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Pourquoi cette visite en Azerbaïdjan ?
Il y a à cette visite plusieurs raisons :
L’Azerbaïdjan, pays largement inconnu à l’époque où il faisait partie de l’empire soviétique, est devenu ces dernières années un acteur indépendant dont le rôle est extrêmement important dans la politique régionale. Ses relations avec l’Arménie en sont évidemment un élément, nous en reparlerons, mais il en est d’autres qui pour nous sont importants à comprendre et pour cela rien ne vaut un voyage sur place : je pense à la donne énergétique internationale qui joue un rôle considérable dans le passé, le présent et l’avenir des relations d’Israël avec son environnement, je pense à la situation de l’Azerbaïdjan par rapport à son voisin iranien, compte tenu de la présence d’une très importante population de culture azérie en Iran et aux risques avérés au cours de l’année passée d’une diffusion du chiisme extrémiste pro-iranien que l’Azerbaïdjan a jusqu’à maintenant gardé à distance. Et puis, un élément géopolitique fondamental pour le Président du CRIF que je suis : l’Azerbaïdjan est devenu ces dernières années un partenaire très important d’Israël dans la lutte sans merci qu’Israël est obligé de mener contre les États voisins. La Turquie a basculé dans le camp des ennemis de l’État hébreu, contrairement à une position de fait qui s’était maintenue pendant de nombreuses années.
Enfin, il y a une dernière et importante raison: il y a en Azerbaïdjan une très ancienne communauté juive, dont une partie vit d’ailleurs dans les « montagnes » de la région nord du pays non loin de la frontière avec le Daghestan. Les 20 000 Juifs environ qui vivent en Azerbaïdjan présentent des traditions et une histoire particulières et il a été très émouvant pour notre groupe de les rencontrer. Il n’y a malheureusement plus beaucoup de pays, et presque aucun dans le monde musulman (sauf la Turquie et à moindre degré l’Iran) où habite un nombre significatif de Juifs. Les Juifs d’Azerbaïdjan nous ont dit qu’ils n’avaient jamais souffert d’antisémitisme.
Cette visite qui est intervenue alors que Bakou faisait face à une vague d’indignation internationale du fait de l’affaire Safarov a suscité une vive émotion dans la communauté arménienne de France. Le comprenez-vous ?
Je le comprends parfaitement, mais cette affaire est survenue alors que le voyage était organisé depuis longtemps et l’annuler aurait été une gifle irresponsable envers les représentants de l’Azerbaïdjan. Je vous rappelle que le Président Hollande a reçu le Président azerbaïdjanais Ilham Aliev le 18 septembre 2012 quelques jours à peine après la mesure de grâce prononcée par ce dernier, qui avait tellement choqué la communauté arménienne et au-delà.
En ce qui concerne l’affaire Safarov, j’ai évidemment demandé des explications aux officiels azerbaïdjanais à plusieurs reprises au cours du voyage, y compris dans des moments où il n’était pas d’usage d’évoquer des « sujets qui fâchent ». Ils m’ont présenté leur version des faits, mettant l’accent sur les humiliations et les insultes qu’aurait subies au préalable l’officier azéri de la part de sa victime arménienne ; j’en ai également parlé à l’Ambassade de France où on nous a expliqué cette affaire avec précision et objectivité. La publicité donnée à l’auteur du crime, transformé en modèle quand il est revenu dans son pays, est évidemment inacceptable, et a été d’ailleurs critiquée aussi bien par le Conseil de l’Europe que par le Président des États-Unis.
Tout en se livrant à une course effrénée aux armements, assortie de menaces de guerre répétée contre l’Arménie, Bakou s’est lancé dans une entreprise de charme mondiale, à grand renfort de pétrodollars, afin de gagner l’opinion à sa cause. Peut-on résister à ce type d’offensive et comment ?
Nous avons effectivement pu observer combien profonde était l’animosité des Azerbaïdjanais à l’égard de l’Arménie en raison de la question du Karabagh. Ce sujet a été mentionné à chacun de nos entretiens, le Karabagh étant présenté par nos interlocuteurs comme une région occupée par l’Arménie s’étendant à près de 25% de la surface du pays dans laquelle la présence historique arménienne se serait en fait limitée à une partie relativement réduite. Des exactions effectuées par les Arméniens contre les Azéris nous ont également été relatées, aucun cas inverse n’étant signalé. Nous savons que les participants, dont la France, du groupe de Minsk chargé de traiter de ce problème n’ont pas jusqu’à maintenant trouvé de solution acceptable pour les deux parties.
Je n’ai pas de compétence dans un conflit aussi complexe dont je ne connais que des fragments, ceux-ci provenant en partie d’une source unique. Je sais que des revendications territoriales peuvent être manipulées par les populistes de tous bords. Ce qui devrait compter pour avancer est inaudible en période d’investissement émotionnel et d’activation idéologique intérieure et extérieure : à savoir comment assurer le bien-être quotidien des populations intéressées, leur liberté d’expression et leurs possibilités de forger un avenir heureux et paisible pour leurs enfants. Mais j’espère qu’avec le temps des pistes se créeront.
