Le CRIF en action
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Publié le 24 Janvier 2013

Le blasphème, un acte religieux

 

Intervention d’Antoine Guggenheim, directeur de recherche au Collège des Bernardins,  à la table ronde « Blasphème et liberté d’expression ? » de la Convention du CRIF, dimanche 13 janvier 2013.

 

L’histoire de la répression du blasphème appartient aux heures sombres de l’humanité. Ce sont les époques inquiètes qui se polarisent sur le blasphème, celles où la confiance en l’autre et en l’avenir est ébranlée : les lois de l’empereur Justinien, celles saint Louis, qui sera réprimandé pour cela par le Pape, celle de la Renaissance (Jules III et Saint-Pie V), celles de la Restauration (« loi sur le sacrilège » de 1825), pour parler de notre pays... D’autres lois sont moins cruelles (celles d’Yves de Chartres, le Décret de Gratien) : elles excluent les châtiments corporels, voire la peine de mort, ou les rétablissent (le chevalier de la Barre est condamné à mort sous Louis XV). D’autres pays sont plus cléments tout au long de leur histoire et considèrent le blasphème moins comme un « crime spirituel » que comme un « scandale public » (Angleterre).

Nous cheminons dans cette tâche immense, qui se poursuit d’un pas à cette Convention Nationale du CRIF 2013, avec ceux et celles qui, partout dans le monde, plus encore peut-être dans les pays démunis de biens et de droits que dans ceux de l’abondance, se

 

Le blasphème, selon la théologie morale, est un péché contre la charité et contre la justice envers Dieu et envers le frère qu’il « scandalise ». Pourquoi ? Thomas d’Aquin voit en lui une « défaillance de la profession de foi », volontaire ou non, consciente ou non. Saint Paul interprète les persécutions qu’il infligea aux disciples de Jésus comme un blasphème : « Moi qui étais auparavant blasphémateur, persécuteur, insolent. Mais j’ai obtenu miséricorde, parce que j’avais agi par ignorance, n’ayant pas la foi » (1). Ce texte est important : on ne doit jamais accuser de blasphème quelqu’un qui ne partage pas votre foi. Le blasphème est un acte religieux, une dispute avec Dieu. Précisons.

 

L’enseignement de l’Église aujourd’hui réfère le blasphème au deuxième commandement du Décalogue : « Tu ne prononceras pas le nom de Dieu à faux » : « Parmi toutes les paroles de la Révélation il en est une singulière, qui est la révélation de son nom. Dieu confie son nom à ceux qui croient en Lui ; Il se révèle à eux dans son mystère personnel. Le don du nom appartient à l’ordre de la confidence et de l’intimité. ‘Le nom du Seigneur est saint’. C’est pourquoi l’homme ne peut en abuser.  Il doit le garder en mémoire dans un silence d’adoration aimante. Il ne le fera intervenir dans ses propres paroles que pour le bénir, le louer et le glorifier. » (2)

 

En décrivant ainsi la qualification morale du blasphème, l’Église ne demande évidemment aucun châtiment civil : elle avertit de son enjeu éthique et spirituel. Le blasphème est une question qui se lève dans le cœur face aux situations qui interrogent la sainteté du nom de Dieu. Il ne faut pas confondre le blasphème avec la liberté de critique de la religion.

 

La liberté de culte inclut la liberté de critique, et donc de caricature. Moquer n’est pas blasphémer. On ne devrait pas accepter le mot de l’intégrisme et qualifier de blasphème la critique réfléchie des pratiques et des convictions religieuses, ou philosophiques, quelles qu’elles soient. Qu’est-ce qui mine la résistance de nos contemporains à la revendication anti-blasphème qui monte ? N’est-ce pas le fait que l’émotion et l’indignation l’emportent sur les valeurs plus ardues de l’écoute et de la réflexion ? Toute critique est ressentie comme un blasphème quand on sacralise le vécu individuel et collectif au détriment de la réflexion et de la raison. On se sent d’autant plus menacé par la parole de l’autre que l’on se croit propriétaire d’une vérité, devenue « ma vérité ».

