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Publié le 16 Novembre 2020

France - L’attentat du Thalys, lever de rideau d’une vague de terreur en trois actes

Le procès, qui s’ouvre lundi, est le premier volet judiciaire des trois attaques perpétrées par la cellule d’Abdelhamid Abaaoud, responsable des attentats de Paris, le 13 novembre 2015, et de Bruxelles, le 22 mars 2016.

Publié le 16 novembre dans Le Monde

Fin de l’été 2015. Les Français profitent de leurs derniers jours de vacances pour reconquérir un peu de l’innocence qui leur a été volée quelques mois plus tôt. Les scènes de guerre à Charlie Hebdo hantent encore les mémoires. Dans le huis clos de l’Hyper Cacher, l’organisation Etat islamique (EI) a tué pour la première fois en France depuis son expansion au Levant à la faveur du chaos syrien. Sur les plages grecques ou italiennes, les réfugiés qui s’échouent par dizaines au milieu des touristes et les corps rendus par la mer viennent rappeler que la guerre qui déchire la Syrie est plus que jamais aux portes de l’Europe.

Le 3 septembre, une photo fixe la tragédie qui est en train de se jouer : un enfant, le visage posé dans le sable, semble dormir sur la plage. Aylan Kurdi, un garçon kurde de 3 ans, a été avalé par la mer Egée tandis qu’il tentait de fuir les persécutions de l’EI en Syrie. Il espérait rejoindre l’île grecque de Kos avec son frère, son père et sa mère. Leur barque a chaviré. Tout le monde l’ignore alors : au cours de ce même été, à bord des mêmes embarcations de fortune, les djihadistes qui ont fait fuir Aylan se sont introduits en Europe pour y mener la campagne d’attentats la plus élaborée conçue par l’organisation terroriste.

Cette technique d’infiltration n’a pas encore été documentée, la plupart des djihadistes interceptés jusqu’ici étant rentrés en avion en passant par des pays rebond. Au fil de l’été, les services de renseignement ont, en revanche, acquis une certitude : l’EI prépare des attaques d’ampleur en France et un homme, Abdelhamid Abaaoud, est à la manœuvre. Le 20 août 2015, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) résume la menace dans une note qui a été déclassifiée : « L’Etat islamique procède depuis Rakka [en Syrie] à la création d’une réserve de combattants destinés à commettre des attentats sur le territoire national. Ce projet est porté par un francophone susceptible de s’identifier au ressortissant belgo-marocain Abdelhamid Abaaoud ».

Un massacre évité dans le Thalys 9364

L’analyse est juste. Mais les services ont un train de retard. Abaaoud n’est plus à Rakka : il est à Bruxelles. Profitant de la crise migratoire et du chaos qui prévaut aux frontières de l’espace Schengen, le futur chef opérationnel des attentats du 13-Novembre a quitté la Syrie dès la mi-juin. Après avoir traversé un bras de la mer Egée avec des réfugiés, il a accosté sur l’île grecque de Chios, le 18 juillet, muni d’un passeport syrien contrefait. Suivant la route des Balkans à travers la Macédoine, la Serbie et la Hongrie, il a rejoint la capitale belge le 6 août. Et il n’est pas seul. Un djihadiste marocain, recruté et formé par Abaaoud en Syrie, a fait le voyage avec lui. Il s’appelle Ayoub El-Khazzani.

Le lendemain de la production de la note de la DGSE, le 21 août à 17 h 45, un homme surgit torse nu des toilettes d’un train Thalys lancé à vive allure entre Amsterdam et Paris. Un sac à dos sur le ventre, un pistolet Luger à la ceinture, une kalachnikov en bandoulière équipée de neuf chargeurs de trente munitions chacun, Ayoub El-Khazzani s’apprête à commettre un massacre. Par chance, un passager français qui attendait devant les W.-C. tente de le désarmer. Un corps à corps s’engage contre les porte-bagages. La kalachnikov tombe au sol. Un second passager s’en empare et s’engouffre dans la voiture 12. El-Khazzani sort son Luger, le blesse d’une balle dans le dos et récupère son arme de guerre.