En attendant, votre remarque sur le pouvoir des pétrodollars est judicieuse, mais pour y répondre, il faut l’étendre. Oui, il y a des pays dont le palmarès en matière de liberté de leurs populations ou en matière d’apports à la civilisation et à la science est sans commune mesure avec leur influence, cette influence étant largement due à des ressources financières qui ne sont liées qu’à un hasard géographique.
Nous voyons aujourd’hui en France même comme les possesseurs de pétrodollars sont recherchés, flattés et respectés : les cas du Qatar, de l’Arabie Saoudite et des émirats du golfe ont été ainsi mis en exergue récemment ; la Libye de Kadhafi et la Syrie de Assad étaient jusqu’à il y a peu de temps hautement respectées dans les instances gouvernementales et internationales. Dans certains cas, la crise économique rend ces pays indispensables pour les carnets de commandes, les subventions et les prêts, quoi qu’on pense de leur politique intérieure. Dans d’autres cas (ou les mêmes) pour des raisons de sécurité régionale et de menaces terroristes, les États démocratiques occidentaux ont fermé des yeux devant des dérives démocratiques dans la mesure où ils pensaient que ces dérives les mettaient à l’abri de risques plus grands encore. Tout cela, c’est le cambouis de la politique, qui est affaire de rapports de force, d’intérêt national et pas de morale inconditionnelle.
C’est d’ailleurs la même « éthique de responsabilité » au sens de Max Weber qui fait que l’Arménie est devenue un pays objectivement allié à l’Iran sans partager les catastrophiques idées des mollahs iraniens. Mais je suppose que les dirigeants arméniens pensent qu’ils ne peuvent pas refuser de lire une carte de la région et qu’ils doivent savoir qui sont leurs voisins.
On fait effectivement beaucoup de critiques sur l’état de la démocratie en Azerbaïdjan et je suppose que ces critiques sont grandement fondées, comme elles le sont pour bien d’autres pays, pas tous d’ailleurs stigmatisés. Il y a bien des voyages étrangers dans la plupart de ces pays…
Pour nous, simple institution, nous pensons que nous devons écouter et connaître qu’il ne faut pas lancer des anathèmes sans chercher à savoir plus clairement ce qui fut et ce qui est, qu’il faut être lucide et ne pas nous laisser instrumentaliser par complaisance et/ou aveuglement. Personnellement j’ai pris pour habitude de dire à mes interlocuteurs ce que je pensais, même si cela pouvait être considéré comme gênant. Je l’ai toujours fait avec tous. Je continuerai.
Quelle appréciation portez-vous sur les relations du CRIF avec la communauté arménienne de France, qu’en attendez-vous et comment vous situez-vous par rapport à ses combats?
J’ai toujours considéré que notre relation avec les Arméniens est d’une proximité particulière, à bien des égards exceptionnelle, et je l’ai d’ailleurs dit à nos interlocuteurs turcs et azéris.
Proximité particulière en raison d’un double partage :
1. Partage de mémoire ou plus exactement partage de relation à notre mémoire collective. Le concept de génocide qui fut créé pour rendre compte des massacres d’Arméniens par un juriste juif polonais réfugié aux États-Unis et qui fut ensuite appliqué aux massacres des Juifs par les nazis structure en partie notre rapport au passé, que nous le voulions ou non. Pour moi, qui pense que la généralisation de ce terme entraine un affaiblissement inacceptable de son sens (si tout est génocide, il n’y a plus de génocide…), j’ai toujours dit à mes interlocuteurs turcs, que ce qu’avaient subi les Arméniens en Anatolie il y a environ 100 ans était bien un génocide et qu’il était scandaleux de prétendre qu’il y avait eu « un double génocide », comme certains le prétendaient. Je suis heureux de voir que de plus en plus de citoyens turcs, notamment des intellectuels, se placent désormais sur cette route, malgré les ennuis qu’une telle prise de position peut leur apporter.
2. Le deuxième point de partage est la similitude des comportements: les relations entre parents et enfants, les difficultés du récit, la volonté de se mouler dans le cadre républicain, de donner aux enfants toutes les chances dans la France républicaine, l’acharnement au travail accompagné d’un respect pour la parole donnée, tout cela, nous n’avons pas besoin qu’on nous l’explique : c’est ce que nous avons connu, nous aussi pour beaucoup d’entre nous. C’est pourquoi je pense qu’il y a entre les Arméniens et les Juifs une immédiate empathie, reposant sur une véritable fraternité de destin.
Nous serons toujours au côté de nos amis arméniens contre ceux qui essaient de mettre en doute la réalité du génocide qui fut perpétré envers leur peuple.