Messieurs les Préfets
Monsieur le Maire de Paris
Madame Simone Veil,
Mesdames et Messieurs les élus
Messieurs les représentants du culte
Mesdames et Messieurs les déportés, enfants de déportés, résistants, anciens combattants et représentants des Justes
Monsieur le Président du Consistoire central,
Mesdames et Messieurs les Présidents d’institutions,
Mesdames et Messieurs,
En 1960, il y a cinquante ans, le Vel d’Hiv venait d’être détruit. C’était pour les parisiens un symbole du sport populaire, des Six Jours et des grands combats de boxe. Rares étaient ceux à qui il rappelait les heures les plus noires de l’histoire française…
Elles étaient pourtant récentes, 17 ans seulement, ces journées de juillet 1942, où sept mille personnes avaient vécu dans des conditions infernales de promiscuité, de bruit et d’odeurs, de chaleur, de soif et de faim avant d’être envoyées dans les camps du Loiret pour y subir, pour beaucoup, l’atroce séparation entre parents et enfants, qui précédait l’extermination à Auschwitz Birkenau.
Avant guerre, les Juifs vivaient fièrement en France, la patrie des Droits de l’Homme. Beaucoup s’étaient portés volontaires pour défendre le pays. Soixante dix ans après l’appel du 18 juin, nous honorons les hommes qui se sont engagés après la défaite dans le combat contre l’Allemagne nazie et qui ont préservé l’image de la France que nous aimons.
Parmi eux, il y a eu aussi beaucoup de Juifs. Nous leur consacrerons un colloque en automne, ceux qui ont rejoint le général, ceux qui ont combattu dans la Résistance en France, ceux qui ont organisé les filières de sauvetage. Ils savaient qu’Hitler leur avait déclaré une guerre inexpiable. Ils savaient aussi que ce faisant, il déclarait aussi la guerre aux racines et aux valeurs de notre société. Les politiciens complaisants qui avaient préféré l’ignorer, avaient choisi la honte pour éviter la guerre ; ils ont subi, on le sait, et la honte et la guerre.
Sous Vichy, les Juifs de Paris avaient subi les deux statuts, la propagande antisémite et les spoliations matérielles, les rafles des hommes en mai et août 41, puis l’étoile jaune. Autour d’eux, ils avaient observé les réactions de hargne, de sympathie, ou d’indifférence, surtout d’indifférence... Ils vivaient dans l’exclusion et dans l’angoisse, ils étaient devenus des parias, mais enfin, ils vivaient encore en être humains.
Brutalement, à cause de la veulerie, la morgue, la négligence et l’antisémitisme d’une administration criminelle, ils furent traités comme des coupables, bien pire, comme des bêtes, avant même le transport fatal à l’Est, vers un destin qu’on ne voulait pas connaitre, mais que la lucidité imposait d’envisager.
Le Vel d’Hiv a disparu. Il a été reconstitué dans le film récent sur la rafle. Mais grâce au combat des pionniers de la mémoire, des historiens et des hommes politiques courageux d’une France qui s’est grandie en assumant son passé, le Vel d’Hiv était déjà entré dans l’histoire. Il n’est plus à la rubrique des sports.
En 1960, on ne distinguait pas les camps de concentration pour les opposants au nazisme et les camps d’extermination pour Juifs et tsiganes. C’était l’époque où on savait les six millions d’assassinés Juifs, mais où il était malvenu de focaliser l’attention sur leur sort particulier. Et on en attribuait la responsabilité à un groupe de criminels sadiques, essentiellement allemands et heureusement vaincus.
1960, c’était encore l’époque où, dans Nuit et Brouillard, on ne voyait pas le képi du gendarme de Pithiviers. Il reflétait l’inavouable banalité de la collaboration et la censure avait obligé Alain Resnais à l’effacer.
