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« […] Europe, où est ta mémoire ? me demandez-vous et j’ai envie de vous répondre dans la classique tradition juive où une interrogation répond à une autre interrogation, pourquoi est-ce à moi que vous posez cette question ? N’avez-vous pas au préalable une idée de réponse en tête en interrogeant le Président du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France ? En d’autres termes, vous attendez-vous à ce que je vous parle de la Shoah ou bien vous attendez-vous à ce que je vous parle des formes actuelles de l’antisémitisme ?
Un cordonnier, nous dit Pline, critiquait devant l’auteur d’un tableau, le célèbre peintre Apelle, la façon dont celui-ci avait peint une sandale. Apelle écouta avec intérêt. Puis, le cordonnier se mit à donner au peintre son avis sur l’ensemble du tableau. Apelle répliqua : « Cordonnier, pas plus haut que la chaussure… ».
Je vous l’avoue, j’ai envie de jouer au cordonnier, puisque vous me donnez avec ce titre une occasion d’élargir mon périmètre habituel de réflexion. Avec, évidemment, le risque de me frotter à mon niveau d’incompétence.
L’Europe fait aujourd’hui la une des journaux et rarement en bien. Les temps de l’optimisme, ceux de l’ère Delors par exemple, sont derrière nous.
La crise de l’euro débouche sur une crise de l’Europe, cet ovni politique dont on a admiré la construction subtile et dont on critique aujourd’hui le caractère hybride, dans une tension permanente entre le national et le supranational. On constate dans certains pays européens dont le nôtre le désastre qui provient des effets mal pris en compte de la concurrence mondiale, c’est-à-dire de ces pays qui refusent de jouer le rôle qui leur avait été implicitement, vaniteusement et maladroitement assigné, celui de simples débouchés commerciaux pour des produits occidentaux à forte valeur ajoutée et d’ateliers de production à bas prix pour des biens élémentaires qui n’étaient plus considérés comme dignes de la qualification élevée de nos populations productives. On sait ce qu’il en a résulté : nos populations productives potentielles pointent au chômage.
L’Europe des bureaucraties complexes s’est accommodée assez bien des périodes de calme et d’expansion, mais où trouvera-t-elle le ressort pour se réinventer, forcément dans la douleur, dans les grandes difficultés que nous connaissons au milieu d’oppositions de plus en plus explicites et d’un consensus général est de moins en moins assuré ?
Ce n’est évidemment pas mon objet, encore moins ma compétence, que de réfléchir plus avant à ce phénomène majeur de notre époque, l’aspect économique de cette crise européenne qui conditionne l’avenir de nos enfants, l’avenir de notre pays, l’avenir de notre continent européen et peut-être l’avenir de notre civilisation. Mais comment ne pas dire mon inquiétude de citoyen car l’heure est grave et trop de temps a été perdu : que ce soit dans le temps court des politiciens ou le temps long des historiens, le sens de l’urgence ne doit pas être esquivé.
Je suis un Européen convaincu : s’il n’y avait qu’une raison, je la trouverais dans les énormes progrès que l’intégration européenne a permis et que j’ai vus au cours de mes fréquents voyages mémoriels dans un pays qui est celui de ma naissance, la Pologne, où je suis retourné à partir de 1993. C’était après la mort de mon père qui m’avait interdit d’y aller et après la fin du communisme qui avait tenté d’effacer ou qui avait trafiqué toute mémoire qui ne serait pas un soutien à l’idéologie du régime.
Je n’ai donc pas connu l’époque où à Auschwitz on prétendait que trois millions de personnes avaient été assassinées (du pain béni pour les négationnistes, le chiffre, déjà absolument horrible est de onze cent mille), et que ces personnes étaient d’une trentaine de nationalités différentes, venant de tous les pays de l’Europe : parmi ces nationalités, une parmi d’autres, sans plus, la dernière sur la liste d’ailleurs, car son nom en polonais commence par un « z » suivi de un « y » était celle des Juifs. Et toutes ces victimes, enfants et bébés compris probablement, avaient été tuées parce qu’elles étaient « antifascistes ». Je ne veux pas de cette mémoire-là pour l’Europe : les autorités communistes de l’Europe de l’Est ont été pendant les années d’après-guerre des voleurs et des trafiquants de mémoire. C’est l’entrée dans l’Europe, qui signifiait entrée dans l’univers démocratique qui a permis à l’Europe de l’Est de retrouver une mémoire que les régimes communistes avaient kidnappée et trafiquée . Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que le vide qu’a laissé la disparition du marxisme a été toujours propice à l’établissement d’une mémoire authentique, sereine, ouverte et pacifique…
Je suis convaincu qu’il a manqué à l’Europe ce supplément d’âme qui peut être exploité pour de bonnes ou de mauvaises causes, mais qui facilite le travail en commun. Trop peu de choses ont été faites en milieu scolaire pour renforcer chez les jeunes la notion d’une mémoire commune, de projets communs et de valeurs communes. Je suppose que de tels essais seraient considérés actuellement comme ringards par les esprits forts, mais ils sont indispensables si on veut défendre cette idée que l’Europe n’est pas seulement un marché commun.
