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Publié le 18 novembre dans Le Figaro
Alors que 380 lieux soupçonnés de radicalisation ont été fermés depuis 2018, les deux ministres ont mis la dernière main à un texte fondateur qui entend renforcer la loi de 1905 sur l’organisation des cultes, la lutte contre les dérives sectaires et la citoyenneté. Plus que jamais, l’hydre de l’islam politique est dans le viseur des autorités.
LE FIGARO. - Pourquoi avez-vous décidé de nous présenter à deux voix ce projet de loi? Quel est le signal politique que vous souhaitez adresser?
Gérald DARMANIN. - C’est un texte extrêmement important qui mobilise l’ensemble du gouvernement. Après avoir été transmis au Conseil d’État la semaine dernière, il a été transmis ce mardi, à la demande du président de la République, aux présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat. Nous avons travaillé avec Marlène Schiappa et le garde des Sceaux à un consensus républicain, et cela nous semblait important de pouvoir le présenter ensemble.
Éric DUPOND-MORETTI. - Nous souhaitons montrer aux Français que nous agissons ensemble, côte à côte. Car rien ne serait pire que de laisser penser que la justice et la police ne sont pas en phase sur ces questions. C’est un message d’unité au service de l’action envoyé à nos compatriotes.
Alors que le projet de loi doit être présenté en décembre et que la menace est forte, quels sont les résultats obtenus dans le cadre de la prévention du terrorisme?
G. D. - Tout en portant ce projet de loi qui vise à lutter contre l’islamisme politique et à conforter les principes républicains, nous luttons plus que jamais contre ceux qui sont susceptibles de frapper la France. Depuis 2018, pas moins de 380 lieux soupçonnés de radicalisation ont été fermés et 475 étrangers en situation irrégulière inscrits au fichier des islamistes radicaux ont été expulsés. Dont une cinquantaine depuis mon arrivée. Depuis mi-octobre dernier, la plateforme Pharos, qui reçoit les signalements des internautes, désormais appelée à être ouverte sept jours sur sept suite à l’intervention de Marlène Schiappa, a enregistré 38 154 signalements, dont environ 11 000 se rapportaient à des contenus djihadistes. Parmi eux ont été répertoriés, en un mois, 1 856 signalements se rapportant directement à l’assassinat de Samuel Paty et, au total, quelque 270 enquêtes ont été ouvertes pour apologie du terrorisme. Elles ont débouché sur l’interpellation de 210 personnes que l’on a pu identifier. Enfin, sous l’autorité du juge et des libertés, plus de 250 visites domiciliaires ont été menées depuis la tragédie de Conflans. Tout en respectant les lois de la République, la réponse est donc très ferme.
E. D.-M. - Pour renforcer encore le couple police-justice, qui fonctionne déjà très bien sur le front de la lutte antiterroriste, nous allons créer au parquet de Paris un pôle de magistrats spécialement dédiés à la lutte contre la haine en ligne en lien avec Pharos. Il aura pour but de judiciariser plus rapidement les signalements et d’aider cette plateforme à fonctionner mieux encore. Ce projet est lancé et il devrait voir le jour très vite avec de nouveaux moyens humains.
G. D.- Le projet de loi n’est pas qu’un texte de loi sur le séparatisme et l’islamisme radical. Il porte essentiellement sur ce sujet, mais pas uniquement. Il y a des dispositions importantes renforçant la loi de 1905 sur l’organisation des cultes, sur la lutte contre les dérives sectaires, la citoyenneté. On ne désigne pas le tout avec une seule partie. Le discours du président de la République aux Mureaux ne portait pas sur le seul projet de loi. Il a présenté une stratégie engagée depuis près de trois ans, et, si ce texte en est la pierre importante, elle n’en est pas la seule. Nous avons souhaité parler de renforcement des principes républicains, qui est plus englobant.
En quoi les derniers attentats qui ont frappé la France, en particulier celui qui a coûté la vie à Samuel Paty, ont-ils pu faire évoluer le texte?