Mais 1960, c’était aussi l’année où les israéliens enlevaient à Buenos Aires un employé insignifiant du nom de Ricardo Klement. Pour le garçon de 15 ans que j’étais alors, le procès d’Adolf Eichmann fut le moment décisif où je compris que les trous dans ma famille n’étaient pas dus aux drames d’une guerre meurtrière, mais à un plan d’extermination ciblé : on avait voulu éliminer le peuple juif. Nous, nous avions pour devoir d’en assurer la survie et de proclamer l’échec d’Hitler.
En 1960, on glorifiait l’héroïsme en occultant la honte. Les temps ont changé. L’histoire sans complaisance permet aujourd’hui d’honorer les sauveurs. Ils furent certes trop nombreux, les policiers zélés de la rafle, les gendarmes indifférents des camps d’internement, mais ce jour du 18 juillet 1942 très exactement, il y a eu aussi les sept policiers de Nancy, Justes des Nations, qui, dirigés par Edouard Vigneron et son adjoint Pierre Marie, sont allés, appartement par appartement, prévenir les 400 Juifs suivis par leur service, que le lendemain il y aurait une rafle, qui leur ont remis tickets, laissez-passer et adresses de sauvetage. 350 juifs de Nancy évitèrent ainsi la déportation….
Et aussi ces policiers qui à Paris avaient prévenu des Juifs dont ils avaient vu les noms sur les listes. Ainsi, cette rafle du Vel d’Hiv, aussi horrible qu’elle fût, a déçu ses organisateurs…..
Il y a cinquante ans, le souvenir de l’extermination des Juifs relevait de la sphère privée ou communautaire. Au crime, dont Churchill avait dit dès 1941 qu’il n’avait pas de nom, et auquel Claude Lanzmann a plaqué à jamais le terme impénétrable de Shoah, les catégories de l’entendement ne donnaient pas de place. C’était une époque de confusion, entre les crimes ignobles contre les résistants et le crime indicible contre le peuple juif.
Le négationnisme s’est développé plus tard, dans l’alliance entre l’ultragauche et l’extrême droite, alors même que la spécificité du génocide juif et sa signification centrale dans l’histoire de l’Europe s’imposaient progressivement. Les voix des survivants et des historiens avaient porté le combat et les mensonges négationnistes retrouvèrent leur marécage antisémite.
Aujourd’hui, les survivants sont âgés et les historiens sont à la peine car tout le monde se prétend expert.
Les confusions de l’après-guerre provenaient de l’intérêt trop exclusif qu’on portait aux héros de la résistance. C’est un autre confusionnisme que nous risquons. Il ne cherche pas à oublier ou à nier, il cherche à trivialiser. Dans sa vision binaire du monde où le combat des faibles contre les forts, des opprimés contre les puissants, tient lieu de matrice explicative, la Shoah devient un épisode parmi d’autres, l’incarnation de hasard de cette idéologie.
Ses protagonistes deviennent des figures d’abstraction, leur identité et leur histoire sont niées. Or ces victimes ainsi déshumanisées après leur mort, ce sont une fois de plus des Juifs.
La trivialisation, c’est la route ouverte à tous les amalgames. Toute atteinte aux droits de l’homme sera comparée à la Shoah, voire même deviendra la « vraie » Shoah. Les confusionnistes d’aujourd’hui, plus dangereux que les négationnistes, se parent des vertus de l’universalisme ; mais ils choisissent leurs héros et leurs bourreaux en fonction de leurs options politiques et des bénéfices qu’ils en espèrent.
On a entendu « Israéliens nazis » dans nos rues, en soutien à un mouvement dont la charte vise expressément à l’extermination des Juifs. Devant l’obscénité d’un tel retournement, il est inconcevable que certains enseignants, qui ont charge de vérité, d’enseignement et d’histoire, lui apportent l’appui, même édulcoré, d’un militantisme confusionnel.
Oui, il faut commémorer et enseigner la Shoah, dans son histoire et ses horreurs. Sa lumière noire éclaire le tréfonds de la nature humaine. Le danger s’est renouvelé, mais il n’a pas disparu.
Photo : © 2010 Alain Azria