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Publié le 21 octobre dans Le Figaro
Lors de son allocution prononcée devant le collège du Bois-d’Aulne à Conflans-Sainte-Honorine, le président a répété à deux reprises «Ils ne passeront pas.» Cette formule est inspirée du fameux «No pasaran!» des républicains espagnols lors du siège de Madrid en 1936. Le choix de cette référence historique peut apparaître maladroit car après des combats acharnés, les troupes franquistes vinrent à bout de la résistance des républicains et finirent par s’emparer de Madrid… Le «On ne passe pas!», cri de ralliement des poilus qui empêchèrent Verdun de tomber, aurait été plus approprié et porteur d’un message plus optimiste.
Mais restons sur la référence madrilène, qui n’est pas sans intérêt. En novembre 1936, lors du déclenchement de l’offensive franquiste sur la capitale espagnole, le général nationaliste Emilio Mola prononça un discours radiophonique dans lequel il évoqua l’assaut combiné de quatre colonnes franquistes convergeant vers Madrid mais aussi le passage à l’action d’une cinquième colonne, constituée d’éléments franquistes déjà présents et infiltrés dans la ville. Cette formule de la «cinquième colonne» allait passer à la postérité et serait régulièrement utilisée pour désigner agents et partisans d’un ennemi œuvrant à l’arrière des lignes au sein même de la société d’un pays attaqué.
Si l’on file la référence suggérée par Emmanuel Macron, force est de constater à l’aune de la litanie des attaques terroristes qui ensanglantent le pays depuis huit ans maintenant (2012, attentats perpétrés par Mohamed Merah) et du nombre impressionnant d’attentats déjoués (près d’un par mois en moyenne depuis 2017, selon le ministre de l’Intérieur) que nous devons faire face à l’existence d’une cinquième colonne. Cette cinquième colonne djihadiste ou islamiste est composée de plusieurs milliers d’individus radicalisés qui sont déjà passés à l’acte ou qui pourraient le faire, ce qui vaut à certains d’entre eux d’être incarcérées ou surveillés par nos forces de sécurité et services de renseignement.
Selon le ministère de l’Intérieur, un attentat est déjoué par mois en moyenne depuis 2017
À ce stade de l’analyse, il convient d’abandonner la référence à la guerre civile espagnole, mettant aux prises deux camps de part et d’autre d’une ligne de front bien délimitée, pour celle de l’Italie des «années de plomb». De la fin des années 1960 au début des années 1980, ce pays a été confronté à un terrorisme d’extrême gauche de grande ampleur. Dans les années 1980, l’Italie a ainsi compté plus de 4 000 activistes d’extrême gauche incarcérés pour appartenance ou soutien actif à des réseaux terroristes. L’importance de ce vivier d’activistes et la durée pendant laquelle cette mouvance a poursuivi les actions de terrorisme et de guérilla urbaine nécessitaient l’existence d’un terreau militant bien plus large de plusieurs dizaines de milliers de personnes, fermement acquises à la cause et qui, sans basculer dans la lutte armée ou dans la clandestinité, étaient prêtes à apporter un soutien moral, politique et logistique.
Ces dizaines de milliers de militants s’appuyaient et évoluaient eux-mêmes dans un bain bien plus vaste de plusieurs centaines de milliers de sympathisants composé d’étudiants, de lycéens, de jeunes ouvriers ou de syndicalistes révolutionnaires, défiants vis-à-vis du Parti communiste jugé trop modéré et soutenant «l’action directe» pour renverser les institutions «bourgeoises». Cette masse considérable de sympathisants constituait une force mobilisable pour des manifestations ou des actions de militantisme pour quadriller et contrôler certains quartiers et aussi un milieu dans lequel les activistes radicaux pouvaient se fondre et recruter.
La population musulmane est estimée à 6 % de la population française d’après d’autres sondages de l’Ifop, soit 3 millions d’individus de 18 ans et plus
Toute chose étant égale par ailleurs, nous sommes aujourd’hui confrontés à un phénomène d’une ampleur assez similaire pour ce qui est de l’islamisme radical. Les informations communiquées par les pouvoirs publics permettent une estimation de ce que les services spécialisés appellent le «haut du spectre». Près de 1 500 individus sont actuellement détenus soit pour appartenance ou lien avec une entreprise terroriste soit pour des faits de droit commun mais s’étant radicalisés en prison. La deuxième strate est constituée de 10 000 à 15 000 personnes recensées dans différents fichiers pour radicalisation.
Pour tenter d’évaluer le périmètre de la base de la pyramide ou le volume immergé de l’iceberg, qui correspond à la strate des sympathisants, on peut recourir aux enquêtes d’opinion. Différents sondages menés par l’Ifop ces dernières années indiquent qu’environ un quart des musulmans (soit une proportion nettement minoritaire mais non négligeable) campent aujourd’hui sur des positions radicales et adhèrent aux canons de l’idéologie islamiste. En fourchette basse, la population musulmane est estimée à 6 % de la population française d’après d’autres sondages de l’Ifop, soit 3 millions d’individus de 18 ans et plus.
Une course de vitesse est engagée car par aveuglement idéologique, méconnaissance ou peur de nommer les choses, beaucoup de temps a été perdu
La minorité des musulmans épousant la vision du monde véhiculée par les tenants de l’islamisme radical représente donc environ 750.000 personnes. Bien entendu, seule une frange très minoritaire de cette population est prête à basculer dans le terrorisme. Mais l’on mesure néanmoins à l’aune de ce chiffre que le vivier de recrutement n’est pas près de se tarir.
D’autre part, du fait de leur nombre, ces sympathisants radicaux ont acquis, dans certains endroits, un effet de masse critique suffisant pour pouvoir s’engager dans un conflit de basse intensité avec les institutions républicaines, au premier rang desquels l’école (37 % des enseignants ont déjà pratiqué l’autocensure pour éviter des incidents, selon une enquête de l’Ifop pour le Cnal en 2018) mais aussi pour tenter d’imposer leurs règles et leur ordre dans l’espace public, ce que Gilles Kepel appelle la «halalisation» de certains quartiers. Cette masse de sympathisants peut également se mobiliser sur les réseaux sociaux pour harceler des adversaires ou propager son idéologie.
Si l’énergie des pouvoirs publics doit se porter en priorité sur le haut du spectre pour contrer les projets terroristes, un travail de fond, mobilisant toutes les composantes de l’appareil d’État, doit également être mené sur la base du spectre qui, à bas bruit, sape les fondements républicains et cherche à faire basculer ou rallier à sa cause la grande majorité des musulmans hostiles à cette idéologie. Une course de vitesse est engagée car par aveuglement idéologique, méconnaissance ou peur de nommer les choses, beaucoup de temps a été perdu.