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Publié le 30 mars dans Le Point
« Qu'est-ce que je peux faire ? J'sais pas quoi faire… » se morfond Anna Karina, traînant les pieds dans l'eau, dans Pierrot le fou (Godard, 1965). « Rien n'est plus insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, relevait Pascal, sans passion, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. » « Taedium vitae » des Anciens, « nausée » pour Sartre, « mal sans forme » chez Alain, « brouillard silencieux » pour Heidegger, « longs corbillards sans tambour ni musique » sous la plume de Baudelaire, l'ennui n'a cessé d'inspirer auteurs, penseurs, poètes et philosophes. Jean d'Ormesson lui dédia en 2008 un très beau texte – « L'ennui est la marque en creux du talent, le tâtonnement du génie ». Autrice d'un Petit Éloge de l'ennui (Éditions Jouvence, 2011), la psychothérapeute et naturopathe Odile Chabrillac revient sur les vertus de ce mal que l'on cherche aujourd'hui à tuer à tout prix.
Le Point : Nous avons une perception négative de l'ennui, souvent assimilé au vide, au néant, au désœuvrement, au temps perdu… Pourtant, vous en faites l'éloge et appelez à en tirer tous les bienfaits. Que peut-on gagner à s'ennuyer ?
Odille Chabrillac : L'ennui est un sentiment extrêmement désagréable auquel on résiste, presque physiquement. Il y a quelque chose en nous qui a très peur de cet espace de vacuité parce qu'il nous fait penser à la dépression, à la mort. Alors, on met en place des stratégies d'évitement, de divertissement – au sens pascalien du terme –, on s'agite tous azimuts pour ne surtout pas en arriver là. Or, précisément, c'est au moment où on lâche, où on assume le rien, qu'on va aller puiser au cœur de soi, et qu'on va pouvoir le transformer. Ennuyons-nous ! C'est dans cet espace vide laissé par l'ennui que se trouvent l'essence, la sève, le potentiel de joie, de créativité, d'invention. C'est la différence entre le vide vide et le vide plein. Mais évidemment, avant d'en arriver là, il est nécessaire de passer par cette phase très mélancolique, quasi dépressive, cette phase qui nous rappelle irrémédiablement les dimanches après-midi de notre enfance, lorsqu'on n'avait personne avec qui jouer et que l'on passait des heures à attendre que quelque chose se passe, que les adultes sortent de table ou prennent notre désœuvrement en compte. Ces après-midi d'enfance où le temps semblait s'étirer indéfiniment…
L'ennui n'est-il pas d'autant plus douloureux à accepter lorsqu'il est imposé par une autorité extérieure ?
Il y a en effet quelque chose de très infantilisant, qui ne manquera pas de résonner chez certaines personnes avec des souvenirs d'enfance. Le gouvernement, dans sa communication, a pris le soin de ne pas prononcer certains mots, de ne pas donner la durée du processus. Les Français ne sont pas dupes : qui a pu croire que ce confinement allait durer quinze jours ? De ce fait, nous avons le sentiment de ne pas avoir les cartes en main, ou pire, d'être victimes des décisions d'autrui – les scientifiques, le gouvernement… Et on se retrouve dans le « qu'est-ce que je peux faire, j'sais pas quoi faire… », de Pierrot le fou.
Ce qui rend cet épisode de confinement désagréable, c'est qu'il ne s'agit pas d'un après-midi et qu'on ne sait pas combien de temps cela va durer.
L'absence de perspective vient en effet majorer le désagrément intérieur. Non seulement on se retrouve dans une situation qu'on n'a pas l'habitude de gérer, mais surtout on ne sait pas pour combien de temps. C'est comme une maladie : il faut s'en remettre à plus grand que soi, ce qui, on le sait, n'est pas le fort des humains, qui ont tendance à vouloir tout contrôler. On se doute bien que la période engendrera de grandes transformations, du point de vue autant collectif que personnel. Mais que d'incertitudes à l'arrivée ! Cela rajoute beaucoup d'angoisse à l'ennui. C'est comme rouler avec le frein à main au plancher, c'est coûteux en énergie. Comme après tout traumatisme, notre cerveau est en train de se reconfigurer. Il se réinitialise en quelque sorte. Je pense que c'est pour cela que chacun se sent étonnamment épuisé en se couchant le soir. Certains de mes patients me décrivent une fatigue complètement disproportionnée par rapport à leur baisse d'activité. C'est bien que le cerveau est en train de turbiner. Il doute, angoisse, cherche des dérivatifs, de quoi remplir le vide, ne se satisfait pas, recommence, puis abandonne. Lessivé.
