Je mesure le redoutable honneur de parler devant vous aujourd'hui. Des orateurs prestigieux, des hommes qui ont vécu eux-mêmes l'épouvante nazie ont témoigné devant vous en cette journée les années précédentes. Peu à peu le poids des années qui passent transfère partiellement la responsabilité de la transmission sur de nouvelles épaules. Nous ne parlerons plus d'expériences ou de souvenirs personnels, ni de la lutte difficile après le retour dans ce monde qu'on dit normal. Certains d'entre nous, surtout les plus âgés sont marqués par leurs deuils, mais comme leurs aînés, ils resteront discrets sur la blessure de leurs familles à jamais incomplètes.
Je m'adresse à vous comme Président du CRIF, et comme tel, comme représentant politique du judaïsme français. Mais dans cette journée particulière, le Président du CRIF est surtout le représentant en France de cet ensemble plus vaste qu'est le peuple juif tout entier. Car, contrairement à la cérémonie du souvenir de la rafle du Vel d'Hiv qui porte mémoire des persécutions contre les Juifs en France et souligne le rôle du régime de Vichy, contrairement au Yom haShoah au cours duquel traditionnellement s'effectue la lecture des noms des déportés juifs de France, nous commémorons aujourd'hui la révolte du ghetto de Varsovie, un événement qui a eu lieu à des milliers de kilomètres et qui n'a pas impliqué les Juifs de notre pays. En fait, je devrais dire "pas impliqué directement". Car ils étaient nombreux les Juifs habitant en France qui étaient nés en Pologne et avaient de la famille à Varsovie, comme ils ont été nombreux, très nombreux, les Juifs déportés de France d'origine polonaise. Quelques uns d'entre vous, venant de France ou de Pologne, ont d'ailleurs vécu directement ces événements: je voudrais saluer ici le souvenir de mon proche ami M. Henri Klugman, qui nous a quittés l'an dernier. Vous me permettrez aussi de penser à mon grand-père, déporté du ghetto de Varsovie vers le camp de Poniatow où il fut assassiné.
Cette journée est là pour nous rappeler, notamment auprès des enfants, ce fait essentiel: la Shoah n'est pas une affaire spécifiquement française et la plus grande partie des meurtres a détruit les grandes masses du judaïsme de l'Europe de l'Est et en particulier de la Pologne.
La révolte du ghetto de Varsovie n'a pas pesé beaucoup en termes militaires et n'a pas significativement affaibli les armées allemandes. Même si les chiffres de 16 morts et d'une centaine de blessés parmi les soldats allemands, indiqués par le Général SS Stroop, commandant les forces allemandes, sont probablement sous-estimés, à aucun moment le dispositif militaire n'a dû être modifié et les forces engagées du côté allemand sont restées modestes. C'est peut-être ce qui explique, entre autres, l'assourdissant silence qui a accueilli la nouvelle de cette révolte dans la presse de la résistance, où en dehors de quelques numéros en Yddish du Arbeiter Zeitung en France et du journal du Parti communiste belge, le Drapeau rouge, on ne retrouve pratiquement rien.
En revanche, le retentissement psychologique de la lutte armée des Juifs fut considérable: non pas tant à mon avis chez les nazis: ils ont vite basculé du stéréotype du "juif lâche" sur le stéréotype du " juif bandit dangereux" également disponible dans leur répertoire. C'est ce qu'on note dans le journal de Goebbels. On ne convaincra jamais un raciste...
