« Le Camp des Milles sera un lieu important, très important pour les siècles à venir »
(Elie Wiesel, prix Nobel de la Paix)
La « Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français, et d'hommage aux Justes de France », a été commémorée ce 18 juillet au Wagon-souvenir des Milles, sur les lieux mêmes du départ de 2500 hommes, femmes, et enfants juifs du Camp des Milles vers Auschwitz en août et septembre 1942.
Cette Journée a été fixée à la date des rafles dites du Vel d’Hiv en juillet 1942 à Paris. Celles-ci avaient abouti à la déportation à Auschwitz, via Drancy, de 12 884 juifs, vieillards, hommes, femmes et enfants. Un mois plus tard eurent lieu les déportations de la zone dite libre, y compris à partir du camp des Milles.
Après les dépôts de gerbes, l’émotion fut forte dans l’assistance très diverse (élus de toutes tendances, responsables associatifs, représentants des armées, simples citoyens…), lorsque furent rappelés les noms retrouvés de 85 enfants sur la centaine d’enfants déportés des Milles vers l’extermination nazie, à partir de l’âge de un an.
Mr Alain Chouraqui, Président de la « Fondation du Camp des Milles : Mémoire et Education » insista sur la notion d’engagement. « S’engager c’est avant tout savoir écouter sa conscience morale contre les pièges de l’intelligence qui peut toujours trouver des raisons pour ne rien faire. » Il s’interrogea ensuite :
« Ne devons-nous donc pas nous demander avec lucidité à quelle étape nous en sommes aujourd’hui sur ce « chemin vers le crime de masse », alors que montent les peurs, les fanatismes et les dictateurs menaçants, alors que les injustices sociales continuent de miner les sociétés, alors que la puissance technologique se développe toujours plus vite que sa maîtrise par l’homme ?
Mr Dan Amiach, Président de la Communauté Juive d’Aix, et Mr Robert Mizrahi, Président d’honneur du CRIF Marseille Provence, soulignèrent l’importance citoyenne de cette cérémonie et des leçons de l’Histoire.
Mr Sivan, Consul d’Israël, évoqua la grande variété des actes d’engagement individuel des Justes de France honorés par Israël.
Mme Joissains-Masini, Député Maire d’Aix en Provence insista sur l’importance de l’éducation contre les rumeurs et les boucs émissaires ainsi que sur le rôle essentiel des politiques et de la loi pour dresser des barrières contre les retours de la barbarie.
Enfin lecture fut faite par Mr Lucchesi, sous préfet d’Aix en Provence du message de Mr Hubert Falco, secrétaire d’Etat à la Défense et aux Anciens Combattants. « Notre mémoire est une mémoire vivante. Une mémoire engagée. Une mémoire en action ».
Cette cérémonie s’est terminée par la remise des insignes de la Légion d’Honneur à Me Sidney Chouraqui, Avocat Honoraire, Co-Président de l’Association du Wagon-Souvenir et du Site Mémorial des Milles, Médaille militaire, Croix de guerre, Presidential Unit Distinction (USA), Médaille des Forces Françaises Libres (2e DB), Combattant Volontaire de la Résistance.
Ce fut Mme Denise Toros-Marter, Présidente de l’Amicale des Anciens Déportés d’Auschwitz, entourée du Colonel Louis Monguilan (résistant déporté à Mathausen) et du contre-amiral Kerignard qui lui remit cette distinction. Moment d’émotion pour l’assemblée après l’allocution de Denise Toros Marter rapportant, comme les autres intervenants, la droiture, le courage, l’engagement et le militantisme extraordinaires de Sidney Chouraqui tout au long de son parcours d’engagement militaire et associatif.
Sidney Chouraqui remercia en soulignant qu’il voyait dans cette décoration une mise en avant des « valeurs pour lesquelles j’ai voulu combattre et que je souhaite continuer de voir défendues par les nouvelles générations ».
La cérémonie s’est achevée au son de la marche de la 2ème DB, unité dans laquelle a combattu Sidney Chouraqui, devenue depuis la 2e Brigade Blindée qui avait tenu à être représentée à cette occasion.
Allocution de Monsieur Alain Chouraqui, président de la « Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Education » pour la Journée du 18 juillet 2010 au Wagon-souvenir des Milles : «S’engager c’est avant tout savoir écouter sa conscience morale»
Qui fut responsable de la mort de ces enfants dont le nom vient d’émerger de la nuit et du brouillard, une centaine de noms parmi les 1,5 million d’enfants juifs assassinés, représentant presque 90% de tous les enfants juifs d’Europe ? Qui fut responsable des horreurs contre les juifs, les tziganes, les démocrates, les handicapés, les homosexuels et tant d’autres différents ?
Les nazis certes, mais aussi tous leurs complices, des salauds et des hommes ordinaires, des aveugles et des myopes, des lâches et surtout des ignorants, des indifférents ou des passifs sans lesquels le crime de masse est impossible.
