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Publié le 18 juin dans Le Monde
Ce défi est mondial. Il est à la fois technologique, juridique et sociétal.
Internet a été créé comme un formidable espace de liberté et de diffusion du savoir. Pour partie, le rêve de ses fondateurs a été réalisé. L’accès à la connaissance n’a jamais été aussi aisé. Chaque jour, des milliards de personnes échangent, créent et apprennent en ligne. Le Web a aussi été un formidable levier de démocratie et d’émancipation. Sans lui, pas de « printemps arabe ». Sans lui, pas de mouvement #metoo.
Mais l’idéal de liberté qui a présidé à sa création menace aujourd’hui son existence même. Car dans les replis de cette liberté se sont développés des abus chaque jour plus inquiétants.
Internet, ce sont également les « infox », les tentatives de manipulation des masses, les cyberattaques ou l’émergence d’acteurs dont la taille et la complexité technique posent un défi inédit à la puissance publique.
Les réseaux sociaux portent aussi leurs propres dérives. Leur invention a permis de nombreux partages – de vies, d’expériences, de savoirs. Mais ce qui est un temps apparu comme un nouvel horizon de la sociabilité et de l’échange nous montre aussi les faces les plus sombres de l’humain : il suffit de quelques instants sur Twitter, YouTube ou Facebook pour y croiser menaces de mort, injures homophobes ou sexistes, banalisation du racisme et de l’antisémitisme, harcèlement en meute… jusqu’à la diffusion en direct de la tuerie de Christchurch [perpétrée le 15 mars en Nouvelle-Zélande].
Ce défi est mondial. Il est à la fois technologique – du fait de l’asymétrie entre les régulés et le régulateur et de la masse des contenus à gérer –, juridique – quelle juridiction appliquer à des acteurs transnationaux ? – et sociétal.
Il suppose une humilité certaine du législateur : à ce jour, aucun pays démocratique n’a réussi à lutter efficacement contre ce phénomène aux contours gris que constitue la haine en ligne, qui couvre une vaste palette de comportements nocifs. Certains d’entre eux portent atteinte à la dignité humaine et à notre capacité à faire société, des injures discriminatoires au harcèlement sexuel en passant par les incitations à la violence.
La puissance publique a pour autant une obligation de réussite en la matière. Car protéger ses citoyens, en ligne ou hors ligne, est l’une des missions premières de l’Etat. C’est pour répondre à ce défi que le gouvernement et la majorité ont engagé plusieurs chantiers.
L’approche retenue par la France repose sur un triptyque clair : punir les auteurs de comportements illicites, responsabiliser les réseaux sociaux et améliorer l’éducation et la formation des citoyens, en premier lieu des plus jeunes. La proposition de loi visant à lutter contre la haine en ligne constituera la première pierre de cette stratégie.
Améliorer l’effectivité du droit
La question des propos haineux en ligne est d’abord une question de responsabilité individuelle. Chacun doit répondre de ses actes. Il s’agit de mettre fin à l’impunité par laquelle certains s’autorisent aujourd’hui sur Internet des propos, des injures, des harcèlements qu’ils n’oseraient jamais commettre dans le monde réel.
Pour que la peur change de camp, il nous faut d’abord travailler sur l’effectivité du droit. Quiconque sait qu’il devra, avec une probabilité élevée, répondre de ses actes réfléchit à deux fois avant de franchir les lignes rouges.
Notre boîte à outils législative est déjà bien fournie et a été récemment adaptée pour appréhender les comportements et propos haineux et violents, y compris en ligne. Par ailleurs, grâce à la plate-forme Pharos, qui a aujourd’hui 10 ans, nos forces de l’ordre sont pleinement mobilisées, traquent la haine en ligne et œuvrent à retirer, chaque jour, les contenus abjects, choquants et discriminants.
Le vrai enjeu est désormais organisationnel et procédural. C’est, là encore, un défi mondial. Les systèmes judiciaires des pays développés doivent s’adapter à la temporalité et à la viralité qui sont celles d’Internet. L’introduction de la plainte en ligne, la spécialisation d’un parquet rompu aux usages du numérique et la formation de ses juges aux problématiques spécifiques aux réseaux sociaux doivent permettre de poser les bases d’une justice efficace.
