On lira ci-dessous le texte de son intervention qui s’inscrivait dans le cadre d’une programmation de films, qui, jusqu’au 13 décembre, est consacrée aux « visions de l’esclavage au cinéma » :
« Chez les Juifs chaque année, au cours de la Pâque, le maître de maison rappelle à sa famille, au cours d'un passage célèbre de la lecture de la Haggadah, "nous étions esclaves chez Pharaon en Egypte", et aucun enfant, aussi peu instruit soit-il, n'ignore ce récit. Le peuple juif est ce peuple d'esclaves qui a fait dans le désert le dur apprentissage de la liberté.
"Let my people go", ce negro-spiritual que chantait Paul Robeson de sa merveilleuse voix de baryton basse désignait-il les Juifs ou les Noirs? Qu'importe: l'ambiguïté du destinataire soulignait la perception d'une communauté de destin.
Ce n'était d'ailleurs pas une illusion, car les ennemis étaient communs. Dans une Europe où les Noirs étaient rares et les Juifs plus nombreux, les nazis avaient pourtant à plusieurs reprises massacré des soldats d'origine africaine. En 1964, dans le Mississippi, le Klu Klux Klan abattait trois militants contre la ségrégation: le Noir James Chaney et les deux Juifs, Michael Schwerner et Andrew Goodman. Bien des soutiens de la première heure de Martin Luther King étaient des Juifs, comme le très respecté Rabbin Abraham Joshua Heschel.
Les années ont passé et certains disent que ce lien particulier entre les Juifs et les Noirs a disparu. J'espère et je crois qu'il n'en est rien. Malheureusement des hommes comme Farrakhan aux Etats-Unis ont développé un discours raciste anti-blanc et antisémite. Ils ont fait courir cette rumeur absurde de la responsabilité particulière des Juifs dans la traite des Noirs, rumeur reprise en France par quelques maniaques professionnels naviguant à l'aise, comme c'est curieux, de la gauche extrême vers la droite extrême, sous le couvert d'une liberté d'expression qui n'est que liberté de haïr et de diffamer.
Comme d'habitude, les prêcheurs de haine essayent de leurrer les modérés tellement plus nombreux, vers une catastrophique solidarité de groupe. Ne nous y trompons pas: ils ne sont pas les ennemis des Juifs, ils sont les ennemis de notre société républicaine, démocratique et ouverte, qui tente malgré ses insuffisances, ses erreurs et son lourd passé d'échecs de faire vivre les valeurs de pluralité, de respect, d'égalité et idéalement de fraternité, telles qu'elles apparaissent à la lecture de la déclaration universelle des Droits de l'Homme, dont nous fêtons ces jours-ci le soixantième anniversaire.
Les mots sont beaux, ils indiquent le chemin à suivre. Mais ils ne suffisent pas, car il faut interroger la réalité qu'ils recouvrent. La déclaration d'indépendance américaine de juillet 1776 affirmait certes que les hommes ont été créés égaux, mais elle avait été rédigée par Jefferson, un propriétaire d'esclaves. La déclaration des Droits de l'Homme et des citoyens fut proclamée en 1789, mais ce n'est qu'en 1848 que Victor Schoelcher obtint l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises. Et nous savons que le racisme anti-noir est loin d'avoir disparu, même si l'élection présidentielle américaine le rend encore plus absurde, si cela était possible.
Comment pourrions-nous oublier que toutes les civilisations, les Européens, les Africains, les Arabes, les Hébreux ou les Chinois ont bénéficié de l'esclavage de leurs ennemis ou de leurs voisins, avant même que celui-ci ne fît l'objet de trafics à longue distance, dont la traite maritime n'est qu'un terrible exemple. Tout cela dans un unanimisme implicite; grâce au travail que leurs esclaves faisaient à leur place, Platon ou Aristote pouvait philosopher tranquillement sans se culpabiliser sur la signification morale de l'esclavage. Au moins pouvons-nous tirer fierté des restrictions très strictes qu'impose la Bible sur l'esclavage, mais malheureusement elle ne l'interdit pas....
L'habitude et le silence qui en est trop souvent le corollaire ne doivent pas fausser la désignation des faits. L'esclavage, quelles que fussent les populations qui en furent les victimes, est probablement le plus ancien des crimes contre l'humanité. Il est bon qu'il soit défini comme tel, quoi qu'en disent les détracteurs des lois mémorielles. Il faut nous interroger sur le peu de place qui lui a été accordé dans l'enseignement jusqu'à maintenant.
Nous Juifs, nous savons que l'enseignement de la Shoah a été, suivant la formule terrible mais exacte, une revanche tardive de l'historiographie sur l'histoire; mais cette revanche est indispensable pour comprendre les enjeux les plus vitaux de nos civilisations.
Nous savons aussi qu'il convient d'assumer l'histoire de l'esclavage et de la traite; ce n'est pas tant une question de repentance - beaucoup, beaucoup de peuples devraient alors se repentir- qu'une interrogation continuelle sur la capacité de silence et d'indifférence des individus, ainsi qu'un hommage lointain à la souffrance d'hommes et de femmes, tellement nombreux dans l'histoire, qui ont été considérés par d'autres, tant d'autres, comme des outils et non comme des frères.
Je vous remercie, au nom du CRIF et de la communauté juive, de m'avoir permis d'exprimer que cet idéal d'humanité partagée nous était commun ».
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