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Publié le 5 septembre dans Le Figaro
«Le peuple» que les populistes prétendent défendre, qui est-ce? Est-ce le demos, c’est-à-dire la communauté civique? L’ethnos, c’est-à-dire la communauté ethnique, mais aussi culturelle? Ou encore le peuple en tant que plebs, c’est-à-dire la partie la plus déshéritée de la population: les classes populaires? En réalité, les populistes s’adressent en même temps à ces trois versions du peuple.
Les populistes entendent d’abord restaurer la souveraineté du demos, confisquée, selon eux, par une démocratie de moins en moins représentative, mais aussi par les forces du marché et par différentes instances supranationales non élues qui entendent dicter au peuple la marche à suivre: les commissaires de l’Union européenne, les juges de la Cour européenne des droits de l’homme, ceux de la Cour suprême américaine, les experts de l’ONU ou encore certaines ONG. Un phénomène d’effacement du peuple du processus démocratique que le constitutionnaliste Maurice Duverger nommait «la démocratie sans le peuple».
Les populistes entendent ainsi revenir à la promesse originelle de la démocratie: donner le pouvoir au peuple demos. Sur fond de crise migratoire, de faillite des modèles d’intégration et de basculement démographique, les populistes entendent protéger l’homogénéité du peuple ethnos. Cela leur vaut souvent l’accusation de racisme, de xénophobie, ou encore d’ethno-nationalisme. En réalité, l’ambition des populistes n’est pas de préserver la pureté ethnique du peuple, mais son mode de vie, son modèle social (qu’ils entendent réserver aux seuls nationaux: préférence nationale, etc.) et bien sûr sa culture face à un multiculturalisme conflictuel et un islamisme conquérant.
Steve Bannon compare le président américain à Archie Bunker, le beauf réac au grand cœur d’ «All in the Family», une série américaine culte des années 1970. Col-bleu misanthrope et acharné au travail, Bunker fume des cigares bon marché, boit de la bière de supermarché et exprime à voix haute sa mauvaise humeur devant les changements de la société des Sixties et la transformation de son voisinage qui devient multiethnique. Ses cibles favorites? Les Noirs, les Hispaniques, les gays, les hippies, les juifs, les Asiatiques, les catholiques et les femmes libérales… Mais il sait aussi se moquer des Blancs: les Anglais, les Allemands, les Irlandais et les Polonais en prennent pour leur grade. Preuve que le personnage est peut-être plus bourru que profondément raciste, d’autant qu’au fil des épisodes le spectateur découvre qu’il peut aussi se montrer généreux et serviable, y compris envers les minorités.
À l’origine, le personnage devait être une caricature de l’homme d’extrême droite: le scénariste, Norman Lear, était persuadé que Bunker serait détesté du public pour ses opinions et a été ébahi de voir qu’il était, au contraire, immédiatement devenu une figure très populaire. Dans l’Amérique profonde, mais pas seulement. Acteur à la fois noir et juif, Sammy Davis Jr. accepta de faire une apparition dans la série car il voyait en Bunker le symbole de la classe ouvrière avec ses défauts, mais aussi sa droiture. Pour lui, Bunker était honnête et direct dans ses opinions, montrant une volonté d’évoluer si un individu le traitait bien.
Dès la deuxième saison, ses petites phrases provocatrices ont été surnommées «Bunkerismes» et l’influence du personnage a été telle qu’en 1972, les politologues américains ont commencé à parler du «vote Archie Bunker» pour qualifier le vote des hommes urbains, blancs et ouvriers. En 2016, Donald Trump a obtenu le soutien des «Archie Bunker» qui se sont reconnus en lui. Comme son modèle, plus Trump multipliait les «Bunkerismes», plus il gagnait en popularité. D’aucuns imaginaient qu’il se normaliserait en arrivant à la Maison- Blanche, mais il a continué à être Archie Bunker. Et tous les Archie Bunker d’Amérique lui sont restés fidèles, lui permettant, contre toute attente, de conserver une base solide dans la perspective d’un éventuel second mandat.
[Lors de la présidentielle de 2017, pour Jean-Luc Mélenchon], il ne s’agit plus de «rassembler la gauche» comme en 2012, mais de «fédérer le peuple» au point d’abandonner toute référence à la gauche sans pour autant modifier une lettre de son programme. […] Son slogan de campagne, «La force du peuple», fait écho à celui de Marine Le Pen, «Au nom du peuple». Il assume une posture de chef charismatique omniscient au point de se démultiplier à coups d’hologrammes, tenant jusqu’à sept meetings simultanément. Enfin, il prend soin d’éviter les thématiques clivantes de l’immigration et de l’islam pour se concentrer sur la critique plus «transversale» de l’Europe, de la mondialisation et des élites. Mélenchon réussit ainsi à dépasser l’électorat traditionnel de la gauche et de la gauche radicale. […] Par rapport à 2012, Mélenchon a notamment amélioré son score chez les classes populaires, disputant une partie de cet électorat à Marine Le Pen. […] [Or], deux ans plus tard, la liste de la France insoumise parvient à rassembler seulement 6 % des suffrages aux Européennes.