- English
- Français
Publié le 7 janvier dans Le Figaro
49% des enseignants du second degré disent s'être déjà autocensurés dans leurs cours. C'est le constat choc de la dernière étude de l'IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès, réalisée à l'occasion du sixième anniversaire de l'attentat contre Charlie Hebdo. Cette statistique, à mettre en relief avec l'assassinat de Samuel Paty perpétré en octobre dernier, a progressé de 12 points en moins de trois ans, signe d'une laïcité en faillite dans les établissements scolaires.
Les revendications religieuses se font de plus en plus nombreuses dans les collèges et lycées français. «Chaque jour, on a des remontées de professeurs, de tout domaine, qui subissent ce type de comportements», révèle au Figaro Norman Gourrier, secrétaire général du Syndicat National des Collèges et Lycées (SNCL). Selon l'étude citée en préambule, 11% des professeurs d'éducation musicale ou artistique - des cours a priori sans base laïque particulière - ont déjà subi des remarques religieuses. 8% des enseignants de technologie, ou en atelier professionnel, se sont vus contredire au nom de la religion.
«Certains cours sont tout de même davantage concernés que d'autres, nous explique Remy-Charles Sirvent, secrétaire national du syndicat des enseignants UNSA et secrétaire général du Comité national d'action laïque (CNAL). L'éducation physique et sportive, les sciences et l'histoire-géographie.»
En Éducation Physique et Sportive, Patrice*, enseignant dans les Bouches-du-Rhône, se souvient d'un vif échange entre deux élèves d'une quinzaine d'années. «Lui se disait pieux, elle ne semblait pas l'être. Ils devaient former un duo mixte d'acrosport (de la gymnastique acrobatique en groupe), et, évidemment, les deux n'étaient pas très à l'aise. On aurait pu croire que c'était un problème d'ado typique, jusqu'à ce que j’entende de la part de Monsieur : "Je ne peux pas te toucher, je n’ai pas le droit, tu ne fais même pas le ramadan''. Ça arrangeait Madame, donc l'incident s'est clos, mais on est toujours un peu démunis face à ce genre de situations.»
«Dès qu'une femme se montre ou qu’il y a des contacts physiques obligatoires, les plus religieux ont des réflexes patriarcaux qui s'activent, décrypte Remy-Charles Sirvent pour Le Figaro. À cela s'ajoute l'éternel problème de la mixité fille-garçon, et, malgré tout, il y a aussi un âge où on n'a pas envie de montrer son corps aux autres.» 27% des enseignants ont observé des contestations religieuses en EPS, selon l'IFOP.
En sciences et vie de la Terre, la théorie de l'évolution, fréquemment abordée en secondaire, crée la polémique. «Il y a deux ans, j'essayais d'expliquer que nous descendions tous, dans les grandes lignes, du singe. Que l'Homme avait été soumis à tout un tas de variations, acquises au fil des générations, raconte Léon*, professeur de collège en région parisienne. Et là, un de mes élèves, qui avait 13 ans environ, s'écrie : ''L'Homme ne descend pas du singe, il a été créé par Allah !'' S'en est suivi un long débat, non pas entre lui et moi, mais entre moi et une dizaine d'élèves.» Léon* déplore des idées qui «contaminent» les classes : «Non seulement, ce genre d'élève est quasiment irrécupérable, mais en plus, il sème le doute dans les cerveaux des autres. C'est un vrai problème.»
«Les cours liés à l'anatomie et la sexualité posent également souci», indique Norman Gourrier. 23% des enseignants ont observé des contestations religieuses en cours de sciences.
Enfin, le programme d'histoire-géographie, du collège au lycée, traite de nombreuses «pierres d'achoppement», selon Norman Gourrier, tels que les thèmes chrétienté et islam (5e), l'Empire colonial de la Troisième République (1ère générale), et la «question de la Shoah, qui suscite régulièrement des injures raciales». «Les cours sur la philosophie des lumières, où la religion est critiquée par des philosophes, les cours où l'on parle d'Islam...», énumère Christine Guimonnet, secrétaire générale de l'association des professeurs d'histoire-géographie (APHG). 23% des enseignants ont constaté des revendications religieuses en cours d'histoire-géographie.
Outre ces thèmes, «les professeurs d'histoire-géographie délivrent les cours d'éducation civique, de morale», affirme Norman Gourrier. «Quand ils enseignent la laïcité en elle-même, avec le fait de ne pas porter de signes religieux ostentatoires, ce n'est souvent pas compris.» Sans compter l'étude des textes et de la presse, parfois pris en charge par les professeurs de français ou philosophie. «Si les collègues traitent cette partie du programme (caricatures, satires politiques et religieuses...), ça risque de poser problème, explique le secrétaire général du SNCL. L'étude de la Bible est parfois confrontée à des incidents - ce qui crée des soucis, c'est le fait de transformer un texte sacré en objet d'études littéraires.»