Mais ce combat sans espoir a donné aux Juifs du monde la fierté, car le miroir de soi tendu par l'ennemi risque d'intérioriser l'image qu'il nous donne. Tous les témoignages concordent: Mordekhai Anielewicz et ses compagnons n'espéraient pas de survivre à la révolte, mais ils voulaient mourir dans la dignité, les armes à la main, eux qui savaient ce que signifiait le fameux "transfert vers l'Est ", c'est-à-dire vers Treblinka. Beaucoup d'entre eux avaient conscience de défendre l'honneur du peuple juif. Dolek Liebeskind, un jeune sioniste de Cracovie a écrit "Pour quelques lignes d'histoire qui seront écrites à propos de la jeunesse qui lutta et ne se laissa pas conduire à l'abattoir comme des moutons, cela vaut quand même la peine de mourir". Car l'insurrection du ghetto de Varsovie détruisit la légende d'invincibilité de l'armée allemande. Elle fut suivie d'autres révoltes : à Czestochowa, Bendin, à Wilno, Bialystok et Cracovie, puis parmi les sonderkommandos de Treblinka, de Sobibor et de Birkenau, des juifs lancèrent des actions de résistance dans des conditions désespérées.
Ces souvenirs d'héroïsme ont été vite glorifiés par le jeune état d'Israël: Yad Vashem porte le nom de Mémorial de la Shoah et de la Gevoura autrement dit de l'héroïsme. Le kibboutz Yad Mordekhai, au sud d'Ashkelon, en l'honneur de Mordekhai Anielewicz et le kibboutz des combattants du ghetto fondé au nord d'Akko par un groupe de survivants de la révolte conduits par Ytzhak Zukierman et sa femme Zvia Lubenkin perpétuent ces souvenirs. Il a fallu, on le sait, le procès Eichmann pour que la société israélienne jetât sur les survivants qui n'avaient pas combattu un regard enfin plus compréhensif.
La révolte du ghetto avait été préparée de longue date, dans le ghetto partiellement vidé par les rafles du 22 juillet au 12 septembre 1942. En 52 jours terribles 300 000 habitants avaient alors été conduits à l'Umschlagplatz pour monter dans les trains vers Treblinka où ils furent gazés à l'arrivée. Ce qui représente environ, pensons-y, l'équivalent d'une rafle du Vel d'hiv tous les jours pendant deux mois environ.
Les survivants savaient le sort qui les attendait un jour ou l'autre; les jeunes qui jusque là se limitaient à militer dans des mouvements éducatifs se rendirent compte de leur rôle historique: ils devaient surmonter les préventions, les craintes et les obstacles de leurs aînés qui pour des raisons de logique, de tradition pacifique ou de religion s'opposaient à l'action violente. Ils construisirent des bunkers, commencèrent à se procurer quelques armes, établirent des contacts avec l'extérieur, liquidèrent les collaborateurs. Le 28 juillet 1942 les groupements haloutsiques Dror, Hashomer Hatsair et Akiba se regroupèrent dans l'organisation juive de combat, la ZOB (Zydowska organizacja Bojowa), à laquelle allaient s'adjoindre plus tard le Bund, le Poalei Sion et les communistes. Les sionistes partisans de Jabotynski, qu'on appelait révisionnistes, s'organisèrent indépendamment, sous le nom de ZZW (Zydowski zwiazek Wojskowy) qui allait lutter dans le quartier Muranowski. Leur rôle longtemps passé sous silence car presque personne de ce groupe n'a survécu, est actuellement mieux connu.
Les combats proprement dits, préparés par une première action en janvier qui empêcha les allemands de reprendre les déportations au rythme prévu, ont duré du 19 au 28 avril 1943; puis les allemands durent débusquer de maison en maison avec des grenades explosives et des lance-flammes les Juifs qui continuaient de résister. Anielewicz et ses amis se sont suicidés dans le bunker du 18 de la rue Mila le 8 mai. En tout 56 000 juifs arrêtés et déportés, 13 000 tués pendant la révolte et 7 000 gazés à Treblinka. Le 15 mai, pour marquer sa victoire, le général SS Stroop dynamite la grande synagogue de la rue Tlomacka. Le ghetto n'est plus qu'un champ de ruines: chaque maison a été dynamitée.