E. D.-M. - Quand on a eu connaissance des éléments factuels de cette affaire, nous avons considéré que les appels à la haine, tels que ceux qui avaient précédé ce drame, devaient pouvoir être judiciarisés. Nous avons donc réfléchi à adapter notre droit et le projet de loi comportera deux modifications majeures du code pénal: la création d’un délit de mise en danger de la vie d’autrui par divulgation d’informations liées à sa vie personnelle, et la seconde sanctionnant les pressions exercées sur les agents du service public. J’ai beaucoup consulté ces dernières semaines au sujet de ces messages qui vont jusqu’à la provocation au meurtre. À ce titre, je pense que trop de personnes qui n’ont rien à voir avec la presse viennent profiter du bouclier de la loi de 1881 qui protège la liberté d’expression pour distiller des discours en rupture avec les valeurs de la République. Tout en maintenant les protections existantes pour les journalistes, un texte va être communiqué dès aujourd’hui au Conseil d’État afin que soit expertisée la possibilité de permettre la comparution immédiate. Par ailleurs, j’ai réuni mes homologues européens pour accélérer et renforcer la lutte contre la haine en ligne dans le cadre d’une nouvelle directive en discussion.
G. D. - Après l’assassinat de Samuel Paty, nous avons été confrontés à la vidéo scandaleuse, mais pas attaquable judiciairement, du père de famille qui a mené à cet acte terroriste. Nous avons aussi vu, au travers d’une note du renseignement territorial, que ce dernier a exercé une pression qu’il a effectuée sur la principale de l’établissement pour qu’elle sanctionne le professeur alors assimilé à un «voyou». Comme l’a souligné le garde des Sceaux, le nouveau délit de mise en danger de la vie d’autrui par divulgation d’informations liées à sa vie personnelle que va créer ce projet de loi est une avancée majeure. Par ailleurs, il permettra, dans son article 4, de mieux protéger les agents du service public en sanctionnant les menaces, les violences ou tout acte d’intimidation pour des motifs communautaires et séparatistes. Le juge pourra d’ailleurs demander l’interdiction du territoire français pour les personnes concernées par ce nouveau délit.
E. D.-M. - Il vaut mieux être en avance qu’en retard. Nous avons choisi de partir des faits, ceux des attentats, et d’une réalité. Notre question était double: comment judiciariser le plus en amont possible et comment protéger les agents du service public. Ce pragmatisme issu de l’expérience des attentats est la colonne vertébrale de notre projet. Des propositions, comme la création d’une infraction d’intelligence avec l’ennemi, par exemple, ne sont pas réalistes. Car, dans notre code pénal, ce concept implique l’action de puissances étrangères ; or, sur les vingt derniers attentats, treize ont été commis par des Français. Il est donc inutile de se payer de mots et de solutions qui ne vont pas trouver d’application. Notre but est l’efficacité.
Votre loi alourdit la charge des préfets, dont les pouvoirs de contrôle et les sanctions vont augmenter. Comment seront-ils en mesure d’y faire face?
G. D. - Ils le pourront et en auront les moyens. Il s’agit de réaffirmer et d’imposer la laïcité et la neutralité de nos services publics dans les aspects importants de la vie qui nous paraissent pénétrés par le communautarisme et l’islamisme politique. En ce qui concerne le secteur associatif, ce qui change profondément dans ce texte de loi, et qui sera d’ailleurs traduit en décret le lendemain de la promulgation de la loi, c’est qu’aucune association ne pourra toucher de subvention en nature ou en argent, quelle que soit la sphère publique sollicitée - État, collectivités locales, offices HLM -, si elle ne s’est pas engagée à respecter les valeurs de la République. Marlène Schiappa y travaille. Jusque-là, les préfets ne pouvaient s’opposer à une subvention donnée par exemple à une association de jiu-jitsu qui organisait l’iniquité entre les femmes et les hommes, rendait les prières obligatoires et tenait des propos antisémites dans les dojos. Désormais, chaque association devra signer un engagement selon lequel elle respecte les valeurs de la République. Désormais, les préfets pourront réformer un certain nombre de décisions des collectivités locales concernant les associations manifestement communautaristes. De plus, les concessions et les délégations de service public comme les transports, les piscines qui emploient des centaines de milliers d’agents qui y travaillent se verront imposer la neutralité inhérente à tout service public. Enfin, nous prenons en compte les élus qui auraient cédé par naïveté ou concussion à ce séparatisme. Aujourd’hui, le préfet ne peut s’opposer à des élus qui, par exemple, imposent des horaires spécifiques pour les femmes au nom de principes religieux, ou retirent des auteurs juifs ou homosexuels des médiathèques. Il ne peut que saisir le procureur de la République, ce qui prend du temps et crée parfois des débats difficiles dans la société. Désormais, de la même manière que le préfet peut intervenir pour dénoncer auprès du maire des carences de logements sociaux, il pourra dénoncer des «carences républicaines» et interpeller le maire en lui demandant de supprimer les dispositions non conformes aux valeurs de la République. Et si ce dernier ne le fait pas, le préfet reprend la main, sous le contrôle du juge. Ainsi sur ces trois sujets nous donnons des armes aux préfets de la République pour imposer la laïcité.