Il est étonnant de voir comme les symboles européens n’ont pas mordu dans le public , alors même que en même temps les symboles nationaux sont volontiers brocardés.
Les sonorités sublimes de la 9e symphonie de Beethoven, l’hymne européen, pèsent peu devant une Marseillaise aux paroles grotesques, à la musique plus médiocre, mais qui draine le poids de notre histoire et le lieu le plus sûr jusqu’à aujourd’hui de notre convivance, aujourd’hui menacée d’un côté par l’individualisme et de l’autre par de nouvelles appartenances exclusives.
Alors que l’Europe sortait de l’épouvantable massacre de la Guerre Mondiale, Paul Valéry écrivait des lettres célèbres sur le caractère mortel des civilisations et sur la fragilité de l’Europe, cet appendice occidental de l’Asie, pour laquelle il prévoyait une diminutio capitis, un rôle amoindri dans le concert des nations. Sa critique essentielle contre l’Europe portait sur l’impuissance de la connaissance…
L’Europe, qui n’était presque rien dans l’espace, était presque tout dans l’histoire. Est-ce que l’histoire de l’Europe ou plutôt de l’idée européenne, peut nous apporter quelques lumières sur la mémoire qu’elle doit véhiculer ?
Hérodote s’interrogeait sur un paradoxe : la nymphe Europe a donné son nom à un continent qu’elle n’avait jamais foulé : elle fut emportée par Zeus amoureux depuis l’Asie Mineure jusqu’à la Crète, mais ce sont les terres grecques du continent qui furent qualifiées les premières de terres européennes. Dans notre imaginaire mémoriel, la Grèce a une place privilégiée: sur l’organisation de la cité, sur la place de l’homme entre le collectif et le divin, sur le progrès scientifique, l’expression artistique et la réflexion philosophique elle a apporté des trésors auxquels s’est alimentée la civilisation européenne.
Cette mémoire fut réactivée politiquement longtemps après, lorsque les luttes des Grecs contre l’Empire turc suscitèrent une première réaction politique qu’on peut qualifier d’européenne. Puis cette mémoire joua son rôle lorsque la Grèce fut, trop rapidement, admise dans l’Europe. Aujourd’hui, dans ce pays dans le marasme, la mémoire n’aide pas à exorciser les spectres de la gravissime récession. Nous sommes tous tributaires envers la Grèce de la Haute époque. Nous devons être solidaires de la Grèce d’aujourd’hui, non pas à cause de Sophocle, Socrate ou Archimède, mais parce que la leçon des dérives actuelles est universelle : lorsque la loi n’est pas appliquée, la loi n’existe pas, et l’homme s’abandonne à ses instincts, qu’il enveloppe parfois du terme anodin de débrouillardise.
Si l’Empire romain fut avant tout méditerranéen, il laissa à l’Europe une langue, ne administration, un réseau de routes, un système juridique et la nostalgie de l’Imperium mundi. Et puis, la division de l’Empire de Théodose entre ses deux fils Honorius et Arcadius, deux personnalités très falotes, créa avec le temps une véritable rupture entre Orient et Occident, rupture politique, linguistique et pour finir religieuse avec au XIe siècle la séparation définitive entre l’Église orthodoxe et la chrétienté de l’Occident. Nous avons tendance chez nous à oublier cette Europe dont l’histoire fut assez différente de la nôtre.
Désormais, avec le monde carolingien les mentions de l’Europe s’entendent comme des manifestations de l’Occident.
C’est lors de la lutte contre l’Islam que le terme d’Europe fut de nouveau utilisé par les chroniqueurs . La victoire de Charles Martel à Poitiers reste dans l’imaginaire collectif ; à la même époque exactement, l’Empereur Constantin V de Byzance arrête l’avancée musulmane vers l’Empire d’Orient à l’époque de la bascule des Omeyyades arabes vers les Abbassides plutôt iraniens. Mais le souvenir s’en est perdu, car Constantin V , parce qu’il était iconoclaste, fut l’objet après sa mort d’une « damnatio memoriae » de la part des clercs, bel exemple des liens impurs entre mémoire et histoire.