Le 11 juin 1943, Himmler ordonna que le quartier du ghetto soit" totalement rasé, que chaque cave et chaque égout soit comblé et qu'ultérieurement on recouvre le tout d'un tapis végétal pour y aménager un grand parc.......". Un camp de concentration fut créé à Varsovie et des prisonniers juifs furent amenés pour déblayer les ruines du ghetto et collecter tout le matériel récupérable provenant des immeubles. Maxi Librati, récemment arrivé à Birkenau, appartint à ce groupe de prisonniers. Ils ne savaient pas en arrivant ce qui s'était passé dans ces lieux de destruction apocalyptique. Ils ignorèrent aussi que près d'eux, sur les ruines même du ghetto, les allemands le 10 mars 1944 fusillèrent un groupe de juifs retrouvés dans un bunker aménagé de la ville aryenne, ainsi que leurs deux protecteurs polonais, Mieczyslaw Wolski et le jardinier Wladyslaw Marczak: parmi ces juifs, il y avait l'extraordinaire historien Emmanuel Ringelblum, l'âme du groupe de recherches historiques dans le ghetto appelé Oneg Shabat, qui était parvenu à laisser, enterrée dans des bidons de lait ou des boites de métal, la chronique la plus précise et la plus complète de la vie dans le ghetto de Varsovie. Destinée aux générations futures, c'est-à-dire à nous, cette œuvre de rigueur historique, récemment montrée au Mémorial, est un exemple extraordinaire de résistance spirituelle, cette résistance qui, malgré tout, se révélait insuffisante aux yeux des jeunes militants organisateurs de la révolte.
Il y a un lien entre la création du CRIF et la révolte du ghetto de Varsovie. A ceux qui veulent oublier que le CRIF a été fondé pendant la Shoah, qu'il a été créé comme une instance de rassemblement des Juifs par les Juifs, en opposition avec ce qu'était l'UGIF et les Judenrats et que plus que d'autres, il est légitime dans son rapport avec la mémoire, je voudrais rappeler le témoignage d'un homme qui est mort il y a quelques semaines, que beaucoup d'entre vous ont bien connu et qui a participé à la création du CRIF. Je veux parler d'Adam Rayski, un des grands noms du judaisme de France.
Voici ce que Adam Rayski écrivait en 1983: "A la lueur des flammes du ghetto où périssaient les derniers combattants sans distinction d'opinion politique, les affrontements idéologiques, les luttes pour l'influence qui divisaient la Résistance Juive en France sont apparues aux yeux de tous comme dérisoires et en quelques sorte comme une offense à la mémoire des insurgés. Leur rapprochement est devenu une nécessité impérieuse, politique et morale." S'est ainsi constitué en juin 1943 le Comité de juif de Défense avec la participation commune des organisations clandestines des Juifs originaires de l'Est, plus sensibles à ce qui se passait en Pologne: Fédération des Sociétés Juives, UJRE, ensemble des partis sionistes, socialistes du Bund. En janvier 1944, les dirigeants du Consistoire, ayant reconnu que le nombre de victimes parmi les Juifs français ne cessait d'augmenter, et que la défense des intérêts du peuple juif ne pouvait se concevoir hors de la sphère de l'action politique et acceptant finalement eux aussi le principe de la reconnaissance d'un foyer national juif en Palestine, la charte du CRIF fut signée sur ces bases. Voici pourquoi nous organisons cette cérémonie, comme d'autres cérémonies de mémoire, et je rends hommage à Henri Bulawko, à Jacqueline Keller et à sa commission.
La semaine prochaine j'irai à Varsovie avec une délégation du CRIF pour la commémoration de la révolte du ghetto. Nous y rencontrerons la nouvelle Pologne, membre à part entière, et membre parfois difficile! de l'Union européenne. Cette Pologne qui construit un Musée de l'histoire des Juifs et recevra comme hôte d'honneur de cette commémoration le Président Pérès, doit lutter contre une fraction du pays qui garde envers les Juifs une hostilité implacable: la radio richement dotée du père Rydzik, Radio Marya, représente cette fraction. Beaucoup de Juifs originaires de Pologne gardent les récits de persécutions, des dénonciations de szmalcownici, les délateurs maitres chanteurs si redoutés, et parfois des meurtres perpétrés pendant et même après la guerre. Bien d'autres, même aujourd'hui ont éprouvé cette indifférence que le grand écrivain polonais Czeslaw Milosz, prix Nobel, dénonce dans son poème du "Campo dei Fiori".