La suite est mieux connue. Trois touristes américains, dont deux GI en permission, se précipitent sur l’assaillant. Assommé d’un coup de crosse, El-Khazzani est ligoté, pieds et poings liés par deux cravates empruntées à des passagers, puis remis aux policiers en gare d’Arras. L’homme ne dira pas grand-chose en garde à vue. Ni pendant les mois qui vont suivre. Il assure avoir voulu commettre un braquage dans le train, avoir trouvé ses armes « dans un parc de Bruxelles »… Pas un mot sur sa traversée de l’Europe en compagnie de son donneur d’ordres. Aucune mention de la planque qu’il partageait à Bruxelles avec le terroriste le plus recherché du continent.

Sa loyauté envers l’organisation djihadiste, son mutisme et ses mensonges devant les enquêteurs vont permettre à Abaaoud de peaufiner la suite de son plan dans les moindres détails. Dans les semaines qui suivent, entre le 30 août et le 3 octobre, l’essentiel des commandos des attentats du 13-Novembre et de Bruxelles – perpétrés par la même cellule le 22 mars 2016 – auront rejoint Abaaoud dans la capitale belge en suivant, comme lui, la route des migrants. La mécanique de la terreur est en train de se mettre en place. Un plan pensé à Rakka, élaboré au cœur de l’Europe, au nez et à la barbe des services de renseignement.

Le procès de l’attaque du Thalys, qui s’ouvre lundi 16 novembre pour cinq semaines, est le premier volet judiciaire d’une vague de terreur en trois actes, qui se prolongera dans la nuit noire du Bataclan et la réplique improvisée des attentats de Bruxelles. L’ombre d’Abaaoud, tué cinq jours après les attentats de Paris lors d’un assaut du RAID à Saint-Denis, planera sur les débats. Quatre de ses hommes seront jugés devant la cour d’assises spéciale, à Paris. Le principal accusé, Ayoub El-Khazzani, 31 ans, encourt la réclusion criminelle à perpétuité pour tentative d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste.

En l’absence du chef opérationnel de la cellule, un homme incarnera l’intrication logistique de cette vague d’attentats : Mohamed Bakkali, un Belge de 33 ans, sera jugé au procès du Thalys pour « complicité de tentative d’assassinats terroristes » pour avoir conduit, début août 2015, El-Khazzani (depuis Cologne) et Abaaoud (depuis Budapest) jusqu’à Bruxelles. Il est également renvoyé dans le procès des attentats du 13-Novembre pour avoir facilité le convoyage et l’hébergement de plusieurs commandos des attentats de Paris.

Ce procès racontera aussi une des particularités de cette cellule : la façon dont Abaaoud a recruté, dès l’hiver 2014, des migrants travaillant comme passeurs, afin d’exploiter la crise des réfugiés pour s’infiltrer en Europe avec ses hommes. Bilal Chatra, un Algérien de 24 ans, sera ainsi jugé pour « complicité de tentative d’assassinats terroristes » pour avoir servi d’éclaireur à Abaaoud et El-Khazzani à travers la route des Balkans, à l’été 2015. Redouane El Amrani Ezzerrifi, un passeur marocain de 28 ans, encourt, lui, vingt ans de réclusion pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle ».

Naissance d’une cellule : le projet Verviers

Il faut remonter plusieurs mois en arrière pour comprendre comment s’est constitué l’embryon de cette cellule, et comment elle s’est régénérée au gré des circonstances. Décembre 2014 : Abaaoud est à Edirne, en Turquie. Il est en train de mettre sur pied sa première équipe de commandos infiltrés en Europe. C’est dans cette ville proche de la frontière grecque, où se massent des milliers de réfugiés fuyant la guerre, qu’il recrute les deux passeurs renvoyés dans le procès du Thalys.

