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Photo : issue de la série Shtisel
Publié le 30 août 2019 dans Libération
Un rabbin veuf se félicite auprès d’une voisine d’avoir forcé son fils à accepter un mariage arrangé. «Mais lui, est-il heureux ?» demande-t-elle. «Qu’est-ce que c’est que cette question ? Depuis quand sommes-nous sur Terre pour être heureux ?» s’étrangle-t-il. A mi-chemin entre blague juive et parabole talmudique, c’est ce genre de scène qui fait le charme aussi dérangeant que discret de l’un des succès de Netflix (1) les plus incongrus de l’année. Avec ses intrigues tournant autour d’unions forcées et de destins contrariés, ses hommes perdus à papillotes et ses femmes fières à perruque, sans compter ses dialogues yiddishisant à bas bruit et ses décors limités à une poignée de bouges exigus des quartiers juifs ultra-orthodoxes, les Shtisel : une famille à Jérusalem a, de prime abord, tout du produit de niche. Loin des Mossaderies viriles qui font le miel de l’audiovisuel israélien et du géant du streaming. Et si Netflix ne dévoile jamais ses audiences, il ne fait aucun doute qu’en rachetant début 2019 les droits des deux saisons de ce drôle de soap religieux et contemplatif (d’abord diffusé entre 2013 et 2016 sur la chaîne israélienne YES), la plateforme américaine s’est offert un hit maison à bas prix.
Déjà quasi-phénomène de société en Israël, le feuilleton, sous-titres aidant, est devenu le dernier must-see de la diaspora juive. Tout particulièrement aux Etats-Unis, où sa petite musique douce-amère fait mouche. Quelques signes : une troisième saison mise en chantier en mai, trois ans après le tournage du dernier épisode, des recensions flatteuses dans des publications prestigieuses, du New Yorker à The Atlantic, et enfin la venue triomphale du casting, sans ses fausses barbes et chapeaux noirs, à New York en juin, causant une queue longue d’un bloc jusqu’à une synagogue de la Cinquième Avenue. Mieux : Marta Kauffman, nulle autre que la cocréatrice de Friends, se charge pour Amazon Studios d’une adaptation américaine, située à Brooklyn, l’autre Jérusalem des hommes en noir.
D’abord ovni en Israël - pays accro à la télé-réalité et aux feuilletons sentimentaux venus de Turquie - Shtisel s’est transformé en fer de lance d’un sous-genre devenu tendance lourde de la télé israélienne. Soit les séries mettant en scène les haredim («craignant-dieu», en hébreu), longtemps absents du premier plan. Sauf à l’occasion de documentaires ou films soulignant les travers de cette société sous cloche, à l’instar du récent M de Yolande Zauberman, de One of Us sur Netflix ou, vingt ans plus tôt, du Kadosh d’Amos Gitaï.
Dans le sillage des Shtisel, en 2018, trois programmes surfant sur cette vague noire ont vu le jour. Shababnikim, comédie pop des errements de quatre jeunes ultra-orthodoxes effrontés, Kipat Barzel, sur l’intégration épineuse des religieux dans Tsahal, et Autonomies, dystopie mordante et sophistiquée imaginant une Jérusalem intégriste qui aurait fait sécession. Autonomies étant ici une forme d’exception, car s’éloignant du traitement empathique de la communauté inaugurée par les Shtisel, bien qu’écrite par le même binôme composé de Yehonatan Indursky et Ori Elon.
Car c’est là un des aspects fascinants du phénomène : cette mode télévisuelle, relativement bienveillante, contraste avec l’ire que suscitent les ultra-orthodoxes dans la société israélienne, brutalement polarisée à leur sujet. Sur les estrades politiques comme dans les conversations de comptoir, le million d’haredim vivant en Israël (12 % de la population), troisième puissance politique du pays grâce à leur importante natalité et discipline de vote, sont à la fois accusés d’êtres des parasites antipatriotes (exemptés de service militaire et bénéficiant de nombreuses aides sociales) et des mollahs juifs en puissance, cherchant à imposer leur mode de vie (ségrégation genrée, fermeture des commerces le samedi, etc.). Le débat est si épidermique que c’est le projet de loi de conscription des religieux, porté par l’ultra-nationaliste Avigdor Lieberman, qui a torpillé la formation du dernier gouvernement Nétanyahou. En refusant de rejoindre la coalition du Premier ministre tant que celui-ci ne lui garantissait pas de promulguer ce texte - une ligne rouge pour les alliés ultra-orthodoxes de Nétanyahou -, Lieberman a précipité le pays vers de nouvelles élections en septembre. Tout en devenant le héraut des laïcs, quitte à sombrer dans une campagne aux sous-entendus nauséabonds, résumant les ultra-orthodoxes à un lobby nocif de fondamentalistes répugnants et vénaux. Discours visiblement porteur : Lieberman a doublé son score dans les sondages.
Autre singularité dans un monde où les séries investissent les niches identitaires afin de débusquer de nouveaux consommateurs : les programmes représentant les ultra-orthodoxes ne sont pas censés être regardés par ces derniers. En théorie, la télévision leur est proscrite. Interdiction abordée dès le premier épisode très méta des Shtisel, où la bubba (grand-mère, en yiddish), tout juste placée en maison de retraite, découvre les délices du visionnage d’Amour, gloire et beauté jusqu’à ce que l’un de ses fils ne sabote sa prise satellite.