Puis l’Empire de Charlemagne, inclut toute l’Europe chrétienne de l’époque sauf les territoires sous contrôle byzantin. Cela représente à peu près exactement la Première Europe des Six, à laquelle on aurait ajouté la Suisse et quelques territoires du nord de l’Espagne. Il y a là une pesanteur historique manifestement très forte. En fait dans les siècles ultérieurs du Moyen Âge, où le terme même d’Europe disparaît plus ou moins des écrits, c’est dans le cadre d’un Empire germano-romain que se poursuit entre Pape et Empereur la lutte pour l’imperium mundi. Lutte sans vainqueur qui aboutira au morcellement territorial des protagonistes, aussi bien l’Allemagne que l’Italie, alors que les premiers États Nations, tels la France et l’Angleterre se renforcent avant d’entrer en conflit.
Cette histoire longue aide à relativiser les enseignements de la mémoire qui s’appuient surtout sur les événements plus récents, tels par exemple qu’ils ont été transmis par les grands-parents aux petits enfants, tout au moins à l’époque, si récente et pourtant si obsolète où la transmission intergénérationnelle se faisait encore ; alors qu’elle est en voie de disparition.
Les jeunes français ont longtemps appris que le conflit avec l’Allemagne était éternel : c’est faux. Au Moyen Âge, les guerres entre le Roi de France et l’Empereur ont été rares : Bouvines fut l’exception et non la règle. Bien plus tard, en revanche, les drames de la conquête du Palatinat par les troupes de Louis XIV ont laissé des lourdes traces mémorielles et l’occupation de la Prusse par les troupes napoléoniennes après Iéna a déclenché la première réaction de nationalisme anti-français en Allemagne, bien avant la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace.
De même, les Juifs d’origine polonaise qui, comme moi, entendaient que les Polonais haïssaient les Juifs depuis toujours, doivent savoir que au Moyen Âge la Pologne avait été un refuge pour les Juifs persécutés ou expulsés des pays européens à l’occasion des Croisades ou de la Peste noire. S’intéresser à la longue histoire permet de désessentialiser les groupes humains. La haine n’est pas inscrite dans les chromosomes, mais dans les aléas de l’histoire et de son instrumentalisation.
Dans l’histoire de l’Europe, un fait est frappant, l’importance des conflits religieux: d’abord parce que tant que la culture de l’écrit fut essentiellement portée par les clercs, les confins de l’Europe se confondaient naturellement avec les confins de la christianisation qui s’acheva au XIVe siècle dans les pays baltes. Ensuite parce que quand l’écrit se démocratisa avec la révolution de l’imprimerie, l’une des conséquences immédiates en fut Luther, l’éclosion des protestantismes et la longue série de guerres à prétexte religieux, qui ne s’acheva qu’en 1648 avec les traités de Westphalie, ce moment fondateur de l’Europe des Nations où la liberté religieuse fut reconnue aux chefs d’État: L’adage : « cujus regio, ejus religio » permit à Louis XIV de chasser les protestants de France en 1685 sans guère soulever de protestation.
Quant aux Juifs, rappelons-le, les derniers d’entre eux sur le territoire français avaient été expulsés en 1394, ceux de Provence cent ans plus tard. Les minorités qui vivaient dans les États du Pape, ou l’Alsace et la Lorraine devenues françaises après l’expulsion ont bénéficié, les premières du monde, d’un statut de citoyen égal en droits dès 1791. Il a fallu un siècle supplémentaire pour que tous les autres États de l’Europe en arrivent là également.
La lutte contre l’Islam continua d’être une source d’alliances à l’intérieur de l’Europe après même la bataille navale de Lépante en 1570, jusqu’à l’échec de l’assaut des Turcs à Vienne en 1685.
Puis arrive le 18e siècle, où se renforce l’idée qui aujourd’hui nous paraît naturelle, mais qui ne l’était pas, celle de la liberté religieuse individuelle. Cette histoire-là, vous la connaissez : c’est l’histoire du Siècle des Lumières, où la franc-maçonnerie joua un rôle très important, une histoire dont nous sommes aujourd’hui encore les tributaires. Une histoire que d’autres peuples n’ont pas connue…
En ce qui concerne l’Europe, le Siècle des Lumières fut aussi celui des premières aspirations européennes sous une unification non religieuse. L’Abbé de Saint Pierre avait déjà posé en 1713 les linéaments d’instances internationales régulatrices des relations entre les pays européens. Mais à la fin du siècle et au soir de sa vie c’est Kant qui s’intéresse à l’Europe rêvant d’une civilisation européenne dont l’aspiration à l’universel, dans la tolérance dans la diversité culturelle, le respect de la liberté des peuples et des personnes et la garantie universelle de la justice par le droit puissent être assurés sans intervention du supranaturel.
