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Publié le 21 mars dans Le Point
« Ça passe ! Ça passe ! » résonnent plusieurs voix en écho. Dans la cité de la Grande Borne à Grigny, les « choufs », chargés de signaler la présence des policiers aux dealers du coin, font double emploi, en cette période de confinement pour cause de coronavirus. Ces vigies du « business » préviennent aussi ceux qui ont choisi de braver l'interdit.
Dès le signal crié, les réactions sont immédiates et simultanées. Certains courent se cacher dans les halls d'immeubles, les gros scooters disparaissent d'un coup d'accélérateur. Et d'autres irréductibles, stoïques, continuent leur conversation sans prêter attention à l'agitation. C'est le cas de Melvyn, Zoé, Homère et Valentin. Assis sur un petit muret, ils ont pris soin d'apporter leurs tasses de café pour faire un brin de causette, profiter du beau temps et parler de cette actualité qui ne semble pas bouleverser leurs habitudes. « On s'en bat les couilles du confinement ! » lâche Melvyn. Ce chauffeur routier de 23 ans est né et a grandi dans cette cité à la réputation sulfureuse. Il l'affirme, ils seront nombreux comme lui à ignorer les injonctions de la loi. « Les policiers sont venus hier dans le quartier. Ils ont matraqué les jeunes parce qu'ils étaient dehors. Ils peuvent nous frapper, ça ne changera rien. Ici, on est délaissés depuis très longtemps. Les magasins et les services publics ferment, les uns après les autres, la population est en grande difficulté, livrée à elle-même. Les politiques nous ont confinés ici depuis longtemps et ils voudraient qu'on obéisse à leur loi ! On vit dans une prison à ciel ouvert et on a appris à se débrouiller avec nos propres règles pour survivre… avec ou sans coronavirus. »
"On a l'habitude de vivre dehors".
Homère, agent de prévention pour une société de transport public, approuve. Il refuse comme ses amis de se plier au confinement. Ce quinquagénaire, qui a toujours vécu ici, connaît très bien le quartier. S'il ne nie pas la dangerosité de ce virus qui a mis le pays à l'arrêt, il l'assure, les forces de l'ordre ne pourront jamais imposer la loi dans la cité. « D'abord, dit-il, parce que beaucoup d'habitants ne maîtrisent pas bien le français, ne savent pas lire ou écrire, ou n'ont tout simplement pas les moyens d'imprimer et remplir une autorisation. Et puis, nous sommes capables de nous adapter à toutes les difficultés. Rien ne changera pour nous, insiste-t-il. Les dealers, ceux que l'on appelle ici nos pharmaciens continuent leur activité sans problèmes et s'il le faut ils feront de la livraison à domicile ! » Un peu plus loin, un autre groupe tout aussi imperméable aux ordres de confinement discute confortablement installé dans une voiture. Karim, 23 ans, employé de commerce partage sa chicha avec ses amis. La crise sanitaire grave que connaît le pays ne les dissuade pas de circuler à l'extérieur. « Mes parents m'ont demandé d'éviter de sortir, lance Karim dans les vapeurs parfumées du narguilé. C'est impossible. On a l'habitude de vivre dehors. »
Karim et ses amis évoquent la défiance aux forces de l'ordre comme une évidence et la désobéissance comme une provocation à ces policiers qui, disent-ils, « préfèrent la violence au dialogue ». « Ils ne nous parlent pas, peste Karim. On n'est pas stupides. Ils pourraient nous expliquer la situation avec des mots plutôt qu'avec des matraques ! Alors, on reste là ! On ne bougera pas ! »
"On n'en a rien à foutre du coronavirus et de la police !"
Dans une autre banlieue, à Bondy en Seine-Saint-Denis, les quartiers populaires du nord de la ville ne connaissent pas la torpeur du confinement. Promenades, parties de football devant les immeubles, rodéos sauvages de grosses motos dans les rues… dans cette cité, la vie ne s'est pas figée et le « business » non plus. Assis sur un banc, de jeunes hommes roulent des joints de haschisch au grand jour et sans complexe, en attendant les clients, visiblement toujours au rendez-vous.
« On n'en a rien à foutre du coronavirus et de la police ! » lance agressif l'un d'entre eux. « Il ne faut pas rester là ! Allez parler à d'autres personnes ! Il y a plein de monde autour ! » Ici, la crise sanitaire semble moins gêner le business que les questions de journalistes trop curieux. Dans le centre-ville, l'ambiance est plus apaisée. Au pied de l'église, Lydia et Mokhtar tous deux retraités prennent l'air en faisant bien attention de garder le mètre de distance conseillé. Fatima est mère de trois enfants. Masque sur le visage, elle se joint à la conversation des deux aînés. Il est question, évidemment, de la situation dramatique que vit le pays et du comportement de certains jeunes des quartiers qui ne respectent pas le confinement.
« C'est n'importe quoi, s'emporte Fatima. Il y a deux mondes ici. Le sud de la ville plus calme et discipliné et les quartiers nord avec les trafics de drogue et ces jeunes qui ne respectent aucune loi. La police ne les contrôle même pas ! C'est écœurant et c'est surtout très grave. »
Grave, un terme repris par un policier croisé aux abords du stade de France, à Saint-Denis. L'homme chargé de mener des contrôles en raison des mesures de confinement se dit complètement dépité face au comportement de certains jeunes de quartier. « Ils ne veulent pas comprendre qu'ils mettent toute la population en danger. C'est triste à dire, mais il faudra peut-être quelques morts dans leur entourage proche pour qu'ils finissent par entendre raison. » Si le confinement demeure approximatif dans les quartiers, l'Île-de-France est depuis le 19 mars, et avec certitude, le plus gros foyer de contamination du pays.