Ce prix honore des personnalités remarquables pour leurs actions humanistes. Georges Loinger, résistant sous la période de l’occupation a pu sauver grâce aux réseaux de sauvetage de l’œuvre de Secours aux Enfants près de 400 enfants juifs d’une mort annoncée. Le Député maire de Grenoble, Michel Destot a tenu à lui remettre personnellement la médaille d’or de la Ville. Nous reproduisons ci-dessous son intervention.
Dans moins d’une semaine les Juifs du monde entier célèbreront Hanouka, qui est une fête des lumières. Avec quelques jours d’avance cependant, la communauté juive de Grenoble nous donne dès aujourd’hui l’occasion d’éclairer nos cœurs en rencontrant un " de ces Juifs qui méritent d’être appelés Justes au même titre que les Justes non Juifs parce que leur rôle a été décisif » selon les mots de Serge Klarsfeld.
Cher Georges Loinger, je sais heurter votre modestie naturelle en dressant votre panégyrique. Mais comment ne pas vous dire mon admiration, à vous dont le nom revient toujours lorsque l’on étudie l’histoire du sauvetage des enfants juifs en France durant les années noires ?
Comme beaucoup de héros révélés par la Seconde guerre mondiale, rien ne semblait vous prédestiner à entrer dans l’Histoire. Vous êtes né dans une famille d’origine polonaise à Strasbourg avant la Première guerre mondiale. Votre famille aimante ne se distinguait que par son sionisme quand cette idée était bien loin de susciter un enthousiasme généralisé au sein de la communauté juive. Vous rejoignez très jeune le mouvement sioniste. Sur un plan professionnel vous vous destinez à une carrière d’ingénieur. Une rencontre changera cependant bientôt le cours de votre vie. Le docteur Joseph Weil, un visionnaire, se répand en conférences pour expliquer qu’Hitler fera la guerre, qu’il la gagnera, et qu’il persécutera vos coreligionnaires. Vous comprenez alors qu’il faudra vous défendre. Vous êtes déjà d’instinct celui dont il sera écrit qu’il ne s’est jamais senti homme qu’on pouvait persécuter. Cet homme qui ne se fera pas recenser, cet homme qui ne portera jamais l’étoile jaune.
Vous abandonnez votre emploi d’ingénieur et partez à Paris poursuivre des études de professeur d’éducation physique et sportive pour enseigner cette discipline à des adolescents juifs. Dans le même temps votre épouse Flore s’engage elle aussi dans la vie communautaire en s’occupant de 250 enfants ayant fui les persécutions nazies. Mais la guerre vous appelle. Vous êtes fait prisonnier en juillet 1940 avec tout votre régiment.
Au stalag, une lettre de votre épouse vous fait comprendre que les 250 enfants dont elle s’occupe sont à présent menacés. Vous n’avez plus qu’une idée en tête : rejoindre Flore pour les protéger. Vous vous évadez avec la complicité d’un adjudant-chef allemand. En ces temps de ténèbres abattus sur l’Europe, il y eut sur votre chemin cet allemand-là pour écouter la voix de sa conscience humaine, héros anonyme parmi bien d’autres surgis dans votre incroyable existence.
Revenu en France, vous vous engagez dans l'OSE, l'œuvre de secours aux enfants de la communauté juive. Vous vous faites aussi engager dans les Compagnons de France. Cette couverture vous permet de voyager. Vous entrez dans la résistance au sein du mouvement Bourgogne.
Beaucoup de Juifs ont participé à la Résistance. Ils ne le firent pas seulement pour combattre le nazisme. Ils voulaient aussi défendre ce pays qui les avait émancipés dès 1791. Mais un grand nombre voulurent aussi se battre dans des mouvements de résistance juive. Nous en avons d'ailleurs gardé un souvenir particulier à Grenoble, où fut fondé le CDJC en avril 1943 et le CRIF un an plus tard, Grenoble dont le nom revient presque à chaque page, et dans presque chaque biographie, dans les ouvrages consacrés à cette Résistance-là. Il ne s'agissait pas de particularisme ou de communautarisme : il s'agissait tout simplement d'une stratégie de survie quand il fallait, à l'heure du génocide, se battre et sauver les Juifs en même temps que libérer la France.