Il se prend d’affection pour le plus jeune, Bilal Chatra, qui monnaie des passages vers la Grèce. Cet orphelin de père, alors âgé de 18 ans, assurera aux enquêteurs qu’il « rêvait » de refaire sa vie en Europe. L’appel du djihad sera plus fort. Abaaoud convainc son protégé de rejoindre l’armée du « califat » en Syrie, tandis que lui-même s’apprête à gagner l’Europe pour y piloter son projet d’attentat. Deux de ses hommes ont déjà rejoint la Belgique en avion et attendent leur chef opérationnel dans une planque, à Verviers.

Le 29 décembre 2014, Abaaoud rejoint la Grèce depuis Izmir à bord, déjà, d’un bateau de migrants. Il est accompagné par le passeur Redouane El Amrani Ezzerrifi et deux autres djihadistes belges. Ce premier passage par la mer entre la Turquie et la Grèce n’a pas été détecté. Les services de renseignement ne comprendront que bien plus tard que l’EI avait déjà eu recours à cette méthode pour rejoindre l’espace Schengen.

Le 15 janvier 2015, les forces spéciales belges lancent l’assaut contre la planque de Verviers : les deux djihadistes qui ont fait la traversée avec Abaaoud sont tués. Abaaoud est finalement resté à Athènes, d’où il pilote sa cellule à distance. Le coup de filet de Verviers, décidé dans la précipitation, lui laisse le temps de s’enfuir. Le 17 janvier, quand la police grecque débarque dans l’appartement qu’il occupait, il s’est volatilisé.

L’infiltration : la route des Balkans

Quatre mois plus tard, le 20 mai 2015, un nouveau candidat au djihad, Ayoub El-Khazzani, débarque en Syrie pour proposer ses services à l’organisation Etat islamique. Il est accueilli par Abdelhamid Abaaoud, qui recrute des volontaires pour mener des opérations en Europe. Malgré l’échec de Verviers, le djihadiste belge, qui a retrouvé en Syrie son jeune protégé, Bilal Chatra, est au cœur du nouveau grand projet de l’organisation : une vague d’attaques coordonnées visant Paris et d’autres capitales européennes, perpétrées par des djihadistes aguerris projetés depuis la Syrie.

El-Khazzani n’est pas un combattant expérimenté. Mais il a d’autres qualités : son récent départ pour le « califat » n’a pas encore été détecté, il possède une carte de séjour espagnole et il est motivé. Il racontera au juge d’instruction, en décembre 2016, sa rencontre avec son donneur d’ordre : « Il m’a dit que l’Etat islamique n’avait pas besoin de gens ici, que pour que ce qui était des chiites, ils étaient face à face et qu’ils pouvaient s’en occuper. Mais pour ce qui est des Américains, ceux-ci utilisaient des drones et des avions et qu’il était très difficile de les combattre, que le mieux était d’aller les combattre sur leur propre territoire. »

La recrue n’est pas longue à convaincre : « Je lui ai dit que j’étais prêt à mourir, qu’il devait me considérer comme un objet. » Abaaoud le forme au maniement des armes en une dizaine de jours et le renvoie à Istanbul, le 29 mai. El-Khazzani échoue par deux fois à rentrer en Europe par avion, en raison de problèmes avec ses papiers d’identité. Abaaoud lui dépêche alors un éclaireur, Bilal Chatra, et le rejoint quelques jours plus tard sur les rives du Bosphore.

Bilal Chatra est chargé d’ouvrir la route. Il accoste, le 7 juillet, à Chios à bord d’une embarcation de migrants. Son arrivée est enregistrée par la police grecque, sous la fausse identité d’un ressortissant syrien, ses empreintes relevées et entrées dans Eurodac, la base de données répertoriant les demandeurs d’asile et immigrés illégaux. Durant toute la suite de son périple sur la route des Balkans, il communiquera en temps réel à Abaaoud, via différents profils Facebook, son carnet de voyage : les passeurs à contacter, les difficultés administratives, l’efficacité des passeports contrefaits…

