Lu dans la presse
|
Publié le 17 Février 2021

France - Attentat de la rue des Rosiers: 38 ans après, l’espoir d’un procès

Un des tueurs présumés, Walid Abdulrahman Abou Zayed, 62 ans, a été extradé de Norvège vers la France où il a été mis en examen pour «assassinats» et «tentatives d’assassinats» et placé en détention provisoire en l’attente d’être jugé. Mais un vice de procédure pourrait différer encore l’épilogue de l’affaire.

Publié le 16 février dans Le Figaro

Plus de trente-huit ans après l’attentat antisémite du 9 août 1982, qui fit 6 morts et 22 blessés, l’affaire de la rue des Rosiers vient de connaître un coup de théâtre et un énième retard. Le 4 décembre, un des tueurs présumés, Walid Abdulrahman Abou Zayed, 62 ans, était extradé vers la France par la Norvège où il vivait depuis 1991. Attendu par la justice française depuis 2015, il a été mis en examen pour «assassinats» et «tentatives d’assassinats» et placé en détention provisoire. Mais le juge chargé de l’enquête a aussitôt saisi la cour d’appel de Paris d’une possible erreur de procédure: l’interprète en langue arabe n’a pas signé le document notifiant ses droits au suspect. La cour en débattra le 10 mars avant de prendre sa décision. Selon plusieurs sources judiciaires, cet incident ne devrait toutefois pas bouleverser une procédure qui pourrait encore se prolonger un ou deux ans.

L’affaire n’en est malheureusement plus à quelques semaines près. La mort et le temps ont fait leur œuvre. Le restaurant de Jo Goldenberg a fermé en 2006 et son propriétaire est décédé en 2014, à 91 ans. Une plaque rappelle aux passants le carnage d’un jour d’été. Ce 9 août 1982, vers 13 h 15, plusieurs hommes surgissent, lancent une grenade et tirent à l’arme automatique contre clients et employés, traqués jusque dans les cuisines. Une seconde grenade est jetée et les tueurs s’enfuient à pied en mitraillant la foule. On déplore six morts: Mohamed Benemmou, salarié du restaurant, un cousin de Jo Goldenberg, André Hezkia Niego, deux Américaines, Grace Cutler et Ann Van Zanten, mère d’une fillette de 3 ans, ainsi que Denise Guerche Rossignol et un pasteur évangélique de la communauté tsigane, Georges Demeter. 22 personnes sont blessées, dont des employés du restaurant, le mari d’Ann Van Zanten et une autre citoyenne américaine.

L’œuvre du groupe Abou Nidal

Le 17 août, François Mitterrand affirme: «Ce qui compte, c’est la volonté de faire reculer le terrorisme partout où il se terre, de le traquer jusqu’à la racine.» Et il lance la cellule antiterroriste de l’Élysée, qui amène au fiasco des Irlandais de Vincennes, faussement accusés. Quant à l’enquête, la vraie, elle démarre dans une France sans magistrats ni parquet antiterroristes. Le juge Jean-Louis Bruguière est chargé du dossier. Il ne va pas tarder à faire parler de lui avec l’aide de la brigade criminelle et de la DST. Comme pour la rue Copernic en 1980, les terroristes sont venus du Proche-Orient. Des douilles et deux chargeurs sont retrouvés ainsi que des éléments de grenade de fabrication soviétique. Les armes sont des pistolets-mitrailleurs polonais WZ 63, dont un exemplaire est retrouvé abandonné.

Des rapprochements sont faits avec d’autres attentats (comme ceux contre une synagogue à Bruxelles en septembre 1982 et à Rome en octobre). Bruguière et les enquêteurs en sont convaincus: le massacre est l’œuvre du Fatah-Conseil révolutionnaire (Fatah-CR), groupe dissident et ennemi de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Plus connu sous le nom de groupe Abou Nidal (du nom de guerre de son fondateur, Sabri al-Banna) et soutenu par l’Irak, la Syrie ou encore la Libye, il commet une centaine d’attentats dans les années 1970 et 1980 et tue plus de 300 personnes. Au passage, le juge Bruguière n’hésite pas à faire pression, très diplomatiquement mais en pleine guerre froide, sur l’ambassadeur de Pologne en France et obtient, en 1983, l’aveu que les WZ 63 provenaient des arsenaux militaires polonais et ont été officiellement «perdus»…

Si Abou Nidal est ciblé, encore faut-il identifier dans les règles les auteurs de l’attaque pour délivrer des mandats d’arrêt. Et dans les années 1980 et 1990, la chose n’est pas aisée: le Liban est en guerre jusqu’en 1990, les régimes de Bagdad, Damas et Tripoli sont bien en place, et le groupe terroriste est actif et uni. En 1983, une opportunité se présente après l’assassinat au Portugal d’un conseiller d’Arafat. Le tueur est interpellé et intéresse Paris. Membre du groupe Abou Nidal, il a en effet passé deux petites heures en France dans la nuit du 9 au 10 août 1982. Les Français sont convaincus qu’il a aidé à l’exfiltration du commando. Mais l’intime conviction ne tient pas lieu de mandat d’arrêt. Et le tueur présumé, condamné pour… faux passeport, est libéré en 1986 par les Portugais pour bonne conduite. Les pistes se font ensuite rares mais, dans les années 1990 et 2000, le dossier est maintenu actif par le juge, les policiers préservent la mémoire et la DST tisse des liens dans le monde arabe (Jordanie, OLP…). En attendant que tourne le vent de l’Histoire.