Vous vous êtes pour cela engagé dans le réseau Garel. Là, vous avez œuvré au placement des enfants juifs dans des familles chrétiennes ou dans des institutions religieuses. Cependant ce placement ne pouvait pas sauver tous vos protégés. Il fallait pouvoir faire passer en Suisse ceux d'entre eux dont l'accent aurait pu les faire repérer ou encore ceux qui demeuraient trop attachés à leur tradition religieuse pour vivre dans des familles d'accueil. Vous êtes alors allé trouver le maire d'Annemasse, en ne taisant rien ni de vous ni de vos protégés. Son appui ne vous fit jamais défaut. Jean Duffaugt, c'était son nom, sera reconnu Juste parmi les nations. C'est par Annemasse que vous ferez passer les enfants en Suisse grâce à bien des complicités locales. Il y eut Jean Duffaugt. Mais il y eut aussi Eugène Balthazar, directeur du centre d'accueil du secours national par lequel transitaient les enfants. Il y eut les cheminots qui vous aidaient à échapper aux contrôles allemands en inventant l'arrivée de colonies de vacances. Il y eut les paysans qui vous regardaient organiser la fuite des enfants par un grillage démonté séparant la Suisse du terrain de football où vos protégés jouaient avant d'aller rechercher tous ensemble le ballon, invariablement envoyé lors de chaque partie de l'autre côté de la frontière.
C'est ainsi que vous avez sauvé à vous seul ou presque la vie de 350 des 1000 enfants qui trouvèrent refuge en Suisse durant la guerre. 350 vies dont chacune d'entre elles représentait le monde entier selon la belle formule du Talmud reprise par Yad Vashem. 350 vies qui furent autant d'actes de résistance contre la barbarie nazie. 350 tirées par vous de la mort annoncée comme des tisons du feu.
Ces sauvetages suffiraient à faire de vous le récipiendaire du prix Louis Blum. Le plus incroyable est qu'il vous soit remis pour encore d’autres actions, que je veux simplement mentionner.
Tout d’abord, votre contribution à la naissance d’Israël. Vous avez été l’un des acteurs du périple de l’Exodus. En 1947, vous êtes contacté par le Mossad pour entrer en relation avec les autorités françaises. Des autorités françaises dont on a trop souvent oublié leur sympathie pour la cause sioniste et leur influence décisive pour faire adopter par l’ONU le plan de partage de la Palestine. Des autorités françaises où, je le dis en passant parce que c’est un fait historique, c’étaient les socialistes conduits par Léon Blum qui défendaient le sionisme quand leurs collègues conservateurs privilégiaient au contraire l’alliance avec l’Angleterre.
Vous obtenez alors que la France délivre aux émigrants juifs des visas pour transiter sur notre sol et embarquer sur ce bateau qui allait entrer dans la légende. Sans votre concours, ces 4500 migrants qui voulaient, comme on l’a si joliment dit, "revoir ce pays qu’ils n’avaient jamais vu", n’auraient pas pu voguer vers la Palestine. Et l’on se souvient que s’ils furent empêchés de débarquer, leur périple provoqua dans le monde entier une vague de sympathie qui devait hâter la naissance d’Israël. Ce jour-là où vous avez permis le départ de l’Exodus, vous avez tenu la promesse que vous vous étiez faite à l’âge de 15 ans, en adhérant au mouvement sioniste Hatikvah, de faire renaître un jour l’Etat disparu du peuple juif.
Vous avez ensuite consacré à Israël toute votre carrière professionnelle. Devenu directeur pour la France et le Bénélux de la compagnie israélienne de navigation, vous avez permis à de nombreux Français de découvrir Israël. Vous avez encouragé les séjours en kibboutz. Pendant des décennies vous avez tissé dans tous les domaines des liens féconds entre la France et Israël. Vous avez notamment fait découvrir la Terre sainte aux Chrétiens en organisant de très nombreux pèlerinages.
Et c’est là la troisième raison, à mes yeux, de votre prix Louis Blum. Vous avez été aussi l’un des artisans du dialogue interreligieux dans l’après-guerre. C’est par les pèlerinages montés par votre compagnie que vous en êtes venu à organiser également des croisières judéo-chrétiennes. Vous l’avez fait avec votre ami le révérend père Michel Riquet, un ancien résistant.
Ces actions vous ont valu d’être reconnu comme un acteur essentiel du dialogue interreligieux. Fort de cette expérience, vous avez fondé la Fraternité d’Abraham en 1965. Une Fraternité qui devait réunir Juifs, Chrétiens et Musulmans pour mener un dialogue toujours fécond autour de vos valeurs communes et autour de vos différences, qui sont sources d’enrichissement. Cet appel à la tolérance et cette ouverture sur les autres s’inscrivent au cœur du projet républicain. Ils répondent également, je le sais, aux exigences de la morale juive. C’est pourquoi la Ville de Grenoble se réjouit de vous recevoir ce soir aux côtés du CRIF pour la remise du prix Louis Blum. C’est pourquoi la Ville de Grenoble est heureuse de vous décerner ce soir notre grande médaille d’or.
Je vous invite, mesdames et messieurs, à applaudir comme il le convient un centenaire qui nous présente le beau visage de l’éternelle jeunesse du monde quand le monde est confiance en l’avenir et quand le monde est amour de l’Homme.
Photo (Georges Loinger lors de son intervention au dîner du CRIF à Paris en 2010) : © 2011 Alain Azria