Le 11 juillet, l’éclaireur est à Thessalonique. Il écrit, depuis son compte, « Ineed adoctor », à Abaaoud, qui patiente à Istanbul avec El-Khazzani : « Pour Athènes tu prends le bus à Omonia tu montes à minuit dans le train pour Thessalonik tu prends le bus pour POLIKASTRO + le bus LAVAZONI quand tu arrives, tu prends le train bleu et jaune, il te fait entrer en Serbie (…) tu prends un taxi qui te fera entrer à la capitale de Hongrie et de la capitale tu prends un train pour l’Autriche ou l’Allemagne. »

Le 16 juillet, Abaaoud et El-Khazzani se mettent en route. Marchant dans les pas de l’éclaireur, ils arrivent à Chios, le 18 juillet, à bord d’une embarcation louée à un passeur. La police grecque a enregistré leur arrivée sous les numéros 65 et 66. Ils ont tous deux été pris en photo. Abaaoud voyage muni d’un passeport syrien contrefait au nom de Mohamed Aljalabi, El-Khazzani sous une fausse identité marocaine. La police grecque relève les empreintes du futur terroriste du Thalys, les enregistre dans Eurodac, et lui délivre une demande d’expulsion : il a un mois pour quitter le territoire.

Abaaoud, lui, passe entre les mailles du filet. Ses empreintes « ne semblent pas avoir été enregistrées », souligne le dossier d’instruction. Son passeport syrien est périmé. La police de Chios ignore que l’homme est visé par un mandat d’arrêt européen. Le djihadiste est libéré le soir même, après s’être vu délivrer, lui aussi, une demande d’expulsion du territoire. Il a six mois pour quitter la Grèce. Il lui faudra moins de dix jours. Le 20 juillet, Abaaoud et El-Khazzani voguent sur un ferry en direction d’Athènes au milieu des touristes. Ils rejoignent la Serbie le 26 juillet, puis la Hongrie, en suivant les indications de leur éclaireur.

La faille : les frontières extérieures

Pourquoi la police grecque n’a-t-elle pas relevé les empreintes d’Abaaoud ? Et comment ses commandos ont-ils pu s’infiltrer en Europe sans être repérés ? Cette réussite du département des opérations extérieures de l’EI a d’abord bénéficié d’un événement historique : la crise migratoire majeure provoquée par le conflit syrien. Mais l’EI a surtout su tirer parti des « lacunes » dans la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen, reconnaît un rapport du Parlement européen. Durant l’été 2015, la Grèce, débordée et sous-équipée, se retrouve livrée à elle-même pour gérer l’accueil et le contrôle des dizaines de milliers de réfugiés qui accostent chaque mois sur ses îles.

En novembre 2015, une mission d’information de l’Assemblée nationale sur la gestion de cette crise par l’Europe s’était rendue sur l’île de Chios, sans savoir que c’était sur ce « hotspot » qu’avaient débarqué, quatre mois plus tôt, El-Khazzani et Abaaoud. La délégation avait constaté des « manquements graves » aux règles de gestion des frontières, une pénurie de lecteurs d’empreintes digitales, et des effectifs insuffisants « pour permettre l’enregistrement des migrants et la vérification de leur identité » par comparaison avec les bases de données d’Interpol et du Système d’information Schengen (SIS 2), qui recense les individus recherchés et contient des données biométriques.

Au cours du mois de septembre 2015, seuls 8 % des arrivants en Grèce ont ainsi été enregistrés dans Eurodac, relève un rapport sénatorial sur le sujet. Les enquêteurs français ont tenté de retrouver trace du passage en Grèce des commandos du 13-Novembre : à quelques exceptions près, la plupart n’ont pas été détectés : sur 41 806 « individus contrôlés » en juillet 2015, « les photographies manquantes s’élèvent à 25 458 ». Les photos des trois kamikazes du Bataclan « restent à ce jour introuvables », tout comme celles de Bilal Hadfi (un kamikaze du Stade de France) et de Chakib Akrouh (un des tireurs des terrasses parisiennes), dont on sait par leurs connexions Facebook qu’ils sont tous deux arrivés à Kos le 15 août.