 

En 2011, année particulièrement sombre, 161 personnes ont été inculpées au Pakistan au titre de la loi anti-blasphème, et 9 tuées sans procès (3). Dans la montée des procès anti-blasphème, jusque chez nous, la revendication d’être respectés écrase le respect dû aux autres. Alors que, selon Emmanuel Levinas, la priorité de l’autre, sa transcendance, est fondatrice de la relation humaine et du politique. L’humanité de la société et son juste rapport à « Dieu » en sont ébranlés.

 

Cette perversion est infiniment plus blasphématoire que toute autre. Elle sape la liberté du vivre ensemble et du parler ensemble au sujet du plus intime et du plus fondamental. Selon Jean-Paul II, le droit à la vie et le droit à la liberté religieuse sont le fondement et le couronnement de tous les autres. La règle d’or du dialogue, qui correspond à notre condition de voyageurs (homo viator), n’est-elle pas ici comme ailleurs de chercher à comprendre les choses comme l’autre les comprend pour cheminer, sans contresens et sans confusion, dans l’ouvert de la vérité ?

 

L’ignorance religieuse et le déclin du vivre ensemble accroissent aujourd’hui, en France, la revendication d’une expression communautariste des convictions religieuses et philosophiques. Sous le masque d’un individualisme des droits de l’homme, qui prend des traits monstrueux, la montée des revendications anti-blasphème réanime en fait certains germes des guerres de religion. Quand l’État devient l’arbitre de la vérité d’une offense théologique ou philosophique, ou que l’autorité d’une croyance s’impose dans l’espace public, la liberté religieuse et celle d’opinion sont atteintes. La modernité nous a prémunis de ce risque au prix d’une « sortie de la religion », inscrite pour une part dans les ressources théologiques des religions, et dont le monde présente différentes variantes selon les pays. Comment en renouveler l’esprit à l’âge de la mondialisation ?

 

La mondialisation actuelle n’est pas qu’un événement économique.  Elle nous place devant des questions politiques et spirituelles, dont celles de la montée de l’antisémitisme, et celle de l’accusation de blasphème. Le patrimoine religieux et humaniste immense du monde occidental, disons, pour ce qui nous concerne plus immédiatement, de l’Europe, est une ressource singulière et une responsabilité unique pour elle et pour le monde. La réconciliation inouïe des Juifs et des Chrétiens change beaucoup plus de choses qu’on ne l’imagine souvent pour eux et pour tous. Avoir surmonté, sans l’oublier, une telle histoire de controverses, de mépris, voire, on le sait, de haine, où n’ont pas manqué les accusations ineptes et mensongères de blasphème ! Le chemin parcouru suscite non seulement l’Action de grâce, mais crée une sorte de paix du cœur, qui ne peut pas ne pas s’ouvrir à d’autres, à commencer bien sûr par ceux qui leur sont si proches : les vrais Musulmans.

 

Il est un lieu secret de l’âme où l’ami voit dans l’ami, non cet ancien ennemi avec lequel il s’est réconcilié, et qu’il observe avec attention, mais un autre être fragile, en quête de vérité lui aussi, dont l’innocence insoupçonnable a été mise de côté, quelque part, en secret, à travers toutes ses fautes. C’est à une nouvelle alliance non pas des religions, mais des hommes et des femmes religieuses et humanistes que Juifs et Chrétiens doivent travailler, avec d’autres, dans le contexte difficile d’une Europe secouée par les forces désordonnées et, pour une part, destructrices, mais aussi créatrices, de la globalisation.

 

Dans leur duo reconstitué, ou plutôt dans le hiddush inouï, qui restaure leur relation dans la lumière du respect et de l’amitié pour ce qui les sépare et pour ce qui les unit, Juifs et Chrétiens ont beaucoup à apprendre les uns des autres, avec les Musulmans, dans la fidélité à la foi d’Abraham et à leurs traditions propres, pour expulser le blasphème et la peur du blasphème de leurs cœurs. La parole de l’autre, née sous la lumière hospitalière de la vérité, peut être critique et exigeante, elle n’est jamais blasphématoire, mais sacrée et sainte.