Dès lors qu'on se rend compte que les distractions sont paradoxalement trop nombreuses, qu'on ne sait plus où donner de la tête, c'est qu'on est sur la bonne voie. On peut s'adonner plusieurs jours d'affilée à la compulsion visuelle, se noyer dans les écrans et se nourrir d'images, mais cela ne peut pas tenir sur la durée. Le jour où, lassé, on éteint la télévision ou on supprime la vidéo que l'on vient de recevoir sans y avoir jeté un œil, là, le vide devient intéressant. Angoissant, je suis tout à fait lucide là-dessus, voire fragilisant pour certaines personnes – il faut une structure psychique forte pour résister – mais c'est là que l'imagination va s'épanouir.
Un autre paramètre est à prendre en compte, c'est celui de l'espace. Pour que l'imagination s'épanouisse, il y a sans doute mieux que d'être enfermé entre quatre murs…
Affectivement, émotionnellement, cet enfermement peut en effet s'avérer très difficile à vivre. Je connais plein de gens qui n'auront jamais passé autant de temps avec leur femme, leur mari, leur famille, leurs enfants. C'est une bombe atomique en puissance ! Je pense qu'on est en train de vivre une véritable initiation collective. C'est mon interprétation, mais le monde occidental est aujourd'hui confronté de plein fouet à son plus grand tabou : la mort. Pour la regarder collectivement droit dans les yeux, il faut l'expérimenter chacun symboliquement, en acceptant le rien. Cela permet l'invention, on dirait, de nouveaux rituels collectifs. C'est assez fascinant à analyser.
Quel genre de rituels ?
De nouveaux rendez-vous qui permettent de réinventer du lien. On a beaucoup parlé des apéritifs entre amis sur Zoom, des jeux de société en ligne, etc., mais je pense davantage aux méditations collectives qui s'organisent et qui permettent à des dizaines, parfois des centaines ou des milliers de personnes, de résonner au même moment à l'unisson. Pour moi, cela n'a rien de nouveau – je pratique depuis longtemps – mais ce qui m'intéresse, ce sont les nouveaux adeptes, ces gens qui n'y trouvaient aucun intérêt avant et qui ne pourront plus s'en passer après le confinement. Aujourd'hui, il est l'heure de questionner le lien, car les amis, la famille nous manquent, puis ce sera au tour de l'économie, du rapport à l'argent. Tout va devoir être remis à plat. La société tout entière va être amenée à se réinitialiser.
L'ennui ne va-t-il pas permettre aussi de se rendre compte que l'on peut vivre avec moins ?
C'est l'une de ses grandes vertus, en effet. On va réaliser que le vide, le silence, le fait de ne rien prévoir, n'est pas mortel. Mieux encore, que le renoncement, le dépouillement, a du bon. Notre vie vaut-elle moins sans tous les artifices dont on la pare habituellement ? Chacun sera libre de répondre, mais ne manquera pas, en tout cas, de s'interroger. Oui, c'est douloureux. Il n'y a pas de crise sans coût psychique, émotionnel. C'est d'ailleurs étonnant de voir que les gens qui traversent finalement le mieux la période sont les personnes habituellement les plus perturbées. Comme si, le monde devenant dysfonctionnel, leurs propres dysfonctionnalités semblaient plus acceptables. Comme le monde devient fou, les fous se sentent moins seuls.
Jean d'Ormesson, dans un très beau texte, insistait sur l'ennui comme point de départ du génie, du chef-d'œuvre. Quelle pression ! Cela ne risque-t-il pas au contraire d'en frustrer plus d'un ?
Ah, ah, à vos plumes ! Shakespeare, sinon rien ! Ne vous inquiétez pas, les gens se mettent la pression au début, rangent tous leurs placards, font du tri, se mettent à lire Proust, mais ça ne peut pas tenir sur la durée. À partir de maintenant, nous allons entrer dans une phase de lâcher-prise et de renoncement. Certains en sortiront peut-être des œuvres de génie, d'autres non. L'important, c'est la transformation collective que nous allons observer à l'arrivée. Mais en attendant, il faut traverser !
Odile Chabrillac est psychothérapeute, journaliste, naturopathe et directrice de l'Institut de naturopathie humaniste. Elle a publié, entre autres, Petit Éloge de l'ennui (Jouvence, 2011) et Âme de sorcière ou la magie du féminin (Solar, 2017).