Abaaoud, lui, a été pris en photo. Son entrée en Europe aurait-elle pu être détectée si la police grecque avait aussi relevé ses empreintes ? Probablement pas. L’arrivée à Leros, le 20 septembre, d’un des futurs commandos des attentats de Bruxelles, le Suédois Osama Krayem, a été enregistrée et ses empreintes ont été entrées dans Eurodac. Mais ce fichier n’est pas relié aux bases de données du SIS 2, pas plus qu’à celles d’Interpol. Les autorités grecques étaient dans l’incapacité de détecter le retour des commandos du Thalys, du 13-Novembre et de Bruxelles.

La méprise : un défaut d’analyse

Cinq mois avant l’attaque du Thalys, en mars 2015, le coordinateur de l’Union européenne (UE) pour la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove, avait pourtant mis en garde l’agence européenne de contrôle des frontières, Frontex, de l’effet d’aubaine que représentait la crise migratoire pour l’EI : « Nous devons être vigilants. Il est relativement facile de pénétrer dans l’UE quand on se mêle au flux de migrants. »

Aucun passage de djihadiste sur un bateau de réfugiés n’avait encore été documenté à cette date, la première traversée d’Abaaoud, en décembre 2014, étant passé sous les radars. Mais un précédent permettait déjà d’étayer cette hypothèse : lorsque, le 17 janvier 2015, la police grecque a fait irruption dans l’appartement occupé par Abaaoud à Athènes après le coup de filet de Verviers, un djihadiste français, Walid Hamam, s’y trouvait. Il avait présenté des papiers syriens, et avait aussitôt été relâché.

Ce risque d’infiltration, sensible politiquement, est relativisé, en tout cas publiquement. Interrogé fin mars 2015, le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, avait déclaré sur France 3 : « Ça peut toujours arriver. Mais nous travaillons avec nos services de renseignement et nous n’octroyons pas l’asile à ceux dont nous savons qu’ils ont des activités terroristes. » Les commandos d’Abaaoud ne comptaient pas demander l’asile en France. Leur avantage stratégique se situait ailleurs : dans un accès facilité à la Grèce, porte d’entrée dans l’espace de libre circulation.

En septembre 2015, deux mois après qu’Abaaoud et El-Khazzani se sont fait enregistrer comme migrants à Chios, un haut responsable français de la lutte antiterroriste confie à l’Agence France-Presse, sous couvert d’anonymat : « A ce stade, nous n’avons aucune indication que des djihadistes se mélangent aux réfugiés (…) parce qu’ils ont les moyens financiers de faire autrement et aussi parce qu’ils possèdent des papiers, notamment les combattants européens. »

L’incident : la fuite de l’éclaireur

C’est finalement un incident, survenu dans l’intimité de la cellule, qui aurait pu faire dérailler les projets d’Abaaoud. Début août, selon l’ordonnance de mise en accusation du Thalys, Mohamed Bakkali va chercher en voiture Abaaoud à Budapest, puis El-Khazzani et Chatra à Cologne, pour les convoyer jusqu’à Bruxelles. Au terme d’un périple de plusieurs semaines à travers l’Europe, l’éclaireur, l’assaillant et le donneur d’ordre se retrouvent pour la première fois réunis dans un petit appartement bruxellois, le 7 août.

Une semaine plus tard, le projet d’attentat se précise. Et survient un imprévu : « On est resté un certain temps tous les trois dans l’appartement avec Hamza [nom de guerre de Bilal Chatra] et Abou Omar [Abaaoud]. Nous n’avions pas le droit de sortir, nous étions ravitaillés par des frères. C’est moi qui faisais la cuisine. Un jour, Abou Omar, qui avait les contacts avec la Syrie, nous a dit qu’il avait reçu un ordre du Sham [le Levant], à savoir qu’Hamza et moi devions nous préparer psychologiquement à faire une opération, racontera El-Khazzani au magistrat instructeur. Hamza ne venait pas pour faire des attentats, il est juste venu pour ouvrir la route. (…) Le lendemain matin, il s’est enfui de la maison. »

