Le CRIF en action
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Publié le 8 Avril 2008

Discours de Samuel Pisar

Le soulèvement du Ghetto de Varsovie était le sommet tragique et héroïque de la Shoah. La première rébellion armée dans l’Europe occupée par les nazis.


Je rappelle que sur les 6 millions de martyrs Juifs, 3 millions vivaient en Pologne – le cœur du judaïsme mondial, le centre de sa vie religieuse, séculaire et culturelle, l’âme de ce que nous appelions autrefois Yiddishkeit.
La communauté juive de Varsovie comptait 500 mille hommes, femmes et enfants quand ils ont été chassés de leurs maisons vers un ghetto hermétiquement isolé de l’extérieur, comme toutes les autres communautés juives d’Europe de l’Est – puis liquidées les unes après les autres.
Dans ma ville natale de Bialystok, à 150 kilomètres de Varsovie, ce calvaire commença en juin 1941.
Le premier décret du règne de la terreur, annoncé par le commandant hitlérien ordonne à tous les Juifs de s’installer dans un quartier isolé de la ville, dont les habitants non-Juifs seront relogés dans leurs maisons. Dans les 24 heures.
Ce jour là, mon père rassemble notre famille immédiate : ma mère, ma sœur âgée de 8 ans, ma grand-mère maternelle et moi.
Il allume un feu dans la cheminée -- en plein été -- et commence à y jeter nos objets les plus précieux : photographies, lettres, documents etc.
Toute chose que nous ne pouvions pas emporter et que nous ne voulions pas voir tomber entre des mains étrangères.
« Nous vivons, » dit-il «nos derniers instants dans cette maison. Chacun n’a le droit d’emporter qu’une seule valise. Tout le reste doit être abandonné. »
-« Mais père, ma bicyclette ? Mes patins à glace ? Ma collection de timbres ? »
Il secoue la tête : « Non ». Et il continue à lancer, l’un après l’autre, les objets dans le feu. Soudain il s’arrête sur un petit bouquet de fleurs blanches, artificielles, que ma mère avait tenu dans ses mains le jour de leur mariage.
-« Ce bouquet » -- et sa voix se brise imperceptiblement – « en le brûlant dans ce feu alors que nous sommes tous réunis, nous le rendons éternel. Quand Frieda se mariera » -- il caresse les cheveux de la petite –« nous lui donnerons son propre bouquet. »
Les fleurs disparaissent dans les flammes. Ma mère reste impassible. Seule ma grand-mère laisse échapper un sanglot.
Mon père place son long bras autour des épaules de ma mère, Helena. « Il est temps de partir. »
Cette cérémonie, je m’en suis rendu compte beaucoup plus tard, était les obsèques symboliques, par anticipation, de ma famille.
Comme pour toutes les familles Juives, à Bialystok comme à Varsovie. Et ce n’était que le début.
La fin a commencé à Varsovie deux ans plus tard, le 19 avril 1943 -- une belle journée printanière à la veille de Pâques.
C’est la date à laquelle le Reichsfuhrer SS Heinrich Himmler a ordonné la liquidation des derniers survivants de la grande communauté de Varsovie. Déjà décimée, comme celle de Bialystok, par la faim, les exécutions, le typhus et les chambres à gaz de Treblinka.
Lorsqu’une brigade d’élite de 2000 SS, armée jusqu’aux dents, a envahi les rues encore désertes du ghetto, sous les feux roulants des tanks, de l’artillerie et des lance-flammes, une giboulée de balles, de grenades et de cocktails Molotov s’est abattue sur elle de tous les cotés.
Rapidement, la nouvelle s’est propagée dans la population « aryenne » de la ville. Les Polonais de l’autre coté du mur et des barbelés ne voulaient pas en croire leurs oreilles.
Les « Youpins » tirent de tous les cotés. Des coups de feu, des fusillades, des explosions. Les Youpins ? Incroyable.