«La manière de se concevoir, de s'identifier, est de plus en plus liée à la religion, assure Christine Guimonnet. Ce radicalisme religieux, qui découle surtout d'un manque de connaissances historiques, n'est pas propre à une communauté : on va le trouver chez les musulmans, chez les catholiques et chez les protestants évangéliques. Nous ne sommes plus dans un phénomène mineur depuis des années, il ne faut donc pas faire d'amalgame ou de généralisation d'une communauté.»
Si «les contestations semblent se concentrer sur les disciplines où la confrontation avec une vision absolutiste est plus directe», selon Iannis Roder, directeur de l'Observatoire de l'éducation de la Fondation Jean-Jaurès, ce type de revendications religieuses dépassent le strict cadre des salles de classe. «On les constate également dans tout ce qui est gestion courante des établissements, c'est-à-dire les repas en commun, les menus des cantines, les visites de parents d'élèves - qui parfois entrent dans l'établissement avec le foulard», explique Norman Gourrier.
«28% des professeurs ont été confrontés à des refus d'entrer dans des lieux à caractère religieux, comme les églises, 21% à des refus de donner la main à quelqu'un au nom de convictions religieuses», reprend Iannis Roder. Et surtout, «19% des professeurs interrogés disent avoir constaté au moins une forme de contestation ou de désapprobation lors des cérémonies d'hommage à Samuel Paty, soit près d'un enseignant sur cinq».
«Sur une très large majorité d'items, les professeurs exerçant dans les banlieues populaires rencontrent plus de difficultés, indique également Iannis Roder. Les professeurs ayant constaté au cours de leur carrière une forme de contestation religieuse atteignent 57% dans les banlieues populaires (contre 53 % en moyenne). Les professeurs exerçant dans les banlieues populaires sont également 72% (contre un peu plus d'un sur deux en moyenne) à indiquer avoir constaté ou entendu parler de contestations ou de tentatives de soustraction à des enseignements au sein de leur établissement.»
L'Île-de-France et le Sud-Est sont particulièrement touchés. Mais «tous les territoires semblent aujourd'hui concernés par ces formes de contestation : écoles, collèges et lycées, territoires urbains et ruraux, et ce quelle que soit la région, indique-t-il également. Nous ne pouvons pas dire aujourd'hui que les problèmes sont localisés et ne concernent que certains espaces, notamment de relégation sociale», explique Iannis Roder.
«La situation ne date pas d'hier, précise Remy-Charles Sirvent. Il y a deux ans, le Comité national d'action laïque avait déjà constaté ce type de dérives ». À l'époque, «59% des enseignants d'établissements publics estimaient que la laïcité était en danger. Quand on leur demandait pourquoi, ils répondaient ''parce que les communautés culturelles et religieuses se mélangent de moins en moins.''» Depuis, «rien n'a été fait».
«Depuis l'assassinat de Samuel Paty, la parole ministérielle face à ces actes est devenue extrêmement ferme, assure Christine Guimonnet. Mais cette fermeté ne semble pas appliquée à l'échelle locale. Le ''pas de vague'', ce n'est pas un mythe !». «Certains professeurs s'autocensurent car ils ont peur qu'on leur reproche d'avoir mal fait, explique-t-elle. Ce n'est pas normal. Ce n'est pas à un élève ou à un parent d'élève de décider de ce qu'il se passe en classe.»
Sur le sujet de la laïcité à l'école, Rémy-Charles Sirvent déplore un manque d'«impulsion» des pouvoirs publics. «Ce qu'il faut, c'est former les professeurs. En 2018, 74% des enseignants du public n'avaient pas eu de formation initiale à la laïcité, et 94% n'avaient pas eu de formation continue - d'où ce phénomène d'autocensure .» Et les contractuels, qui vont souvent en «zones difficiles», n'ont «aucune formation». «On pourrait aussi mettre en place des dispositifs innovants, pour forcer les élèves à penser contre eux-mêmes, tels que l'examen de dilemmes moraux, des discussions philosophiques... L'important, c'est que les élèves s'expriment.»
«Le fait qu'ils proclament des revendications religieuses, c'est presque une chance, car il peut y avoir un dialogue, continue Rémy-Charles Sirvent. Mais certains éléments ont compris ce système : ils restent mutiques. On voit, par leur attitude, qu'ils ne sont pas d'accord avec le cours. Mais puisqu'ils ne disent rien, ça ne rentre pas dans le domaine des contestations.» Autant d'élèves qui échappent ainsi au repérage des enseignants.