Trois témoins sous X, haut placés dans l’organisation, donnent des noms. Deux acceptent finalement de témoigner à visage découver

En 2007, le juge Marc Trévidic, 42 ans, ancien parquetier «antiterro», succède à Jean-Louis Bruguière. Le monde a changé: Abou Nidal est mort en 2002, Hafez el-Assad deux ans plus tôt, Saddam Hussein a été pendu en 2006 et Kadhafi se refait une virginité. Quant au groupe terroriste, il a sombré dans les purges et dans les haines. Le juge français s’appuie alors sur les «sachants» de la DST, devenue DCRI en 2008, dont certains ont noué des liens presque amicaux avec la mouvance palestinienne. Il sait qu’en l’absence d’autres éléments (empreintes, ADN, portraits-robots concluants), des témoignages peuvent jouer un rôle capital. Commence alors un «road trip» des anciens tueurs, depuis une prison américaine jusqu’au fin fond de l’Espagne. Certains parlent, d’autres pas. Trois témoins sous X, haut placés dans l’organisation, donnent des noms. Deux acceptent finalement de témoigner à visage découvert. Deux membres du commando seraient morts et le tueur présumé du Portugal a disparu. Mais quatre suspects sont identifiés: deux en Jordanie, un dans les Territoires palestiniens et un en Norvège.

En 2015, quatre mandats d’arrêts internationaux sont émis. Sont visés, en Jordanie, le «cerveau» présumé et un autre membre du groupe. En 2019, la justice jordanienne refuse leur extradition. Un troisième terroriste présumé vit dans des Territoires palestiniens aidés par l’Union européenne et par la France. Mais il demeure hors d’atteinte. Le juge actuellement en charge du dossier, Marc Trévidic, ayant quitté ses fonctions en 2015, aurait récemment relancé la procédure du côté de Ramallah. En attendant, seul le Norvégien d’origine palestinienne, Walid Abdulrahman Abou Zayed, présenté par l’accusation comme l’un des tueurs, est arrivé en France, en raison de l’entrée en vigueur d’un accord judiciaire avec l’Union européenne en 2019.

Des décennies après l’attentat, le pari des juges et des policiers est en partie gagnant: les langues se sont déliées. Mais pas seulement celles des terroristes, et c’est la part d’ombre de l’affaire de la rue des Rosiers. La nouvelle n’est pas récente. Dès les années 1980, le juge Bruguière, face aux rumeurs d’un «deal» passé en 1982 entre Abou Nidal et Paris, décide d’entendre François de Grossouvre, chargé de mission de François Mitterrand. Qui nie. On est pourtant déjà loin du propos martial de François Mitterrand et du terrorisme «traqué jusqu’à la racine»… Dans les années 2000, une série de témoignages de hauts fonctionnaires, dont Gilles Ménage, conseiller à l’Élysée en 1981-1982, évoquent l’accord. En 2002, l’ex porte-parole du Fatah-CR évoque dans la presse de nouvelles négociations en 1985. À noter que, en 1986, deux membres du groupe, condamnés à quinze ans de réclusion criminelle pour l’assassinat, en 1978, du représentant de l’OLP à Paris, sont libérés et expulsés.

Toujours dans les années 2000, Philippe Rondot, l’un des négociateurs, confirme «en off» à une source judiciaire l’existence d’un accord. Enfin, en 2018, Yves Bonnet, directeur de la DST de novembre 1982 à août 1985, déclare qu’un «marché non écrit» a été conclu en 1982. En 2019, il confirme devant le juge en charge de l’enquête. Et déclenche la colère de parties civiles ainsi que la demande du Crif - sans lendemain - d’une levée du secret-défense et d’une commission d’enquête parlementaire. Un expert lâche aujourd’hui: «Tous les pays ont en fait dealé avec les groupes terroristes palestiniens dans les années 1980.»

«Il faut se féliciter que personne n’ait baissé les bras»

Les victimes voient en tout cas en l’arrivée de Walid Abdulrahman Abou Zayed un signe d’espoir. Pour le fils de Mohamed Benemmou qui a vu, à 14 ans, le corps de son père étendu sur le sol. Pour celui d’André Hezkia Niego. Pour la sœur de ce dernier, Jacqueline Niego, qui, en 2018, rappelait que, durant la Seconde Guerre mondiale, son grand frère l’avait protégée. «Toi, concluait-elle, rescapé de la barbarie nazie et de la collaboration française, tu as été assassiné par la barbarie terroriste et antisémite.»

Pour ces hommes et ces femmes, pour les dizaines de parties civiles, associations et personnes physiques, et bien sûr pour le suspect, défendu par deux secrétaires de la Conférence, Bruno Gendrin et Romain Ruiz, le combat judiciaire ne fait que commencer. Représentant Jacqueline Niego, une petite-fille de Jo Goldenberg, le fils de Mohamed Benemmou et des parents de Georges Demeter, Me Romain Boulet «a l’espoir que les trois autres suspects seront extradés». Et relève que «si une mise en examen n’est pas l’assurance d’une condamnation, il faut se féliciter que personne n’ait baissé les bras».