Effectivement, incroyable. L’attaque initiale a été livrée par quelques centaines de garçons et de filles qui s’entraînaient depuis des mois pour cette confrontation dans leurs bunkers souterrains. La stratégie est élaborée par leur commandant, Mordechai Anielevitch, âgé de 24 ans. Stratégie dont la seule issue possible était le sacrifice ultime et la dignité de mourir debout.
Tirant jour et nuit des toits des maisons, des labyrinthes des égouts, ils ont infligé à l’ennemi de lourdes pertes, tant en hommes qu’en matériel. Avec un courage inouï, et l’énergie du désespoir, ils ont réussi à immobiliser les unités les plus féroces de l’invincible machine de guerre allemande pendant 4 semaines, les obligeant à raser chaque immeuble, prendre d’assaut chaque bunker, sous des rafales de feu intenses et ininterrompues.
C’est seulement le 15 mai, après la destruction de la grande synagogue, que le général SS Jurgen Stroop fut en mesure de transmettre son lâche communiqué à Berlin, avec des paroles qui serrent le cœur aujourd’hui encore : « Le quartier Juif de Varsovie n’existe plus. »
Mordechai Anielevitch et plusieurs de ses capitaines se sont suicidés dans le bunker Mila 18, immortalisé par Léon Uris dans son grand livre de ce nom. Mais l’exemple qu’ils ont donné a provoqué des soulèvements en chaîne dans les ghettos de Vilnius, Cracovie, Chenstochowa, Bendin et Bialystok.
Je me souviens comme si c’était hier de la révolte incroyable de 40 adolescents – garçons et filles – au ghetto de Bialystok. Ils ont tenu 5 jours face aux Panzer allemands, avant d’être réprimés de façon atroce.
Un de leurs chefs, Malmed, fut pendu sous mes yeux pour avoir lancé une bouteille d’acide sulfurique au visage d’un officier de la gestapo, l’aveuglant à jamais.
A leur tour, ces soulèvements ont inspiré des insurrections dans les camps de la mort : Treblinka, Sobibor, Chelmno, Ponary et Auschwitz. Je fus témoin direct de la révolte du SonderKommando à Auschwitz-Birkenau le 7 octobre 1944. Avant de mourir, ces esclaves des crématoires ont jeté dans les fours plusieurs de leurs bourreaux allemands.
Oui, face à un ennemi implacable qui avait lancé contre nous une guerre d’extermination sans précédent dans les annales de l’humanité, nous avons combattu. Peuple pacifique, sans armes, sans vivres, sans médicaments, complètement isolés du reste du monde, avec nos femmes, nos enfants, nos vieillards, nos malades, nous avons combattu au mieux de nos forces.
Des centaines de milliers de Juifs ont combattu avec les Partisans, dans la Résistance, dans l’Armée Rouge, dans l’Armée Américaine, dans l’Armée Britannique, avec la France Libre –dans toutes les armées de l’Europe.
A l’approche du 60è anniversaire de l’indépendance d’Israël, le souvenir de héros qui ont hissé le drapeau à l’étoile de David contre la barbarie, continue de vivre et vibrer en nous. Leur exemple, leur esprit, leur souffrance étaient bien présents à la création du nouvel Etat Juif, bien présents parmi ceux qui l’ont peuplé, armé et défendu.
J’ai l’impression que je l’ai déjà dit devant ce Mémorial. Et pourtant cela mérite d’être répété.
Nous, les derniers survivants des ghettos et des camps, qui avons vécu l’Holocauste dans la chair et dans l’âme, nous disparaissons maintenant les uns après les autres. Bientôt l’Histoire parlera de cette catastrophe, au mieux avec la voix impersonnelle des chercheurs et des romanciers.
Au pire, avec la malveillance des révisionnistes, des provocateurs et des démagogues. Ce processus et déjà commencé et il s’accélère tous les jours. C’est ainsi.
Nous espérons qu’après nous, vous, les nouvelles générations, vous continuerez à commémorer le 19 avril, que vous lui consacrerez une place exceptionnelle dans le calendrier millénaire de notre peuple.
Cette date mérite d’être observée avec la ferveur réservée aux événements bibliques, car il en va, dans le monde à nouveau enflammé d’aujourd’hui, de notre survie, notre éternelle lutte pour la survie.