La tâche était immense et probablement utopique. On en voit le souvenir dans les idées de ceux qui ont porté l’Europe depuis la fin de la guerre.
Kant était sur une ligne de crête. Son projet de paix perpétuelle gérée par l’assemblée des hommes s’est heurté à des transformations et à des déformations dans l’histoire et dans la pensée. L’une des premières fut le déclenchement de la Terreur dans l’histoire de la Révolution française dont François Furet a fait le paradigme des totalitarismes ultérieurs : la pureté de la doctrine révolutionnaire a autorisé les pires exactions et la pire police de la pensée.
L’Europe a été longtemps la proie des fanatismes religieux. Elle risque de l’être encore. Mais il ne faut pas oublier qu’elle au siècle dernier, elle a été aussi la proie d’autres fanatismes.
Sur le plan philosophique, Hegel et ses disciples, autrement dit une grande partie de la pensée politique du XIXe et du XXe siècle, ont remis l’expérience humaine dans l’orbite de l’absolu, pour reprendre une belle formule de Marcel Gauchet. En se faisant les maitres du sens l’histoire de l’esprit, par l’efficacité de leur raisonnement dialectique, ils ont permis l’infiltration du supra sensible dans un discours qui se prétendait débarrassé du carcan de l’hétéronomie religieuse. La possession du sens de l’histoire n’est qu’une illusion parmi d’autres, mais ce fut une illusion aux conséquences dramatiques : c’est elle qui a donné la justification théorique des religions séculières qui ont ensanglanté le XXe siècle.
La position de Kant est fragile, car s’il n’y a pas d’instance absolue qui fournisse une ligne de conduite comment savoir si une route est meilleure qu’une autre ? Cette question, qui est un pont aux ânes pour la philosophie aboutit à un constat très pénible et très actuel qui est celui du relativisme. Il est interdit d’interdire. Cette phrase imbécile qui faisait mes délices d’étudiant soixante-huitard est un viatique pour toutes les approximations, pour tous les amalgames, pour toutes les confusions. S’il y a un message pour l’Europe , c’est celui du respect nécessaire pour la vérité dût-elle être complexe et aller à l’encontre de la doxa.
Au cours de ces trente dernières années, le refus d’un monde sans repère, dénué de sens apparent et gros d’humiliations et de difficultés quotidiennes, axé sur la satisfaction consumériste des désirs individuels a poussé certains jeunes à des formes d’affiliation religieuse sectaire ou radicale. Le phénomène gagne en ampleur. Il est profondément inquiétant.
Il faut se résigner à cette situation d’inachevé et d’incomplet qui est celle de la nature humaine. Elle est riche en réussites, elle est riche en dialogues, elle est riche en espoirs de paix, même si elle est pauvre en certitudes.
Elle s’affronte à ceux qui se cherchent à imposer aux autres leur propres idées sur ce que doit être l’évolution du monde. Ces idées peuvent être religieuses et se référer à un messianisme collectif dont la violence est une des étapes ou à une simple loi enjoignant au croyant le combat pour imposer ses valeurs sans admettre aucune légitimité aux valeurs d’autrui.
Ces idées peuvent se prétendre éloignées de la religion et en général elles reposent alors sur une scientificité factice qui a toujours trouvé parmi les hommes de science eux-mêmes des thuriféraires intéressés : les déformations qu’on a fait subir à la pensée de Darwin pour l’adapter aux foutaises de la théorie des races supérieures furent une étape, la volonté de se débarrasser en conséquence logique des races inférieures fut l’étape suivante, la réalisation technique n’en fut qu’un corollaire administratif traité de la façon la plus neutre et la plus efficace possible. Le nazisme fut cette horreur-là, une horreur pour laquelle bien peu de ses adeptes, ne l’oublions pas, ont demandé pardon.
Bien sûr, les pratiques religieuses aussi intenses soient-elles elles peuvent avoir cours dans la mesure où elles ne cherchent pas à s’imposer aux autres et où elles ne contreviennent pas aux lois de la cité.
Pour certains, de toutes les religions, ces pratiques s’accompagnent d’un véritable respect d’autrui qui ne conduit pas à un syncrétisme mou, mais à un enrichissement commun. Ces hommes sont minoritaires. Il faut d’une façon ou d’une autre que la société les aide.