Une cinquantaine d’associations sont dans le viseur des autorités, sachant qu’elles essaieront de multiplier les recours pour éviter la dissolution. Comment l’emploi d’outils financiers et fiscaux permettra-t-il d’accélérer les procédures?
G. D. - Pour la première fois, nous allons pouvoir contrôler les associations qui émettent des reçus fiscaux faisant naître des ressources tout à fait importantes, le tout aux frais du contribuable, comme le faisait BarakaCity, récemment dissoute. Par ailleurs, le texte est très important pour tracer l’argent qui vient de l’étranger. Pour la première fois, on va savoir qui finance qui sur notre sol et nous allons donner plus de moyens à Tracfin pour s’opposer à tous les flux indésirables. J’en remercie Bercy. Nous avons également souhaité élargir les moyens de dissoudre les associations. À ce titre, les services du ministère de l’Intérieur travaillent à la dissolution du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF). Tout le monde dénonçait le CCIF, mais personne n’avait le courage de s’y attaquer. Le président de la République le fait courageusement.
Vous êtes en tant que garde des Sceaux garant des libertés individuelles. Votre volet famille et éducation risque de vous être opposé comme attentatoire à la liberté. Comment y répondrez-vous?
E. D.-M. - Prenons le mariage forcé. Notre État de droit nous garantit de pouvoir aimer qui nous voulons et nous interdit de forcer une femme à épouser un homme si elle ne le souhaite pas. Le oui doit être consenti. De même, en matière d’héritage, il est important d’assurer, dans le régime légal, l’égalité des droits entre les filles et les garçons. Je n’oppose pas défense des Français et protection des libertés. L’époque actuelle est propice à la confusion.
Il est question d’imposer un identifiant national à chaque enfant en âge d’être scolarisé et d’encadrer davantage encore la liberté de l’enseignement. N’est-ce pas aller trop loin?
G. D. - Comme maire d’une commune, j’ai fait la tournée des écoles et j’ai remarqué que, dans certains quartiers, il y a plus de petits garçons que de petites filles alors que statistiquement on sait que plus de petites filles naissent. C’est un scandale de ne pas voir ces petits «fantômes» de la République ni à l’école laïque ni à celle sous contrat, ni même à l’école hors contrat. Le maire n’a pas la possibilité de connaître tous les habitants de sa commune. Nous devons sauver ces enfants des griffes des islamistes. Jean-Michel Blanquer et moi y travaillons. Ce fichier permettra de savoir qui est inscrit à l’école, y compris celle à domicile pour des motifs très limités touchant à la situation particulière d’un enfant ou d’une famille. Cela nous permettra de faire des contrôles sur la base de cette inscription, afin que tous les enfants bénéficient de ce suivi.
E. D.-M. - Il s’agit ici de protéger. L’idée est de faire en sorte que nos valeurs républicaines aient vocation à davantage s’appliquer. Je ne suis pas un garde des Sceaux liberticide parce que nous envisageons de repérer les enfants qui ne bénéficient pas de l’enseignement et les ramener sous le préau des cours de récréation et dans la classe. L’idée est de lutter avec tous les moyens qui sont les nôtres contre tous ceux qui veulent que l’on se sépare de la République. Je suis totalement dans mon rôle car ces valeurs nous aident à vivre en paix et ensemble.
"La langue arabe n’est pas, en elle-même, porteuse de séparatisme !" Éric Dupond-Moretti
L’encouragement de l’enseignement de l’arabe n’apparaît plus. Est-il supprimé? S’il ne l’était pas, favoriser la diffusion de la langue d’apprentissage même du Coran, n’est-ce pas préparer le séparatisme?
G. D. - Il n’a jamais été prévu que le renforcement de l’enseignement de l’arabe, annoncé par le président de la République, soit dans ce projet de loi. Il faut apprendre l’arabe dans les écoles de la République, pas dans les mosquées, et pour cela il faut des postes d’enseignants, ce que nous avions sous-estimé. Oui à une solution républicaine.
