil,
Cher-e-s Camarades et Amis,
Mesdames, Messieurs,
Aujourd’hui, alors que se clôt doucement l’ère du témoin et que, par là même, s’amenuise la Mémoire, les anciens déportés souhaitent évoquer leur engagement pour que les milliers de victimes de la Rafle du Vel d'hiv, ces hommes, ces femmes et ces enfants, innocents, disposent, sur le lieu de leur extermination, d’un mémorial et qu'un espace muséographique rende compte de leur histoire, là-bas, à Birkenau.
Il est en effet difficilement supportable aujourd'hui que ce lieu où, leur destin et celui de près d'un million de Juifs européens, s'est arrêté, reste vide de leur mémoire. Entre Paris et Birkenau, court un fil, celui de la déportation, celui qui les conduisit de la vie à la mort.
Les 16 et 17 juillet 1942 ont concrétisé, dans sa forme la plus hideuse, la politique antisémite menée par le gouvernement de Vichy, en collaboration avec l’occupant nazi. Le 16 juillet, dès 4 heures du matin, la police française se lançait dans l’opération que les autorités avaient osé nommer « Vent printanier » qui signa l’arrêt de mort de tant d’existences.
Le temps finit par imposer le terme de « Rafle ». Pourtant cette opération, comme celles qui suivirent en zone non occupée, s’apparentent davantage à une razzia, voire à une véritable chasse à l’homme, conduite par une police française qui a traqué sans relâche des êtres humains sans défense.
En deux jours, 13 152 Juifs ont été arrêtés ; parmi eux, il y avait 4 115 enfants. Près de 5000 adultes, célibataires et couples sans enfants, ont été immédiatement internés à Drancy puis, très rapidement, déportés. Les autres, près de 8000, parmi lesquels des milliers d’enfants, furent envoyés dans les deux camps du Loiret, Beaune-la-Rolande et Pithiviers.
Anéantis, ces enfants l’ont été plusieurs fois. Une première fois, lorsque les autorités françaises les ont séparés de force de leurs parents, déportés fin juillet – début août 1942. Peut-on imaginer l’affolement et la douleur des mères et celle des enfants ? Peut-on se figurer la déchirure que cette séparation a signifiée et le sort de ces enfants, livrés à eux-mêmes dans un camp où tout manquait ?
Le docteur Adélaïde Hautval était dans le camp de Pithiviers, le 2 août 1942. Voici ce qu’elle écrit :
« Dans l’après-midi, les mères sont dans le champ à l’extérieur du camp, et les enfants avec des lamentations désespérées, s’agrippent à l’intérieur aux fils barbelés, les regardant partir inexorablement. On leur a cousu sur le bras des bandes de toile indiquant leur nom, leur âge, car il y a beaucoup de tout-petits. […] ».
L’on sait que ces bandes de toile, qui garantissaient l’identité d’enfants qui savaient à peine parler pour certains, ne tiendront pas longtemps. Ces enfants n’avaient déjà plus de nom. Les autorités ne s’en émurent absolument pas, signe avant-coureur de l’assassinat dont ils allaient bientôt être les victimes.
Trois semaines plus tard, ces enfants étaient déportés à leur tour. Sans doute partaient-ils réconfortés puisqu’on leur avait assuré qu’ils allaient rejoindre leur mère.
L’esprit vacille à la lecture de la Chronique d’Auschwitz, ce travail historique qui répertorie les arrivées de convois et les personnes immédiatement exterminées.
Les chiffres sont terrifiants. En seulement moins de 10 jours, 4 convois arrivent de France à Birkenau :
Le 21 août 1942, ce sont 373 enfants qui sont envoyés à la mort.
Le 23 août : 544 enfants.
Le 26 août : 518 enfants.
Le 28 août : 320 enfants.
Imaginons-les, nos petits frères et nos petites sœurs, dont beaucoup étaient maintenant orphelins, se donnant la main pour marcher vers les chambres à gaz qui les avalèrent à l’aube de leur vie.
Que ce soit ces enfants-là ou ceux photographiés par la SS sur la rampe de Birkenau en 1944, leur extermination nous fait sentir l’abîme qui s’est ouvert dans le cœur des hommes.
Quelle « civilisation » a été capable d’exterminer ainsi des enfants ? Non pas une société primitive, … mais la nôtre. Il aura fallu tant de complicités, tant de faiblesses et d’ignominie, tant de lâcheté, pour arriver à cela.
C’est bien souvent dans la vision de cette innocence bafouée, piétinée, massacrée que vient se ressourcer notre engagement d’anciens déportés. Nous avons travaillé depuis des décennies pour que l’assassinat de ces enfants demeure en la mémoire des hommes, de tous les hommes.
Nous souhaiterions aujourd’hui que ces enfants aient, enfin, avec leurs parents, un mémorial sur le lieu de leur extermination, à Birkenau même. Voici certainement l’un de nos ultimes engagements auquel nous tenons particulièrement : la constitution d’un dispositif muséographique à Birkenau qui marquera la spécificité de ce lieu, celui où a été perpétré un crime contre l’humanité, un crime sans nom.
« Auschwitz » est devenu le symbole du génocide des Juifs mais c’est à Birkenau, dans un camp créé ex nihilo par les nazis, que l’extermination a eu lieu. Le camp d’Auschwitz est aujourd’hui le seul à héberger un site muséographique ; Birkenau, lieu principal du massacre des Juifs et des Tziganes, en est privé.
On se doit désormais « d’habiter » Birkenau où l’irrémédiable a été commis par les nazis et d’entreprendre une réflexion sur l’avenir de ce lieu et la sacralisation du plus grand cimetière du monde. Il y a urgence. Cette réflexion doit se faire avec les derniers survivants. C’est là certainement un grand projet où la mémoire et l’histoire ont enfin rendez-vous.
Je suis persuadé que les composantes du monde associatif ainsi que les composantes nationales soutenues par l’Union européenne sauront travailler ensemble et trouver les forces et les moyens pour créer ce mémorial qui manque cruellement à l’Europe. A l’Europe d’aujourd’hui. Pour que l’Europe de demain ait pleinement conscience de son histoire.
Photo : D.R.