J’ai tenté dans ces lignes que je n’ai pas eu le temps de travailler autant que je le désirais, de me décrocher de la réalité dans laquelle je suis plongé quotidiennement. C’est pourquoi je ne vous ai pas parlé d’antisémitisme, je ne vous ai pas parlé d’Israël et je ne vous ai pas parlé d’Islam.
Mais je ne veux pas achever mon discours sans faire quelques remarques , au nombre de 10:
1° L’Europe elle-même est un ensemble flou, mais certains pays non admis sur ses franges sont aussi européens que d’autres : je pense aux Balkans, à la Russie, à l’Ukraine et nous ne pouvons pas nous désintéresser à la Turquie qui a longtemps piaffé à la porte de l’Europe avant d’aller chercher d’autres horizons…
2° Chacun des pays européens du fait de son passé a ses propres problèmes mémoriels qu’il affronte à sa façon. Cela peut donner des conflits de mémoire particulièrement pénibles. Pour ne donner que l’exemple de la Pologne, il y a la mémoire du nombre considérable de polonais tués par les Allemands pendant la guerre, notamment dans les camps comme celui d’Auschwitz, il y a les relations complexes et conflictuelles, mais pas uniquement conflictuelles, heureusement, entre les Polonais et les Juifs, il y a les relations entre les Polonais et les Russes, il y a les relations entre les polonais et les expulsés allemands de l’ouest de la Pologne d’aujourd’hui qui était l’Allemagne d’hier.
3° La mémoire de la Shoah est un travail d’introspection de certains pays sur leur passé, travail qui n’est pas achevé dans bien des cas. C’est aussi un devoir pour les victimes. C’est malheureusement une lutte contre le négationnisme, forme immonde de l’antisémitisme. Enfin et surtout peut-être c’est une réflexion sur ce que peut faire l’homme à l’homme, enseignement universel. Il y a dans l’histoire de la Shoah un terrible message sur la fragilité de l’homme commun par rapport à la propagande et par rapport au conformisme de groupe. Ce travail, qui fait que chacun d’entre nous doit se demander comment il aurait agi et doit se demander comment faire pour se conduire en Juste et non pas en lâche. Les Justes furent une minorité, mais ils furent de tous les pays.
4° Il y a très peu de Juifs actuellement en Europe, notamment dans les pays de l’Europe de l’Est où ils ont été exterminés. La mémoire doit prendre en compte cet effet déformant, qui fait par exemple que chacun connaît le nom de Auschwitz, car il y a eu des survivants, mais presque personne celui de Belzec où près de 600 000 Juifs ont été assassinés sans témoins survivants.
5° La population européenne la plus discriminée aujourd’hui est celle des Roms dont la mémoire et le sort ont été continuellement esquivés.
6° L’antisémitisme existe encore en Europe dans les milieux traditionnels. Il est plus ou moins violent parmi les mouvements populistes qui font des percées inquiétantes, quelle que soit leur idéologie exprimée publiquement. Parmi les partis ouvertement antisémites, le Jobbik en Hongrie et l’Aube Dorée en Grèce, sont les plus évidents, mais il affleure la surface chez bien d’autres.
8° Les attaques contre des pratiques religieuses anciennes, traditionnelles et capitales pour l’identité religieuse, islamique ou juive, telles que celles qui sont portées contre l’abattage rituel ou la circoncision dans certains pays d’Europe sont extrêmement choquantes. Il ne sera plus utile de parler de mémoire juive le jour où la circoncision sera bannie.
9° Ceux qui prônent, comme les Frères Musulmans, une idéologie où la charia remplacerait ou se conjuguerait à la loi civile, doivent être combattus, même s’il ne préconisent pas un Islam de Djihad. L’Islam politique, que j’appelle l’islamisme, est incompatible avec l’idéologie des Lumières ; l’Islam privé est une religion comme une autre qui a droit au même respect que les autres. L’islamisme radical est une idéologie meurtrière dont les formules se rapprochent de celles des nazis.
10° S’il y a une leçon qu’il faut garder du passé c’est la suivante: les idéologies les plus dangereuses sont des idéologies de minorités. Les majorités ont du mal à réagir devant la détermination des fanatisés. Les démocraties ont du mal à garder leurs principes devant les assauts de celles-ci. La faiblesse des démocraties avant et au cours de la deuxième Guerre mondiale que les nazis auraient probablement gagnée s’il n’y avait pas eu Winston Churchill est une grave constatation et un appel pour une vigilante fermeté. »
Richard Prasquier
Président du CRIF