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Publié le 4 février dans Le Monde
Sur un fond rayé bleu et blanc qui cherche à imiter, dans des tons pastel, la tenue des déportés du système concentrationnaire nazi, un fil barbelé se noue délicatement, pour former un cœur. Au centre, la couverture d’un livre orné d’un bandeau où les mots « Déjà 4 millions de lecteurs » s’inscrivent en surimpression sur une image du mirador central du camp de concentration et centre de mise à mort Birkenau, au sein du complexe d’Auschwitz, dans lequel 1 100 000 personnes, dont 960 000 juifs, sont mortes entre 1940 et 1945. Un slogan, au bas de l’affiche, enfonce le clou : « Un roman d’amour inspiré d’une histoire vraie. »
La nouvelle campagne de publicité des éditions J’ai lu, notamment visible dans le métro parisien, promeut l’édition de poche du roman Le Tatoueur d’Auschwitz, de la Néo-Zélandaise Heather Morris, parue le 6 janvier. Une chose est sûre : elle a fait parler d’elle sur les réseaux sociaux, où des dizaines de messages ont exprimé de la stupéfaction, du dégoût, de la colère. Jointe par téléphone, la directrice de J’ai lu dit ne pas comprendre ces réactions. « Je suis sincèrement désolée si cette publicité a blessé, explique Hélène Fiamma, mais je suis très surprise par cette polémique. Nous avons eu plusieurs réunions d’équipe. L’éventualité que le visuel choisi puisse paraître déplacé n’a pas été envisagée une seule seconde. » Et de citer les nombreux retours de lecteurs, tous enthousiastes et même, dit-elle, « reconnaissants ».
Histoire d’amour entre deux déportés juifs, Lale et Gita, qui survivront, se marieront et auront un enfant, le livre cherche, sans subtilité excessive, à toucher par tous les moyens. Mais la mention « histoire vraie » est sans doute, dans cette stratégie sentimentale, l’instrument le plus puissant. « C’est une histoire qui a eu lieu », répète Hélène Fiamma elle-même quand on exprime des réserves sur le livre. « L’autrice, qui a rencontré le protagoniste masculin, a écrit l’histoire de ces deux êtres, tout en prenant quelques libertés avec la vérité historique, tout simplement parce qu’elle n’est pas historienne », justifie-t-elle.
Ces « libertés » avaient pourtant créé des remous à la parution de la version originale, en 2018. Dans un fact-checking du livre, Memoria, le magazine du Mémorial d’Auschwitz, devait ainsi relever une très longue liste d’erreurs et d’approximations donnant « une vision globale fausse de la réalité du camp ». Une semonce qu’Hélène Fiamma préfère relativiser : « Quel roman se déroulant dans un contexte historique précis ne comporte pas son lot d’erreurs ? »
Le moins qu’on puisse dire est que l’historien Tal Bruttmann, auteur d’Auschwitz (La Découverte, 2015), ne partage pas cette mansuétude. « Faire de la fiction avec la Shoah ne me pose aucun problème, du moment que l’histoire est bien traitée, souligne-t-il. Un roman n’a pas à dire le vrai. Mais il doit dire le vraisemblable. Les bandes dessinées X-Men, et les films qui s’en sont inspirés, mettaient en scène Auschwitz d’une manière qui respectait la vérité historique, alors que c’est de la science-fiction. Ici, rien n’est vraisemblable. Tout ce qui est rapporté sur le camp est à peu près faux. »
Pour la directrice de J’ai lu, l’essentiel, « c’est que des lecteurs, qui parfois découvrent le sujet, puissent éprouver une telle émotion qu’ils vont être amenés à se renseigner ». Mais cela non plus ne convainc pas Tal Bruttmann : « Je ne vois pas en quoi le fait d’écrire n’importe quoi va permettre de découvrir Auschwitz. C’est un drôle de mépris pour le grand public. » Cependant, il admet que le livre s’inscrit dans une lignée d’œuvres de fiction, qui ont été nombreuses à jouer avec l’imagerie concentrationnaire à des fins lacrymales. Rien de neuf, alors ? Si : la publicité. « On n’aurait pas imaginé une telle campagne d’affichage il y a ne serait-ce que dix ans. Ce qui est nouveau, c’est la façon dont cette trivialisation est assumée et revendiquée. »
« Trivialisation » : c’est aussi le mot qu’emploie Christine Guimonnet, secrétaire générale de l’Association des professeurs d’histoire-géographie et membre de la commission « Enseignement de la Shoah » à la Fondation pour la mémoire de la Shoah. « Cette affiche est une catastrophe. Elle relève de ce que l’écrivaine Ruth Klüger [1931-2020], rescapée d’Auschwitz, appelait le “kitsch concentrationnaire” », réagit-elle. Pour cette spécialiste des questions de transmission, une telle publicité peut se révéler « totalement contre-productive ».
« Que se serait-il passé si Marceline Loridan-Ivens ou Simone Veil avaient vu cette publicité ? Je crois que ça aurait gueulé »
Elle y voit, comme Tal Bruttmann, la marque d’un phénomène récent, qu’elle observe en particulier dans des débats pédagogiques : une volonté de toucher son interlocuteur, de l’impliquer dans la mémoire du génocide, qui finit par vider l’histoire de ses singularités. « Il y a une recherche légitime d’universalité. Mais cela ne doit pas empêcher de penser l’expérience singulière. Il faut maintenir les deux. Or, en ce moment, il y a un déséquilibre, qui crée une banalisation. »
Poussée à son paroxysme, cette tendance débouche sur une littérature de la familiarité, de l’identification facile à des personnages vivant à Auschwitz de « minuscules moments de joie, qui leur font oublier le cauchemar du quotidien », selon la quatrième de couverture du Tatoueur d’Auschwitz – et sur des cœurs en barbelé. Des internautes protestent. Mais cela ne change pas grand-chose. Le livre, dit-on, se vend bien. Nous sommes entrés dans un autre temps, où la mémoire se dilue. Un temps qui est aussi, souligne Tal Bruttmann, celui de la disparition des derniers rescapés. « Que se serait-il passé si Marceline Loridan-Ivens ou Simone Veil avaient vu cette publicité ? Je crois que ça aurait gueulé », s’amuse l’historien, qui ajoute : « Oui, je pense que ça aurait été assez ébouriffant. »