Panique dans l’appartement conspiratif. Par « peur d’être dénoncé », Abaaoud déserte aussitôt la planque. Le 16 août, il envoie un message Facebook à Chatra depuis son nouveau repaire : « Où es-tu mon ami ? Pourquoi es-tu parti ? Ce n’était vraiment pas bien de ta part. Tu ne nous as même pas dit au revoir. Je jure auprès de Dieu, je suis très triste à cause de toi. (…) C’est mieux si tu reviens. Je le jure auprès de Dieu, tu vas le regretter. » Cinq jours plus tard, Ayoub El-Khazzani, suivant les ordres d’Abaaoud, monte à bord du Thalys 9364.

Chatra n’a pas dénoncé ses complices. Il s’est enfui en Allemagne, où il multiplie, dans les mois suivants, petits larcins, peines de prison et demandes d’asile sous différents noms. Ce n’est qu’après son arrestation et son inculpation pour terrorisme en Allemagne, en juillet 2016, et un travail de renseignement sur ses profils Facebook, que les enquêteurs comprendront qu’Abaaoud et El-Khazzani s’étaient infiltrés en Europe dès le mois de juillet et qu’ils matérialiseront la synergie entre les attentats du Thalys et du 13-Novembre.

La réponse : les frappes en Syrie

L’inertie de l’Europe face à la crise migratoire a offert à l’organisation Etat islamique une avance décisive que l’appareil sécuritaire français ne parviendra jamais à rattraper. L’attentat du Thalys vient rappeler que l’EI a fait de la France sa cible prioritaire, et qu’il a surtout les moyens de l’atteindre. Faute de pouvoir endiguer la menace par des moyens policiers, décision va être prise d’engager l’armée pour frapper l’ennemi où l’on croit qu’il se trouve encore : en Syrie.

Le 4 septembre, le président François Hollande tient un conseil restreint de défense consacré à l’extension des frappes en Syrie. La France cantonnait jusqu’ici sa participation à la coalition internationale à l’Irak, afin de ne pas aider Bachar Al-Assad en fragilisant ses ennemis, fussent-ils djihadistes. L’imminence de la menace change la donne. Le même jour, la DGSE écrit dans une note déclassifiée : « La neutralisation d’Abdelhamid Abaaoud, vecteur d’une menace avérée contre notre territoire, est devenue une priorité urgente pour le service. »

Le 7 septembre, deux semaines après l’attaque du Thalys, le président Hollande annonce, lors d’une conférence de presse, le changement de doctrine de la France :

« En cette rentrée, il y a des images, il y a des événements, il y a des situations qui frappent à la porte de nos consciences. Il y a d’abord l’héroïsme de passagers d’un train d’Amsterdam à Paris qui maîtrisent un terroriste prêt à tout (…) ; il y a un enfant sans vie, le visage posé sur le sable d’une plage turque, enfant martyr, symbole des 3 000 naufragés qui ont trouvé la mort au bout de leur chemin depuis le début de l’année. (…) C’est Daech qui fait fuir par les massacres qu’il commet des milliers de familles. (…) Et c’est depuis la Syrie – nous en avons la preuve – que sont organisées des attaques contre plusieurs pays et notamment le nôtre. ».

Des vols de reconnaissance sont menés dès le lendemain par une patrouille de Rafale. Le nom d’Abaaoud est tenu secret. Mais c’est bien lui et ses hommes qui sont visés. Une « tour », censée abriter une cellule formée par le Belge, est notamment ciblée. Les premières frappes débutent le 27 septembre : elles visent un camp d’entraînement au sud de Deir ez-Zor. A cette date, l’essentiel de la cellule des attentats de Paris a déjà rejoint Bruxelles.

L’appareil sécuritaire français a trois mois de retard. Le 3 novembre, la DGSE écrit, toujours dans une note déclassifiée : « Abdelhamid Abaaoud se déplacerait souvent entre Deir ez-Zor et la ville de Mayadin ».

Nous sommes dix jours avant le massacre du Bataclan.