Le CRIF en action
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Publié le 12 Avril 2011

Racisme et antisémitisme sur l’Internet : la contagion

Depuis de nombreuses années, le développement de la xénophobie, du racisme et de l’antisémitisme sur Internet dépasse l’entendement, et la permissivité dans ce domaine se nourrit de la lassitude et/ou de la défection de beaucoup de ceux qui, dans le monde politique ou associatif par exemple, auraient pu, pourtant, prendre la parole pour tenter de changer le cours des choses. C’est pour cette raison que, dans ses précédents rapports, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) avait renouvelé sa recommandation de créer un observatoire du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie sur le net. L’année 2009 a cependant été marquée par la mise en place d’un nouvel outil, l’Office central de Lutte contre la Criminalité liée aux Technologies de l’Information et de la Communication (OCLTCIC). Ce dispositif, initialement réservé à la lutte contre la pédopornographie, a désormais été étendu à tous les domaines, y compris le racisme. Il a permis de recenser, entre janvier et octobre 2009, 1 157 signalements dénonçant des faits relevant du racisme ou de la xénophobie (sur 41 915 signalements) allant de l’injure à l’apologie de crime contre l’humanité.


Cependant, la diffusion de nombreux contenus illicites sur Internet est, si l’on peut dire, passée dans les mœurs. Beaucoup s’en indignent mais, de ce début de XXIème siècle, cela a fini par faire partie du paysage. Les associations antiracistes et différentes institutions ont engagé des procédures afin de s’opposer à ces marchands de haine. Pour le rapport 2010 de la CNCDH, Marc Knobel, chercheur au CRIF, fait le point sur différentes affaires judiciaires qui ont marqué l’année écoulée. Toutefois, lui semble-t-il, il est trop facile que les pouvoirs publics s’en remettent au dévouement de ces associations et institutions. Il rappelle que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur Internet incombe aussi aux pouvoirs publics.
Par ailleurs, note-t-il, un facteur renforce la réalité d’Internet comme zone de non-droit généralisée : le solide reste de l’idéologie qui a porté le développement de cet outil dans les conditions que l’on connaît. Nous avons affaire à un curieux mélange du vieux slogan libertaire « Il est interdit d’interdire » et du très libéral « laissez-faire ». Le réseau Internet reste culturellement et idéologiquement un réseau américain. La loi qui le régit, du point de vue de la circulation de l’information est la « non-loi » inscrite dans la Constitution américaine : le principe de liberté totale de communication. Qu’on s’entende bien : nul ne reproche aux États-Unis d’être une grande démocratie. Mais la question est simple : ce choix doit-il être le nôtre, en France ? Ce choix, en matière de « liberté » totale des communications, doit-il être celui de la planète entière ? Et puis, il faut le redire : en France, le racisme est un délit, non une opinion.
Nous reproduisons ci-dessous un extrait de l’étude de Marc Knobel pour l'édition 2010 du rapport de la CNCDH.
De l’utilisation de Facebook
Illustrons notre propos par un exemple symptomatique : l’utilisation des réseaux sociaux par des militants d’extrême droite. Le 18 juin 2010, date anniversaire de l’appel du général de Gaulle en 1940, un groupe Facebook fort de 7 000 membres avait décidé d’organiser un « apéro géant saucisson et pinard » dans le quartier parisien de la Goutte d’Or. L’invitation avait été lancée le 21 mai sur Facebook par Sylvie François, habitante du quartier « de père en fille depuis trois générations ». Madame François énonçait en ces termes les raisons de son appel : « Parce que la rue Myrha et d’autres artères du quartier sont occupées, particulièrement le vendredi, par des adversaires résolus de nos vins de terroir et de nos produits charcutiers ». Aux yeux de Sylvie François, interrogée par le site Riposte laïque, il s’agit ni plus ni moins d’« occupations illégales et, pour le coup, très ostentatoires ». « Trouver du pinard et du saucisson à la Goutte d’Or, depuis un certain temps, relève de l’exploit !, renchérit-elle. Je ne vous parle même pas de pouvoir en consommer au troquet du coin… La déferlante musulmane dans le quartier est en train de nous imposer la prohibition islamique des produits de nos terroirs. » L’initiative de Sylvie François, qui ne se réclame pas personnellement d’une quelconque filiation politique, a pourtant été soutenue par des groupes d’extrême droite, et on a soupçonné le Bloc identitaire d’être le véritable instigateur de ces manifestations. Quelques jours plus tard, nous apprenions en effet qu’il s’agissait d’un pseudonyme, ce que Sylvie François confirmait aux journalistes du Monde Abel Mestre et Caroline Monot, du blog Droites(s) extrême(s), le 28 juin 2010. En réalité, « Sylvie François » n’habite pas dans le XVIIIe arrondissement de Paris et derrière ce nom se trouve une certaine Véronique B., 43 ans, qui réside… en Alsace. Celle-ci a un passé militant à l’extrême droite, dans des structures gigognes du GRECE. Ce fait d’ailleurs a été confirmé, le 29 juin, par un dirigeant du Bloc identitaire.
