Mais c’est toujours aussi avec une émotion poignante que nous nous souvenons de tous de ceux que la tradition juive appelle les Justes des Nations, ceux qui, en l’occurrence ont fait œuvre de sauvetage, et donc œuvre de salut, dès lors que celui qui sauve un homme sauve l’humanité. Au péril de leur propre vie, ils ont accompli cette simple parole d’évidence pour eux « Ici on a aimé les juifs », avec la seule conscience de ne faire que leur devoir.
Et là encore des noms viennent à l’esprit, noms gravés dans la pierre à Paris, à Jérusalem, et autres lieux de mémoire, noms recueillis dans des livres.
Puisqu’il m’est demandé aujourd’hui d’évoquer des institutions chrétiennes, catholiques et protestantes, ayant participé au sauvetage d’enfants juifs, je voudrais le faire à travers trois remarques :
- A partir de 1942, quand les arrestations se sont multipliées et les persécutions intensifiées, on vit se développer des réseaux reliant des organisations d’assistance juives à des institutions, des associations ou des mouvements regroupant des chrétiens. Ainsi le réseau Garel de l’OSE trouva appui à Toulouse en Monseigneur Salièges et son coadjuteur Monseigneur Courrège pour parvenir à cacher 1600 enfants à la fin 1943. Ou dans le Sud-est le réseau Marcel s’entendit avec Monseigneur Rémond évêque de Nice qui réussit à placer 527 enfants dans les institutions catholiques, les couvents et les villages de la région. A Marseille le Service André de Joseph Bas organisa une filière d’évasion de Marseille au Chambon sur Lignon avec le Pasteur André Trocmé, puis vers toutes les régions avoisinantes, la Suisse, l’Espagne, en s’appuyant encore sur les pasteurs Lemaire, Heyse, les Pères Brémond et Benoît. A Paris l’Entraide Temporaire, organisation multiconfessionnelle fondée en 1941 et dirigée par Lucie Chevalley Sabatier, entra en lien étroit avec La Clairière, Centre social protestant dépendant du Temple de l’Oratoire du Louvre, et dirigé par le Pasteur Vergara et son épouse, ainsi que par Marcelle Guillemot. A l’aide de paroissiens –de promeneuses, ils sauvèrent notamment 63 enfants en février 1943. Il faut encore ajouter le travail de la CIMADE créée en 1939 pour aider les populations évacuées d’Alsace et de Moselle, et qui s’investit dans les camps d’internement de la Zone Libre dès 1940 avec Madeleine Barrot, le Pasteur André Dumas et bien d’autres.
- Après avoir insisté sur l’importance des liens et des réseaux multiconfessionnels dans le sauvetage des enfants, il me faut mettre l’accent sur des lieux, des régions. Grâce au documentaire de Pierre sauvage « Les armes de l’esprit » et au film La colline aux mille enfants, Le Chambon sur Lignon et la Haute Loire sont bien connues et apparaissent comme des lieux emblématiques du sauvetage. Sous l’influence des Pasteurs Trocmé, Theis, Guillon, de la Cimade, des Quakers, du Secours suisse, furent créés à partir de 1940 des centres d’hébergement, une douzaine de maisons d’enfants, un foyer universitaire…Et des dizaines de fermes s’y ajoutèrent pour accueillir les quelques 2500 réfugiés qui passèrent par le Chambon, dont de nombreux enfants qui furent acheminés vers la Suisse. Mais d’autres régions ont fait également office de refuge : les Cévennes, région protestante qui garde vive la mémoire des persécutions, la Drôme autour de Dieulefit, le Tarn, le Cantal, profitant toutes de leur relief montagneux pour organiser des caches et des filières d’évasion autour de pasteurs, de prêtres, de religieuses, d’enseignants, et autres personnes courageuses, dont certaines spécialisées dans la fabrication de faux papiers. Là encore des noms viennent : l’école nouvelle de Beauvallon, la colonie de vacances de Lautrec dans le Tarn avec le Pasteur Delord, la Maison de Vic sur Cère dans le Cantal, le couvent Notre Dame de Massip dans le Lot, la Congrégation des sœurs St Joseph du Bon Secours à Clermont-Ferrand, ou en zone Nord le collège d’Avon. Il n’est pas possible de tout citer, mais dans la plupart des cas on constate l’importance d’un engagement collectif. S’ils n’ont pas été aussi nombreux qu’on eût pu le souhaiter, les lieux, les villages, les régions de refuge l’ont été en général par un effet d’engagement communautaire et de complicité des habitants, complicité active ou simplement silencieuse.
- Mais, et c’est ma troisième remarque, l’exemple et la parole de certains responsables spirituels ont joué un rôle essentiel pour inviter et encourager voisins, amis, paroissiens, à s’engager dans des actions qui mettaient leur vie, et leur famille, en péril. Certains l’ont d’ailleurs payé de la déportation et de leur vie : Daniel Trocmé du Chambon sur Lignon, le Père Jacques d’Avon, tous deux morts en déportation, Suzanne Spaak de la Clairière fusillée à Fresnes en 1944, Monseigneur Piguet de Clermont Ferrand qui reviendra de déportation… Souvent plus que de leurs Institutions, les chrétiens s’honorent de leurs Justes, de ceux qui ont témoigné dans les ténèbres de la force des armes de l’esprit. Par là ils rejoignent tous les êtres de bonne volonté qui, tout en ne partagent pas la même foi, ont écouté la voix du cœur et de la conscience en accueillant des enfants dans leur famille, leurs écoles, leurs villages. En recherchant tous ces témoins d’humanité et en leur décernant le titre de Juste parmi les nations, le Mémorial de Yad Vashem fait œuvre non seulement de mémoire, mais également d’avenir. Car il consacre l’importance de la conscience personnelle dans l’engagement, conscience qui se décline en terme de lucidité quand la menace survient, de devoir d’assistance et de courage quand il faut en protéger ceux qui y sont exposés.
Pour chacun de nous aujourd’hui, chrétiens ou non, la question demeure, la grande et grave question : qu’aurais-je fait ? Aurais-je vu où était mon devoir, ma compassion aurait-elle été plus forte que ma peur ? Aurais-je réussi à faire peser de tout leur poids ma foi religieuse, mes convictions humanistes ?
Merci à tous ceux qui ont répondu dans leur vie et leur chair à ces questions. Qu’ils soient en exemple pour nous-mêmes et pour les jeunes générations.
Pasteur Florence Taubmann
Présidente de l’Amitié judéo-chrétienne