Le CRIF en action
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Publié le 18 Janvier 2013

Intervention d’Alain Chouraqui à la Convention du CRIF: Déghettoïser l’antisémitisme pour mieux le combattre

 

L’antisémitisme est l’affaire de chacun. Il est trop souvent ressenti, y compris chez les juifs, comme un problème ne concernant que les Juifs, car ils en sont les cibles évidentes. Alors que par ses racines comme par ses conséquences et par ses enjeux sociétaux beaucoup plus larges, cette ghettoïsation de l’antisémitisme  fausse, désarme, désespère.

L’histoire a montré que si le combat n’est jamais gagné complètement, il n’est jamais perdu non plus, mais à condition de le mener sans relâche

 

La France n’est pas antisémite aujourd’hui, et les opinions antisémites sont à un niveau historiquement bas. Mais les agressions antisémites se multiplient et s’aggravent. Les enfants juifs de Toulouse, assassinés parce que juifs, hantent nos esprits. Un cauchemar bien réel, inédit depuis la guerre.

 

Mais cette affaire montre aussi combien ghettoïser l’antisémitisme peut tromper, car le fanatisme du tueur et ses autres cibles montrent qu’encore une fois c’est toute la société qui est visée à travers la cible juive tristement « privilégiée » pour des raisons à la fois historiques, politiques et manipulatoires.

 

Le diagnostic et le traitement s’imposent, évidemment. Mais seuls quelques points pourront être relevés ici, pour faire bref, sur un sujet bien complexe.

 

1/ Dans toute société, existe un terreau de tensions sociales, des germes de pathologies collectives : frustrations, intérêts divergents, inégalités, injustices, peurs, racismes, crispations identitaires… La tentation de la violence est constante, la démocratie joue comme régulateur des tensions, mais elle est parfois en difficulté.

Les stéréotypes font partie de ce terreau, entre besoin cognitif de faire des catégories, et dérapage vers des préjugés, y compris des préjugés racistes ou antisémites dangereux.

Parmi ceux-ci, et c’est l’objet de notre Journée d’étude, fermentent des « prêts-à-penser » antisémites, parfois des « prêt-à-haïr », que l’histoire a cumulés : religieux, raciste, politique, social, culturel … ; entre besoin d’une minorité bouc émissaire et rejet d’une culture du Livre.

 

À partir de ce terreau, les crises peuvent enclencher des dynamiques dangereuses, d’autant plus difficiles à combattre lorsque l’on attend pour le faire.

 

Plus qu’une maladie, la fièvre antisémite apparaît alors comme un symptôme de cet enclenchement, un  révélateur, un baromètre, traduisant les dynamiques sociales dangereuses qui menacent la République et la société en général : actuellement, il s’agit clairement des difficultés d’intégration et du communautarisme, des fanatismes et des terrorismes, des injustices et des frustrations sociales, des différences nord-sud et Orient-Occident (illustrés notamment par la situation d’Israël)… Du travail pour l’humanité…

 

2/ Peut-on guérir de l’antisémitisme ? interroge notre Table ronde. Au plan individuel, c’est un peu demander si l’on peut guérir de la bêtise, de l’ignorance, des frustrations, de la jalousie, de la peur, de la haine… Au plan sociétal, il faut garder à l’esprit que le combat doit se situer à deux niveaux :

 

- les fièvres antisémites doivent être combattues dès leurs commencements, par l’éducation, la connaissance de l’expérience historique, l’information et le débat contre la désinformation, le droit, l’action militante, y compris aujourd’hui sur Internet. Ainsi, chacun peut et doit agir ou réagir sur la Toile pour ne pas laisser la parole aux antisémites et aux manipulateurs, et pour contribuer à assainir ce nouveau lieu d’influence et de pouvoir.

 

- les racines du mal doivent être traitées avec ténacité, sur le long terme, par l’éducation surtout, mais aussi par l’engagement civique de chacun contre les fléaux sociétaux que les fièvres antisémites ou racistes traduisent.

 

3/ Depuis le paroxysme antisémite de la Shoah, produit lui aussi de crises économiques et sociales, des évolutions positives ont pu être constatées. Mais deux facteurs aggravants méritent d’être soulignés :

 

- La puissance des antisionismes d’origines diverses est portée aujourd’hui par la mondialisation des échanges  et des émotions, notamment sur Internet… Ils donnent bonne conscience à certains qui stigmatisent le « Juif des nations » sans voir ou vouloir voir que cela atteint les juifs dans les nations… La distinction entre antisionisme et antisémitisme est parfois intellectuellement fondée, mais on ne la constate pas  sociologiquement, et c’est au nom de la haine d’Israël que les juifs sont aujourd’hui des cibles dans le monde entier.

 

- Le cumul historiquement nouveau de crises conjoncturelles « classiques » et de déstabilisations sociétales récurrentes (dues à l’accélération durable des changements), engendre chez beaucoup de groupes sociaux des pertes de repères moraux, religieux, idéologiques, économiques et sociaux, des engrenages de peurs, d’agressivité et d’extrémismes, des « besoins » d’autorité voire d’autoritarisme ou d’intégrisme, et des menaces contre les droits et libertés, en particulier des minorités.

 

Devant ces processus dangereux, le défi, pour les juifs comme pour les autres, est à la fois d’être fermes dès leurs commencements, tout en faisant le maximum pour ne pas alimenter les engrenages des crispations identitaires et des peurs.

 

4/ S’impose donc un combat dans la durée par l’éducation, en particulier par l’éducation à l’esprit critique, contre l’ignorance, les idées reçues, les passions, les entraînements et les aveuglements ; combat qui passe notamment par une formation spécifique et pluridisciplinaire des éducateurs à la lutte contre les préjugés.

 

Pour nourrir cette éducation, la connaissance de l’’expérience du pire peut être travaillée comme un repère éducatif fort –scientifique et sensible- permettant de passer :

 

- de la « mémoire révérence » à la  « mémoire référence » qui permet de comprendre les mécanismes individuels et collectifs dangereux, récurrents, mais résistibles – préjugés et racismes, soumission aveugle à l’autorité, passivité, effet de groupe, conformisme…- que l’on retrouve dans la Shoah (à un niveau sociétal) comme dans l’assassinat d’Ilan Halimi (à un niveau groupal).

 

- de la désolante « concurrence des mémoires » à une puissante « convergence des mémoires » qui peut rassembler, sans amalgamer, les mémoires des grands crimes contre l’humanité, autour du constat commun des résistibles fonctionnements humains, individuels et collectifs, qui ont conduit et peuvent encore conduire au pire, pour les uns comme pour les autres.

 

C’est le pari éducatif que fait, à partir de l’histoire du lieu et de la Shoah, le nouveau Site-mémorial du Camp des Milles, dans son « volet réflexif » inédit, comme dans ses ateliers et ses formations.

 

L’histoire a montré que si le combat n’est jamais gagné complètement, il n’est jamais perdu non plus, mais à condition de le mener sans relâche…