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Publié le 7 décembre dans Le Monde
Le déplacement d’Angela Merkel à Auschwitz-Birkenau, vendredi 6 décembre, restera dans l’histoire. Ce n’est en effet que la quatrième fois, après Helmut Schmidt, en 1977, et Helmut Kohl, en 1989 et 1995, qu’un chancelier allemand se rend dans le plus grand centre de concentration et d’extermination nazi, où périrent environ 1,1 million d’hommes, de femmes et d’enfants, dont 90 % de juifs.
Depuis son arrivée au pouvoir, en 2005, Mme Merkel a visité plusieurs camps de concentration : Buchenwald, en 2009, avec le président américain Barack Obama ; Ravensbrück, en 2010 ; Dachau, en 2013 et 2015, où aucun chancelier allemand n’était allé avant elle. Elle a également évoqué à de multiples reprises la « responsabilité perpétuelle » de l’Allemagne dans la « rupture civilisationnelle » que constitue la Shoah. Notamment au mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem, où elle s’est rendue cinq fois, dont quatre comme chancelière.
Aussi importants que fussent ces déplacements, aucun n’est de portée comparable à celui que Mme Merkel vient d’effectuer à Auschwitz, qu’elle ne connaissait pas. D’abord, pour ce que représente le lieu, devenu « le symbole du mal absolu dans la culture contemporaine », pour reprendre l’expression de l’historienne Annette Wieviorka.
Ensuite, à cause de la date de cette visite. Dans son discours, Mme Merkel a clairement fait comprendre qu’elle n’avait pas choisi le moment au hasard. Dénonçant un « racisme préoccupant », une « intolérance galopante » et la montée d’un « antisémitisme qui menace la vie juive en Allemagne et en Europe », elle a souligné que, « de nos jours, ce ne sont pas des formules rhétoriques ».
Qu’une chancelière allemande s’exprime ainsi, à Auschwitz-Birkenau, donne à ses mots un poids sans équivalent. Mais c’est aussi un terrible aveu de la part de la dirigeante d’un pays où la mémoire du nazisme n’a jamais été aussi présente dans l’espace public et la parole politique.
Car tel est bien l’immense paradoxe des « années Merkel ». En 2005, son arrivée au pouvoir a coïncidé avec l’inauguration, au cœur de Berlin, d’un gigantesque Mémorial aux juifs assassinés d’Europe. Depuis y ont été ajoutés, à proximité, un Mémorial aux homosexuels persécutés pendant la période nazie (2008), le grand centre de documentation Topographie de la terreur (2010) et un Mémorial aux Roms victimes du nazisme (2012).
Quatre mandats plus tard, Mme Merkel s’apprête à quitter le pouvoir dans un pays qui compte 91 députés membres d’un parti – AfD – dont le président a déclaré que le nazisme est « une fiente d’oiseau à l’échelle de mille ans d’histoire glorieuse » et dont l’un des lieutenants réclame « un virage à 180 degrés de la politique mémorielle de l’Allemagne ».
Un pays où, au cours des six derniers mois, un néonazi a assassiné un préfet et un autre a failli commettre un carnage dans une synagogue en plein Yom Kippour – du jamais-vu depuis la guerre.
« Il n’y a pas d’identité allemande sans Auschwitz », avait affirmé le président allemand, Joachim Gauck, en 2015. « Se souvenir du crime, nommer ses auteurs et honorer dignement les victimes est notre responsabilité (…). Et avoir conscience de cette responsabilité est au cœur de notre identité nationale », a déclaré Angela Merkel, vendredi, à Auschwitz.
Que de telles paroles soient aujourd’hui si violemment combattues ne les remet nullement en question. Mais cela devrait conduire, plus que jamais, à s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour leur donner l’efficacité qu’elles méritent.