«Shtisel, ainsi que les séries qui ont suivi, s’inscrit dans une dynamique plus générale d’ouverture à la diversité israélienne sur le petit écran,note Shayna Weiss, de l’université Brandeis (Massachusetts), spécialiste de la pop culture hébraïque. En dix ans, on a vu l’émergence de fictions autour de personnages d’origine russe, éthiopienne ou même arabe. Les haredim, quelque part, sont le dernier stade de cette ouverture : ils représentent, avec les Arabes-Israéliens, le degré le plus éloigné de "l’autre" pour le grand public.»
Le voyeurisme serait-il le moteur de ces programmes ? «Je ne pense pas, répond l’universitaire. Shtisel est avant tout un drame familial. L’élément religieux est prégnant, mais ce qui résonne chez les spectateurs, ce sont les ressorts classiques de la fiction bourgeoise : trouver l’amour, réussir sa vie, être un bon parent, etc.» Avant d’écrire les Shtisel, Elon avait signé une autre série à succès, Srugim (2008-2012), du nom des kippas en tricot portées par les nationalistes religieux, proches du mouvement pro-colons, autre tribu longtemps absente des écrans. Elle s’attachait, déjà, à y dépeindre les intrigues sentimentales de trentenaires plus ou moins dévots en âge de se marier.
On pourrait appeler ça l’effet Sopranos, pour reprendre la comparaison faite par Dov Glickman, l’acteur principal de Shtisel. Pour l’interprète de Shulem (l’ombrageux patriarche), la tribu de rabbins, attachante malgré ses rituels opaques et ses convictions rétrogrades, n’est pas si éloignée de la smala mafieuse du New Jersey. A la différence que dans Shtisel, «le tcholent [ragoût ashkénaze, ndlr] remplace le sang qui coule». De la même façon que, par-delà l’opéra mafieux, les Soprano proposait une radiographie de l’Amérique des banlieues blanches, les bigots de Shtiseldoivent faire concilier leurs rêves d’émancipation avec leur appartenance à une communauté cadenassée par un amas de valeurs traditionnelles. Des préoccupations finalement banales, «concernantes», sous un vernis anthropologique exotique. «Avec cette idée qu’au fond, on est tous les mêmes, on aime notre famille et la politique n’est pas si importante, qu’on soit juif religieux ou laïc, israélien ou de la diaspora», estime Weiss.
Pour leurs rôles, les comédiens ont eu recours à des coachs religieux, leur réapprenant jusqu’à leur façon de marcher, comme l’a raconté l’actrice Neta Riskin, qui joue Giti dans Shtisel, la fille du rabbin abandonnée par son mari. Les stars de Shtisel et des autres séries qui se sont engouffrées dans la brèche sont tous des figures familières en Israël, associées aux fictions urbaines des laïcs de Tel-Aviv, ce qui facilite l’identification. A New York, devant les fans de la série, Dov Glickman, «homme du monde» autoproclamé, résumait ce message unificateur ainsi : «Quand je mettais ma barbe et mes papillotes [sur le tournage], je me le suis pris dans la figure : j’ai compris que j’étais juif.» Suffisant pour faire changer d’avis l’électeur de Lieberman ? «Impossible à dire, les comportements culturels et politiques ne se recoupent pas forcément», opine Weiss.
Pour les créateurs de la série, tous deux issus du milieu ultra-orthodoxe, l’idée était d’éviter l’écueil du misérabilisme et du diagnostic sectaire, pour montrer les nuances de cette société et sa porosité avec le mondehiloni, qui veut dire à la fois laïque et ordinaire en hébreu. «Cette vision des haredim enfermés dans un ghetto où ils ne feraient qu’attendre le jour de leur évasion, c’est un fantasme de laïcs», a souligné Indursky, l’un des showrunners, dans le New Yorker. Dans Shtisel, seul un personnage, secondaire, quitte la communauté. Avant d’y revenir, la queue entre les jambes.
Pour Shayna Weiss, l’autre explication du plébiscite de ces séries, notamment à l’export, est qu’elles permettent une connexion culturelle à la judéité et à Israël moins problématique que les fictions militaristes à la Fauda, où le divertissement de l’occupation rend la question palestinienne inévitable. Une blogueuse juive américaine remarquait que Shtisel, où l’on ne voit guère une voiture ou un smartphone, insuffle naturellement une forme d’ascèse, semblable au rituel du shabbat. «Ce qui est intéressant, c’est que ces courants reproduisent les deux grandes représentations historiques du juif. L’ancien et le nouveau. D’un côté, le cliché pluricentenaire de l’érudit européen plongé dans sa Torah, de l’autre, l’archétype sioniste du soldat hypermacho», conclut la chercheuse
Quant aux principaux intéressés, la série a fini par leur parvenir. Un jeune haredi qui s’est retiré de la communauté nous raconte qu’elle est discrètement regardée dans les cybercafés. Lors des tournages en extérieur de la deuxième saison, les acteurs avaient remarqué qu’en lieu et place de la défiance initiale des figurants locaux, ils étaient interpellés du nom de leurs personnages. On nous a rapporté cette anecdote : un jeune olim (nouvel immigrant) français inscrit dans une école religieuse de Jérusalem s’est vu demander par sa mère restée à Paris si la série était regardable. «Tu peux y aller, elle est casher», aurait-il répondu.
La série Shababnikim, dont certains épisodes avaient été proposés à l'occasion du Festival de cinéma israélien de Paris, en 2019
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