 

Nous cheminons dans cette tâche immense, qui se poursuit d’un pas à cette Convention Nationale du CRIF 2013, avec ceux et celles qui, partout dans le monde, plus encore peut-être dans les pays démunis de biens et de droits que dans ceux de l’abondance, se dressent contre l’injustice de l’intolérance, d’où qu’elle vienne, faisant valoir la singularité fragile et le plus souvent sans défense de leur personne, en témoignage de ce qu’il y a de plus sacré en l’humain – et je pense aussi à l’œuvre de tant de penseurs et d’artistes, comme à la provocation libératrice des humoristes.

 

Il y aurait enfin beaucoup à méditer dans les récits des Évangiles. Un texte suffira à résumer le bouleversement des modes de pensée auquel ils invitent les croyants et tous ceux qui acceptent d’en examiner honnêtement le message.

 

Il s’agit d’un petit centon qui figure à différents endroits dans les trois évangiles synoptiques – Jean ne le rapporte pas, ce qui ne signifie pas qu’il ne soit pas historique – lors de controverses sur l’origine de l’autorité de Jésus : Belzébul, le chef des démons, ou l’Esprit de Dieu, l’Esprit saint ?  Évidemment, quand, dans une discussion rabbinique, on en est à ce degré d’interrogation sur l’autre, c’est que la tension est maximale, et l’explosion possible. Jésus répond, à la manière qui est la sienne dans l’évangile, à la fois radicale et miséricordieuse, d’un ton que je n’imagine que très calme, ouvrant toute possibilité de réconciliation avec ses interlocuteurs, mais aussi en exigeant d’eux qu’ils aillent jusqu’au bout de leur vérité, sans mensonge : « En vérité, je vous le dis que tout sera remis aux fils d’hommes : les péchés et les blasphèmes autant qu’ils en blasphèmeront. Mais quiconque aura blasphémé contre l’Esprit, le Saint, n’obtient jamais de rémission ; il est coupable d’un péché éternel. »

 

La réponse est très dialectique : elle laisse à chacun un chemin ouvert, à frayer, son chemin, devant la question de la foi et du blasphème pourvu qu’il respecte un principe : ne pas se mentir à soi-même ni à l’Esprit. Le blasphème fait alors partie d’un dialogue personnel, ardu, avec Dieu : tel Job, sur son fumier, ou Élie Wiesel dans La Nuit. Ces cris de foi obscure portent la question de Dieu au cœur de l’histoire plus profond que bien d’autres prières.

 

C’est aussi le chemin de Jésus dans son procès, tel que le rapportent les évangélistes, ne répondant pas aux « faux-témoins » qui l’accusent, mais témoignant de son identité à l’aide des mots de la vision du « fils de l’homme » glorieux dans le livre de Daniel, au risque d’être accusé de « blasphème », avant de crier lui-même, comme le psalmiste, son abandon sur la croix.

 

C’est de tout cela que l’on pourrait s’inspirer pour répondre par un surcroît de raison et de foi au retour de l’intolérance religieuse et de la montée des revendications anti-blasphème : le seul blasphème dont je me sens la responsabilité et la capacité de me corriger, c’est le mien chaque fois que dans mes paroles et mes actes, je me mens à moi-même et à l’Esprit Saint !

 

Antoine Guggenheim

Directeur du Pôle recherche du Collège des Bernardins

 

Notes :

1. 1 Timothée 1, 13.

2. Exode 20, 7 ; Deutéronome 5, 11 et CEC 2143.

3. Bulletin de l’Aide à l’Église en Détresse, édition de France, décembre 2012, p. 3.

 

 

Petite bibliographie :

Encyclopédie Catholicisme, Letouzey et Ané, tome 2, 1950, col. 78-84.

Catéchisme de l’Église Catholique (CEC), Mame, 1992 : n° 574, 589, 1034, 1756, 1856, 2148.

Code de Droit Canonique (CDC), Centurion, 1984, canon 1369

Vocabulaire de Théologie Biblique (VTB), Cerf, 1964, article « Blasphème »

HandKonkordanz zum griechischen Neuen Testamenten, 9ème éd., Stuttgart, 1951, articles « blaspèmein », « blasphèmia », « blasphèmos ».

Bulletin de l’Aide à l’Église en Détresse, édition de France, décembre 2012