Poser cette exigence, c’est également rappeler que seule la justice pourra effectivement permettre d’assurer l’équilibre entre liberté d’expression et sanction des abus de cette liberté, déjà prévue par la loi.
En plus de mettre en jeu la responsabilité des auteurs par une réponse judiciaire adaptée, il convient de responsabiliser les grandes plates-formes, et particulièrement les réseaux sociaux. Par la viralité qu’ils permettent et organisent, ceux-ci ont une responsabilité particulière à l’égard de la société et des citoyens.
La proposition de loi, portée par la députée de Paris Laetitia Avia et appuyée par le groupe La République en marche à l’Assemblée nationale, visant à lutter contre la haine en ligne, et ses mesures d’application soumettront notamment les grands acteurs du numérique à une supervision inédite : ils devront se donner les moyens – techniques et humains – de lutter efficacement contre la propagation des propos de haine et de retirer en vingt-quatre heures les contenus manifestement illicites qui leur auront été signalés.
Cette obligation sera complétée par l’adoption du règlement européen sur les contenus terroristes, qui prévoira un délai de retrait de une heure pour les contenus terroristes signalés par les autorités.
Les réseaux sociaux auront, par ailleurs, une obligation de transparence renforcée sur leur politique de « modération des contenus » ainsi que sur les outils mobilisés pour la mettre en œuvre. Les victimes devront être mieux informées sur les recours à leur disposition, pour lutter contre le sentiment d’isolement qui prévaut parfois aujourd’hui.
De même, les auteurs de contenus illicites devront être informés des motifs de retrait de leurs contenus. Des instruments et procédés défaillants pourront donner lieu à une sanction lourde et dissuasive pour les plates-formes.
Cette forme de régulation des grands acteurs s’inspire de l’approche en vigueur dans d’autres secteurs où évoluent des acteurs « systémiques », comme le secteur bancaire. Elle nécessitera une transformation en profondeur du régulateur, afin que celui-ci soit réellement en mesure de contrôler l’application des obligations de diligence et de transparence inscrites dans la loi. Il s’agira également d’envisager comment la société civile, les chercheurs, penseurs, ainsi que les associations peuvent contribuer activement à la mise en place et au déploiement de cette nécessaire régulation. Il faudra clarifier, de manière équilibrée et en phase avec les attentes de la société, les obligations qui pèseront sur les grandes plates-formes d’Internet.
Au-delà de la responsabilisation des auteurs et des plates-formes, c’est l’ensemble de notre société que le déferlement de propos haineux sur Internet doit interpeller.
Pourquoi ne réagissons-nous pas sur Internet à ce que nous n’accepterions jamais dans un bus, dans un café ou dans la rue ? Chaque fois que quelqu’un ne s’élève pas contre les commentaires haineux dont il est témoin, chaque fois que quelqu’un quitte les réseaux sociaux pour ne plus être confronté à cette haine, c’est finalement notre liberté d’expression qui est mise à mal.
Nous devons donc sensibiliser toute la société et éduquer nos jeunes et nos moins jeunes à ces forums de la vie sociale, pour envisager ensemble la manière dont la liberté d’expression sur les réseaux sociaux peut s’écrire dans le respect de l’autre.
C’est un travail que le gouvernement entend mener, à la fois à l’école, dans le cadre du service national universel, ou encore dans les missions confiées aux engagés du service civique. Car, au fond, notre interaction avec les autres, sur les réseaux sociaux mais plus largement encore, est tout à la fois ce qui nous définit individuellement et ce qui nous rassemble collectivement, dans le respect mutuel.
En dressant ces lignes rouges, nous affirmons que notre société défendra toujours la liberté et la dignité de chacun contre toutes les formes de haine.
Signataires de la tribune :
Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice ; Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse ; Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur ; Franck Riester, ministre de la culture ; Marlène Schiappa, secrétaire d’État auprès du premier ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations ; Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique, coordonne le travail gouvernemental sur la proposition de loi Avia ; Gabriel Attal, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse ;
Laetitia Avia, députée de Paris, rapporteuse de la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet.