Le CRIF en action
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Publié le 7 Novembre 2013

Rencontre avec Claude Lanzmann

À quel moment avez-vous songé à consacrer un film à la figure ambiguë de Benjamin murmelstein, ancien président du Conseil juif de Theresienstadt en Tchécoslovaquie, jusqu’ici souvent tenu pour un « collabo » ? Vous aviez eu un très long entretien avec lui au moment du tournage de « Shoah », à Rome en 1975, pourquoi ne l’avoir pas utilisé à ce moment-là ?

 

Shoah est un film épique, le ton général y est d’un tragique sans rémission. Quand on écoute Benjamin Murmelstein, on voit que ça ne colle pas, que c’est un autre esprit. Pourtant il fut le premier protagoniste avec lequel j’ai tourné. Cela m’avait été très difficile d’obtenir un rendez-vous avec lui, et c’est mon épouse d’alors, l’écrivain allemand Angelika Schrobsdorff - on la disait la plus belle femme d’Allemagne - qui l’avait conquis, car il aimait les femmes. De Jérusalem, nous étions arrivés à Rome avec un matériel de prises de vue et de son formidable, très sophistiqué, mais aussitôt arrivés, notre minibus avait été entièrement pillé par un gang italien organisé. Nous fûmes alors obligés de faire venir du matériel en catastrophe de Paris. Cet incident m’avait un peu assommé, mais j’ai quand même tourné pendant une semaine entière avec Murmelstein.

C’est un film sur l’homme absolument exceptionnel qu’était Benjamin Murmelstein

C’était tellement difficile de faire « Shoah » , de la façon dont je l’ai fait, sans commentaire, la construction du film générant d’elle-même sa propre intelligibilité, que si j’avais dû intégrer ce tournage, le film aurait duré au moins vingt heures ! Donc, je me suis dit, on verra plus tard, et j’y ai longtemps renoncé.

 

La question des Conseils juifs, par tout ce qu’elle implique et met en jeu était très difficile, mais aussi déjà présente dans « Shoah » . Le paradoxe est que j’aurais pu avoir un président de conseil vivant, Murmelstein et que toute l’imprégnation tragique de « Shoah »  m’a conduit à le remplacer par un président de conseil mort, Adam Czerniakow, de Varsovie qui s’est suicidé en juillet 1942, le premier jour des déportations pour Treblinka. Dans « Shoah » , c’est Raül Hilberg qui l’incarne, en commentant le journal tenu chaque jour par Czerniakow jusqu’à son suicide et dont il venait d’assurer la publication aux États-Unis, et de rédiger la préface. Hilberg, avant d’avoir lu sur mes conseils ce journal, était très violemment opposé à tous ces gens, à tous les notables juifs contraints de « collaborer » avec les Allemands. Alors, j’ai longuement discuté avec lui, je lui ai démontré que tous ces hommes étaient pris dans des contradictions sauvages et ne pouvaient pas agir autrement. Hilberg m’a donné raison, il a complètement changé et modifié son jugement sur eux.

 

« Le Dernier des Injustes », c’est ainsi que murmelstein se décrit lui-même dans le film. Un injuste, un traître, c’est ainsi que beaucoup de gens voient les présidents de Conseils juifs de l’époque, aujourd’hui encore. Ce n’est pas ainsi que vous le présentez dans le film, bien que lui posant parfois des questions très dures, quand vous l’interrogez notamment sur son désir de pouvoir. Vous semblez cependant gagné, au fil des entretiens, par une réelle bienveillance à son égard. Qu’est-ce qui vous a convaincu de la sincérité de sa démarche ?

 

De vrais collabos - c’est-à-dire des gens partageant l’idéologie des nazis - comme c’était le cas par exemple des collabos français, il n’y en a pas eu parmi les Juifs, sauf à Varsovie peut-être, un groupuscule qu’on appelait les Treize, parce qu’ils habitaient au 13 de la rue Leszno. Leur leader était un certain Gancwajch, qui, lui était un traître, renseignant les Allemands. C’est un cas quasiment unique. Les autres étaient nommés par les Allemands et leur refus signifiait la peine de mort. Ils essayaient de sauver quelque chose, ils croyaient à la rationalité allemande, à savoir que les Allemands avaient besoin du travail juif et que s’ils travaillaient, on ne les tuerait pas. Ils se sont trompés. La mort des Juifs était prioritaire. Pour ce qui est de Murmelstein, on est encore dans un autre cas de figure. J’ai été frappé par sa capacité de répartie, par son savoir, par son intelligence. Je l’ai surtout senti parfaitement sincère. Très souvent, il dit: « On n’avait pas le temps de penser ». C’était justement là la perversité des nazis, tout le temps de nouveaux ordres à exécuter à toute vitesse et tous, plus inexécutables les uns que les autres.
Murmelstein confesse tout ça à la fin de très longues heures de discussion : « On n’a pas vu, on n’a pas prêté assez d’attention... », même lui, qui pourtant ne se faisait aucune illusion sur la cruauté des nazis et leur capacité infinie de tromperie. Il ne ment pas non plus quand il dit que pour les chambres à gaz il ne savait pas, c’est absolument vrai. Ils avaient peur des déportations de Theresienstadt vers l’Est, mais étaient incapables d’imaginer la réalité de la mort dans les chambres à gaz. Birkenau pour eux – et cela recoupe exactement ce que j’ai montré dans « Shoah »  à propos du « camp des familles » tchèques – était une sorte de réplique de Theresienstadt en plus dur. Comme le dit magnifiquement Filip Müller dans « Shoah » : « qui veut vivre est condamné à l’espoir. » Ils voulaient tous vivre.

 

Est-ce que ce film est pour vous le regard porté sur un homme, la « pesée d’une âme » en quelque sorte, ou est-ce que, plus largement, il faut le voir comme une réhabilitation du rôle qu’ont tenu les Conseils juifs pendant la guerre ?

 

Ce sont les deux choses à la fois. C’est un film sur l’homme absolument exceptionnel qu’était Benjamin Murmelstein, grand savant, spécialiste de la mythologie comme science, immensément intelligent, plein d’humour et d’une sincérité extrême avec moi. Mais les problèmes qu’il eut à affronter étaient ceux des autres présidents de Conseils juifs en Europe de l’Est, essentiellement en Pologne. Quelques-uns d’entre eux avaient un ego surdimensionné, c’est incontestable. Ils étaient enchantés d’avoir du pouvoir, même s’ils le tenaient des Allemands. Mais le cas de Murmelstein est très différent parce que le ghetto « pour la montre » de Theresienstadt était absolument unique : il devait être montré et le fut. C’est très clair dans un de mes précédents films « Un vivant qui passe » qui décrit la visite du Comité International de la Croix Rouge à Theresienstadt en juin 1944 après l’action « d’embellissement » du ghetto que Murmelstein mit en oeuvre.