E. D.-M. - La langue arabe n’est pas, en elle-même, porteuse de séparatisme! La langue est un instrument de culture. Que préfère-t-on: l’arabe des grands auteurs enseigné dans les lycées ou les universités ou bien celui enseigné dans les caves par des islamistes radicaux? Je ne vois pas non plus pour quelle raison des petits Français d’origine maghrébine n’auraient pas la curiosité d’aller voir quelle est la langue de leurs parents et grands-parents. Moi-même j’ai appris l’italien de ma grand-mère.
L’islam dit «consulaire» a souvent été dans le collimateur ces derniers temps avec la question des imams, de leur formation à l’étranger. Pourquoi ce point n’apparaît-il pas clairement, ou seulement aux marges, dans le projet de loi?
G. D. - Un des problèmes de l’islam en France est l’ingérence des puissances étrangères. Il est souvent financé par de l’argent étranger et certains imams sont détachés, donc rémunérés par leur pays d’origine. Le président de la République a déjà réglé le problème, non par voie législative mais conventionnelle, avec les pays concernés. Il n’y aura plus aucun imam détaché, c’est-à-dire payé par d’autres gouvernements, en 2024. Et nous travaillons à la formation d’imams français. Pour ce qui est de l’argent venant de l’étranger, nous prenons des dispositions pour que, dans tous les lieux de culte - cette mesure ne concerne pas que l’islam -, nous puissions connaître désormais le moindre euro venant de l’extérieur pour pouvoir nous opposer, le cas échéant, au versement de cet argent. J’ajoute que, dans cette lutte contre le séparatisme il n’y a pas que la loi. Le président de la République a réuni à plusieurs reprises les représentants du Conseil français du culte musulman (CFCM) pour travailler avec eux. Ils font un travail difficile et très important. En effet, les réponses à une série de questions - qui est un imam? comment doit-il être formé? que doit-il dire lors des prêches du vendredi? comment gérer une mosquée? - ne sont pas du ressort des lois de la République, mais de l’organisation propre du culte. En revanche, il n’y aura plus de mélange des genres dans une même association, par exemple entre le sport et le culte. C’est par ce type de mesures fortes que nous pèserons contre la radicalisation.
Pourquoi passez-vous le cap d’accorder des financements aux associations religieuses fondées sur des locations immobilières dont elles auraient la propriété, une mesure réclamée depuis un siècle par les protestants et qui a toujours été refusée pour éviter des empires immobiliers religieux?
G. D. - La République ne veut pas privilégier une religion, mais la République n’est pas l’ennemi des religions. Depuis 1905, les associations cultuelles ne paient pas d’impôts locaux. Qui le sait? Or, 92 % des lieux de culte musulman sont sous statut loi 1901 et sont parfois obligés de recevoir de l’argent de l’étranger pour payer leurs impôts locaux! Nous voulons donc développer un financement français qui ne vienne ni des pouvoirs publics ni de l’étranger. L’adoption du statut 1905 permettra aux associations gérant des mosquées de délivrer des reçus fiscaux aux donateurs, comme le denier du culte pour l’Église catholique. Il est normal que la classe moyenne musulmane française, comme la classe moyenne catholique française, bénéficie d’un reçu fiscal si elle donne de l’argent pour son culte. Autres sources financières possibles pour les associations cultuelles: les dons et legs que seule la loi de 1905 permet. Enfin, la ressource immobilière pour les cultes, que j’ai déjà défendue dans une précédente responsabilité, arrive à présent dans notre projet de loi. Faut-il la limiter pour éviter la constitution d’empires immobiliers à caractère religieux? Le débat parlementaire apportera sa pierre sur ce point, je ne serais pas défavorable à ce qu’une limite soit imposée. Mais il faut bien comprendre que si l’on supprime l’argent de l’étranger, si l’on ne veut pas d’argent de l’État, il faut bien trouver des sources de financement par les cultes eux-mêmes, des flux financiers qui soient organisés et donc contrôlés.
Pouvons-nous lutter efficacement contre le séparatisme sans passer par une réforme constitutionnelle?
E. D.-M. - Personne ne soutient sérieusement que notre Constitution de 1958 serait un obstacle à la lutte contre le séparatisme ou le terrorisme. Elle dispose en son sein de tous les outils. Le général de Gaulle l’a voulue ainsi. Je relève d’ailleurs que la droite sénatoriale, à court d’idées utiles, propose une modification consistant à répéter une référence à la laïcité qui figure déjà à l’article premier de notre loi fondamentale. Ce qui compte, c’est l’amélioration de nos dispositifs opérationnels et le renforcement, quand c’est nécessaire, de notre cadre législatif et réglementaire.