Le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France m’a fait l’honneur en tant qu’ancienne déportée et membre de la Commission Mémoire de la représenter à l’occasion de cette journée nationale dédiée à la mémoire des victimes des persécutions racistes et antisémites de l’Etat français 1940-1944.
Au préalable, je voudrais en cet instant évoquer un souvenir personnel : dans la nuit du 21 au 22 juillet 1944, Aloïs Brüner commandant du camp de Drancy fait arrêter tous les enfants des maisons de l’UGIF. Un convoi de 1300 personnes composé d’hommes, de femmes et de 300 enfants quitte Drancy, antichambre de la mort le 31 juillet 1944. J’ai fait partie de ce convoi. A notre arrivée à Birkenau, 20% d’entre nous rentre au camp, les 986 autres sont immédiatement conduits vers la chambre à gaz.
Le présent nous assiège de toutes parts et nous pousse à oublier les choses révolues, écrivait Vladémir Jankélevitch.
Cette obligation de ne pas oublier nous la ressentons avec force cette année comme les années passées. Nous voici réunis autour de ce lieu de désolation, antichambre de la mort pour tant de nos concitoyens juifs, parmi eux, nos amis, nos parents, nos frères et nos enfants. Tant de générations décimées manqueront toujours à l’appel, ce sont autant de forces vives dont la nation s’est privée, ce sont autant de destins singuliers qui ne viendront pas nourrir la richesse pluri millénaire du peuple juif.
Cette journée du 16 juillet est entrée dans l’histoire de notre pays d’une manière toute particulière puisqu’elle associe le souvenir des crimes commis par l’Etat français à celui des Justes. C’est à nous que revient la lourde tâche de nous confronter au déshonneur, c’est à nous que revient le privilège de rappeler l’héroïsme ordinaire des Justes de France, à nous enfin de dire notre histoire partagée, notre patrimoine commun.
Churchill le 13 mai 1940 promettait à ses ministres et au peuple britannique, « du sang, de la sueur et des larmes » mais jamais le renoncement. Le général de Gaulle dans son appel du 22 juin 1940 appelait sur les ondes d’outre-manche à ne pas accepter « la capitulation ni la servitude, pour des raisons qui s’appellent l’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie. » En trahissant ceux avec qui pourtant il avait acté de ne pas cesser les combats, le Maréchal Pétain mentait aux français en leur annonçant « le don de sa personne » démantelait la République française et livrait la France à la capitulation et à l’asservissement.
Les Juifs de France en payèrent le prix que l’on sait. Drancy fut le témoin des conséquences de ce drame dès août 1941, 4232 hommes juifs y furent internés et détenus dans des conditions inhumaines puis déportés.
Les 16 et 17 juillet 1942, moins d’un an plus tard, 13 150 juifs français dont 4115 enfants sont raflés par la police parisienne. Dans l’ancien Vel’ d’hiv, détruit en 1959, des familles entières sont retenues, les autres sont envoyées à Drancy où dans les camps du Loiret, Pithiviers et Beaune la Rolande. Quelques témoignages nous sont parvenus des scènes de désespoir qui s’y sont déroulées et plus tard de celles d’arrachement des enfants à leur mère, des moments indicibles dont nous devons pourtant rendre compte.
Ainsi que le déclarait Richard Prasquier, le président du CRIF, l’an dernier lors de la commémoration de ce jour : « un assassin, c’est aussi un homme qui aurait pu éviter d’entraîner la mort d’un autre et qui ne l’a pas fait ». Les Justes sont ceux qui ont choisi de refuser le confort des portes closes. Grâce à eux, appuyés par les réseaux de sauvetage mis en place notamment par les organisations juives et non juives, plus de deux tiers des Juifs de France échappèrent à la mort. A nous aujourd’hui de réfléchir sur cet instant précis de l’histoire où des hommes et des femmes au destin ordinaire devinrent des êtres exceptionnels, ceux qui, contrairement à la question sarcastique de Caïn dans la Genèse, ont accepté d’être les gardiens de leurs frères. Au 1er janvier 2010, la France compte 3158 Justes parmi les Nations.
Sans relâche chaque année nous venons rappeler et nous souvenir de ce jour du 16 juillet 1942 qui fut une brisure humaine dans l’histoire de notre pays, le jour où la France a sombré dans l’ignoble en commandant à sa police d’arrêter les Juifs vivants sur son territoire pour les livrer au dessein nazi. Rappelons-nous aussi quand nous commémorons, le projet infernal de l’Allemagne nazie : assassiner les Juifs aux quatre coins du monde et effacer toute trace du crime. Notre engagement est un combat contre les tentations de l’oubli, il nous oblige à dire une mémoire vivante, une mémoire qui ne doit pas servir uniquement à essorer les consciences. Nous voudrions en faire, mais sera-t-elle suffisante ? une sentinelle face aux menaces de l’avenir.
Il faut rappeler, toujours rappeler, combien la destruction des Juifs d’Europe, c'est-à-dire la Shoah, fut un évènement spécifique.
L’enseignement de la Shoah est rendu aujourd’hui difficile, car les amalgames et le relativisme submergent les modes de pensée. Autrement dit, cet évènement unique qu’a été la Shoah est noyé, assimilé, identifié à une série de crimes qui pour tragiques et douloureux qu’ils soient, n’ont pas les caractéristiques spécifiques de ce qu’a été la Shoah ; la volonté d’extermination de tout un peuple où que se trouvent dispersés ses membres.
Que cette relativisation puise se faire sans choquer, qu’elle puisse être cautionnée par de prétendus intellectuels nous inquiète au plus haut point, car en creux, cela signifie que notre rapport à la vérité est en danger.
Commémorer sans attirer votre attention sur ce grand risque intellectuel et moral que représente le relativisme, aux côtés de l’oubli, n’aurait aucun sens. Soyons vigilants, prenons garde à l’indifférence tout autant qu’au négationnisme.
Je vous invite à participer à notre combat pour qu’une France réconciliée avec ses enfants mette en berne les bannières de l’ignorance.
Photo : D.R.