Pendant ce temps, sur Facebook, le projet d’apéro « pinard-saucisson » faisait des émules à Toulouse, Lyon, Amiens, Bruxelles ou Londres. Plusieurs centaines de membres s’y étaient déjà agrégés. Le 7 juillet, un apéro géant « saucisson-pinard », prévu à Nantes, avait été annulé par le Front national jeunesse, qui s’était associé à l’organisation après un appel sur Facebook, auquel cinq cents personnes répondirent en se disant prêtes à y participer. Le FN varois avait participé à un apéro « saucisson-pinard » organisé par le collectif Toulon-Nation le vendredi 16 juillet, qui avait rassemblé deux cents Toulonnais. Frédéric Boccaletti, conseiller régional FN et secrétaire départemental du parti dans le Var, avait été acclamé à cette occasion, aux cris de « Terroirs-saucisson, défendons nos traditions ! ». Le samedi 4 septembre 2010, un nouvel apéritif « républicain » entendait fêter à Paris le 140e anniversaire de la Troisième République. L’occasion pour plusieurs mouvements de dénoncer « l’offensive islamiste » dans l’Hexagone. La préfecture, qui avait fait annuler en juin « l’apéro saucisson et pinard » organisé par les mêmes groupes, n’avait cette fois pas interdit l’événement. Mais celui-ci ne rassembla que deux cents personnes – et autant de policiers.
Nous sommes maintenant en novembre 2010. Olga Trostiansky, adjointe (PS) au maire de Paris chargée de la lutte contre l’exclusion, ignorait – jusqu’à ce que Le Parisien l’en informe – qu’un autre rassemblement était prévu : la soupe identitaire, organisée par l’association Solidarité des Français. Le vendredi 12 novembre 2010, elle adressait au préfet de police, Michel Gaudin, un courrier pour lui demander l’interdiction de ce rassemblement : « Cette distribution à base de porc exclut volontairement les personnes de confession juive ou musulmane, ce n’est pas admissible », soulignait l’élue, rappelant le principe de « l’inconditionnalité de l’accueil des sans-abri ». Même si, sur le site Internet de Solidarité des Français, on justifiait le choix de ce menu : « Le porc, ce n’est pas cher, ça coûte 2 € le kilo, c’est nourrissant… Et puis, il n’y a aucune obligation de venir manger chez nous. » « Rendez-vous même heure, même endroit, même esprit. Les nôtres avant les autres…depuis 2003 ! », pouvait-on encore lire sur ce site. Cet appel a été relayé sur Facebook.
En mars 2010, le Centre Simon Wiesenthal a publié une étude sur ce sujet. Il observait une hausse de 20 % des propos à teneur terroriste et raciste diffusés principalement sur les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. Plus inquiétant encore : ces messages visent particulièrement les enfants. Le rapport mettait en lumière que les réseaux sociaux sont de plus en plus utilisés pour véhiculer des messages de haine. En 2009, le Centre avait identifié 10 000 sites, forums, ou comptes twitters « problématiques ». Ils étaient 11 550 en 2010. Des blogs faisant la promotion de l’antisémitisme, de l’homophobie et du terrorisme notamment. Le rapport notait également qu’Internet sert souvent « d’incubateur » et de « validation » de théories conspirationnistes telles que celles du 11 Septembre. Il mettait également l’accent sur le nombre très important de modes d’emploi trouvés sur la Toile à destination des terroristes, dont certains très poussés – sur la technologie laser, par exemple.
Bref, nous assistons depuis plusieurs mois à une offensive des groupes extrémistes sur Internet et surtout sur les réseaux sociaux, dont l’utilisation permet de toucher un public plus large et offre à la fois une grande réactivité et une relative instantanéité.
Modération ou pas ?
Mais comment se fait-il a priori que rien ne soit modéré sur l’Internet ?