Mais il nous faut soutenir la Pologne démocratique ouverte et tolérante qui de son passé assume les faces lumineuses comme les épisodes plus sombres. Et c'est pourquoi, je voudrais mentionner quelques polonais, Justes des Nations directement impliqués dans la révolte du ghetto de Varsovie.
Il y a Henryk Wolinski, correspondant de l'organisation juive de combat au sein de la résistance polonaise, l'AK, qui a personnellement caché plus d'une vingtaine de Juifs et a été à l'origine des rapports circonstanciés auprès du gouvernement en exil polonais sur le destin des Juifs amenés en masse du ghetto vers Treblinka.
Il y a Henryk Iwanski, qui est venu dans le ghetto combattre aux côtés du ZZW avec son groupe de résistants auquel appartenaient son frère et ses deux fils, tous tués dans les combats. C'est ce groupe qui a levé sur le bâtiment le plus haut du quartier Muranowski le drapeau rouge et blanc de la Pologne à côté du drapeau bleu et blanc des Juifs.
Il y a bien sûr Jan Kozielewski, plus connu sous son surnom de guerre Jan Karski, le courrier de la résistance polonaise, l'homme qui est entré deux fois dans le ghetto en 1942 et qui a ensuite inlassablement essayé de mobiliser - malheureusement sans succès - Anthony Eden, Cordell Hull,Franklin Roosevelt ou d'autres sur l'extermination des Juifs par les nazis. C'est lui qui avait transmis au représentant du Bund près du gouvernement polonais en exil, Szmul Zygelbojm, les durs conseils de Leon Feiner aux dirigeants Juifs du monde libre: "qu'ils protestent, qu'ils fassent la grève de la faim, qu'ils meurent si nécessaire, comme nous, qui allons tous mourir, pour alerter le monde". Et quelques jours après la fin de la révolte du ghetto Szmul Zygelbojm se suicida -il fut le seul- et le monde ne réagit pas...
Il y a enfin une vieille dame de 98 ans qui vit en maison de retraite et que toute la Pologne connaît: Irena Sandler, qui sous le surnom de Jolanta a dirigé le département d'enfants du groupe Zegota, est parvenue à faire fuir du ghetto de Varsovie plusieurs centaines d'enfants juifs. Découverte, torturée, envoyée à la mort et sauvée en prison par la résistance polonaise elle a été proposée pour le Prix Nobel de cette année, mais devancée par Al Gore : jamais un Juste n'a reçu le Prix Nobel de la paix, comme jamais Primo Levi n'avait reçu le Prix Nobel de littérature.....
Avant de terminer je voudrais que nous méditions une coïncidence: le 19 avril 1943, veille de Pâques, commence la révolte du ghetto de Varsovie. Ce même jour à des milliers de kilomètres se tient aux Bermudes une conférence entre Américains et Anglais: il s'agit de faire quelque chose pour les réfugiés, autrement dit les Juifs. La conférence qui va durer aussi longtemps que la révolte du ghetto sera un échec total: ni les américains n'acceptent de relever les quota, ni les anglais n'acceptent de relâcher les interdictions du Livre Blanc pour la Palestine. Les organisations juives américaines officielles restent silencieuses, seul un groupe marginal, conduit par Hillel Kook, qu'on appelle Bergson, parvient à déclencher le mouvement de protestation qui finira, quelques mois plus tard par obliger Roosevelt à créer un Office des réfugiés....L'extermination des Juifs ne faisait pas recette dans la grande géostratégie. Et voici pourquoi, en terminant, je salue un autre anniversaire, les 60 ans de la naissance de l'Etat d'Israël.........