Parmi les complices, l’ex-maréchal Pétain et Pierre Laval, dont le gouvernement a proposé de livrer les enfants des Milles, comme tous ceux de la zone dite libre, aux nazis qui ne les demandaient pas car ils craignaient à juste titre la réprobation de la population française.
Il a fallu que le SS Dannecker insiste auprès de Berlin pour avoir l’autorisation d’accepter cette déportation des enfants proposée par Vichy ; et il ajoutait, concernant les enfants juifs de la zone occupée, que leur sort « n’intéressait pas » les autorités françaises.
Heureusement, des hommes et des femmes ont sauvé l’honneur de l’humanité et de notre pays. Ce sont les résistants et les Justes que l’on honore aussi aujourd’hui.
Comment ne pas vouloir prolonger leur message d’espoir en l’homme qui agit ?
Comment ne pas vouloir transformer la colère et la douleur en action résolue pour prévenir de nouveaux crimes de masse dans un monde dont les fondamentaux restent dangereux ?
Le futur Mémorial du camp des Milles s’est donné cette mission, et il insistera sur l’exemple de ceux qui ont su s’engager contre le pire.
En cette année du 70e anniversaire de l’Appel du général de Gaulle et du 65e anniversaire de la Victoire contre le nazisme, c’est bien de l’engagement que je souhaite parler cette fois, l’engagement des résistants par les armes, l’engagement plus discret de celui qui refuse ou sabote l’exécution d’un ordre illégitime, l’engagement des intellectuels et des artistes du camp des Milles qui ont lutté par la création contre l’abaissement et l’abattement de l’internement, l’engagement des Justes comme Auguste Boyer et son épouse, villageois des Milles, ou comme le couple du pasteur Manen dont nous venons d’entendre le témoignage.
S’engager c’est certes faire preuve de courage et de lucidité.
C’est aussi accepter de mettre en péril son confort, ses intérêts et parfois sa vie. Le nom de Cincinnatus est resté dans l’histoire parce qu’il a fallu que les sénateurs romains le supplient de quitter son champ et sa famille pour prendre le pouvoir et sauver la République.
S’engager c’est aussi rester debout contre la déshumanisation qui veut d’abord transformer les victimes en sous-hommes pour les faire échapper ensuite au respect dû aux hommes.
S’engager c’est savoir refuser la soumission aveugle à l’autorité. C’est sortir du confort de la passivité et du conformisme de tous ceux qui ne réagissent pas ou qui « hurlent avec les loups ». C’est au contraire retourner ce conformisme contre son effet délétère en montrant aux autres le chemin de l’action et non du renoncement.
Plus subtilement peut-être, s’engager c’est savoir accepter, parfois douloureusement, de voir en face la part de méchanceté du monde, et d’agir en conséquence pour qu’elle ne nous dicte pas sa loi tragique. Le combat contre l’inhumanité n’est jamais terminé, il fait hélas partie de la condition humaine. S’engager c’est alors mériter sa liberté d’homme.
S’engager c’est enfin et peut-être surtout déjouer les pièges de la déresponsabilisation : « pourquoi prendrais-je un risque ? quel effet mon action pourrait-elle avoir ? la situation est trop complexe, où est la vérité, pourquoi donc m’engager ? »
En un mot, s’engager c’est avant tout savoir écouter sa conscience morale contre les pièges de l’intelligence qui peut toujours trouver des raisons pour ne rien faire.
Tout cela rejoint deux leçons majeures de l’Histoire, que nous présenterons bientôt dans le Mémorial des Milles :
- un seul acte peut sauver une vie, et la somme des actes individuels a pu sauver deux tiers des juifs de France contre un système qui les destinait tous à l’extermination ;
- chacun peut agir, à sa manière, à son niveau, de l’enfant que l’on aide à l’action armée ; et plus on agit tôt, plus l’action est aisée et efficace, car il est si tôt trop tard.
Ne devons-nous donc pas nous demander avec lucidité à quelle étape nous en sommes aujourd’hui sur le chemin possible vers le crime de masse, alors que montent les peurs, les fanatismes et les dictateurs menaçants, alors que les injustices sociales continuent de miner les sociétés, alors que la puissance technologique se développe toujours plus vite que sa maîtrise par l’homme ?
Mon cher père, je ne parlerai pas aujourd’hui de l’exemple de ton engagement car tu as déjà à me pardonner d’avoir pris l’initiative de cette Légion d’Honneur à titre militaire qui va t’être remise dans un instant.
La seule manière d’obtenir ton indulgence pour une référence personnelle est que j’évoque plutôt la figure trop ignorée de ton ami, Max Guedj, ton compagnon dans les Forces Françaises Libres, considéré par les aviateurs alliés comme « l’as des as » de la seconde guerre mondiale, mort en opération à la tête d’une escadrille alliée.
Max Guedj illustrait à la perfection le poème de Kipling que tu as tenu à m’apprendre dès mon enfance, et dont les dernières strophes ne sont pas les plus connues :
« Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n'être qu'un penseur ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tous jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils. »
Photo : D.R.