Le 17 janvier 2009, lors de la réunion du Comité interministériel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le Premier ministre François Fillon avait demandé au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et au Forum des droits sur Internet (FDI) de conduire « un travail plus approfondi » sur les appels à la haine diffusés sur les chaînes de télévision, les radios communautaire ou sur le net, afin « de faire des propositions d’action permettant de renforcer la lutte déterminée qui est celle du gouvernement contre la diffusion de ce type de contenus ». A cette fin, François Fillon précisait qu’il faudrait analyser l’ampleur du phénomène, ses modalités et les moyens de le combattre. « Vous vous appuierez notamment sur l’expertise des associations de défense des droits de l’Homme, ainsi que sur celle des acteurs économiques concernés par ces questions ; en outre, vous pouvez solliciter les services des administrations compétentes. » De quoi s’agit-il ?
Depuis le début des affrontements entre le Hamas et l’État d’Israël, le 26 décembre 2009, les sites Internet d’information recevaient des commentaires de toutes sortes, souvent motivés par la haine, surtout par l’antisémitisme et quelquefois par le racisme, la plupart du temps injurieux. Pour laisser un commentaire, rien de plus simple : pas d’inscription préalable requérant une adresse email, pas de nom, seulement des pseudonymes et, du coup, pas de traces.
Aussi, dès le 7 janvier 2009, le quotidien Libération.fr a-t-il décidé de fermer ces commentaires en expliquant qu’ils avaient très vite laissé place à un déchaînement de haine, à des tombereaux d’insultes et à des injures sans fin. LCI.fr a fait de même en affichant ce message : « En raison de nombreux abus et de propos tombant sous le coup de la loi française, LCI.fr a décidé de ne plus valider aucun avis sur le conflit israélo-palestinien. » Idem pour 20minutes.fr : « Les modérateurs avaient un boulot fou. Il y avait notamment de nombreux commentaires antisémites et, en réponse, des remarques contre les musulmans », explique la rédactrice en chef du site. À noter d’ailleurs, que les commentaires étaient postés régulièrement. Nous avons même l’impression qu’il devait exister une sorte de coordination militante (des internautes ciblent un site, puis un article, et déversent alors en très grand nombre leurs violentes diatribes). En revanche, au même moment, le site d’information Rue 89 a choisi de garder ses commentaires ouverts, et de les modérer a posteriori. Quant au Post.fr, il a gardé les commentaires ouverts, mais les a réservés aux seuls inscrits : « Face à l’avalanche de propos haineux, plutôt que de fermer les commentaires, comme nous devons parfois le faire sur des sujets sensibles, nous avons décidé de tester une nouvelle procédure : ne laisser réagir que les membres du Post, sur les articles liés à Gaza. »
La fermeture de forums durant ce conflit et durant l’abordage de la flottille de Gaza, en juin 2010 ? De telles précautions se justifient également du point de vue légal. En effet, les sites d’infos, quand ils contrôlent les commentaires, sont considérés comme des éditeurs. Ils peuvent donc être tenus pour juridiquement responsables de propos racistes ou antisémites. Seulement, les forums ne sont pas tous modérés. Et le plus souvent, la modération n’est pas réalisée sérieusement. De toute évidence, il convient de retirer systématiquement ceux qui contiennent des insultes ou des menaces et ceux qui relèvent des lois sur la lutte contre le racisme.
Le 21 janvier 2010, le Premier ministre, reçoit le rapport « Lutter contre le racisme ». Cette étude préconise un plan d’action et prend soin d’associer à la démarche les associations et les opérateurs d’Internet qui, tous, détiennent une partie des outils de lutte contre cette expression raciste. Ce plan d’action s’articule autour de trois objectifs principaux :
- En premier lieu, améliorer la mesure du phénomène en favorisant l’adoption d’un référentiel commun au sein des administrations, en permettant une meilleure coordination des services et de ceux-ci avec les associations, en renforçant le rôle de l’OCLCTIC comme pivot central du dispositif et en lui donnant les moyens de son action.
- En second lieu, éviter la banalisation de l’expression raciste en orientant la politique pénale, non seulement vers les cas les plus graves, mais aussi vers la condamnation du racisme ordinaire, en faisant connaître les condamnations, en améliorant le signalement et, surtout, en développant une réelle politique d’éducation au média à destination des jeunes.
- Enfin, agir à l’international pour éviter l’évasion vers des paradis Internet. À ce titre, une action à destination des États-Unis, qui hébergent une part importante des contenus racistes, est prioritaire afin qu’ils ratifient le protocole additionnel à la convention cybercriminalité et mobilisent leurs entreprises autour de bonnes pratiques.
Et depuis ? Au moment où nous rédigeons cette étude (décembre 2010), nous ne voyons pas trop ce qui a été fait. Le rapport du Forum sur l’Internet (qui a malheureusement fermer ses portes au 31 décembre 2010) aurait été transmis aux administrations chargées de le mettre en œuvre. Mais depuis ?... "
Photo : D.R.