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Cet article avait été publié dans le newsletter du 9 novembre 2020. Il est l'article de presse que vous avez le plus lu cette semaine.
Publié le 6 novembre dans Le Monde
A qui douterait de l’inanité historique de la théorie du « moindre mal » (en vertu de laquelle le gouvernement de Vichy n’aurait livré les juifs apatrides aux nazis à l’été 1942 que pour sauver les juifs français exigés par l’occupant et en ignorant le sort fatal qui attendait les déportés), on ne pourrait que conseiller de se reporter aux pages du Journal de guerre de Paul Morand (Tome I. Londres, Paris, Vichy.1939-1943, Gallimard, « Les cahiers de la NRF », 1028 p., 27 €) consacrées au « problème juif ». D’une authenticité incontestable, ces notations de première main révèlent un état d’esprit accablant, mêlant cynisme hâbleur, mauvaise conscience agressive et humour poisseux. Le vase clos de Vichy dans ce qu’il avait de pire.
C’est Laval défendant froidement sa politique en petit comité le 15 août 1942 : « L’alignement du problème juif français sur le problème juif allemand (…) ne nous coûte rien et n’a pour nous que des avantages. Le sol seul compte. »
C’est Bousquet, le chef de la police de Vichy, pérorant à la « popote » de l’Hôtel du Parc, le 31 août 1942 : « Je ne les poursuis [les juifs] que comme antigouvernementaux. Je les sonne dur pour qu’ils comprennent. J’en ai liquidé treize mille et continuerai jusqu’à ce qu’ils se calment. » Puis, réagissant à la remarque d’un collaborateur de Laval au sujet des exemptions pour certains juifs, de s’exclamer : « Dès qu’on fait une exception, tous y passent. »
Morand, antisémite chevronné (son roman de 1934, France la Doulce, a eu l’honneur d’une traduction dans l’Allemagne d’Hitler dès 1936), suggère alors qu’il faudrait empêcher toute exemption en faveur des soldats juifs de la guerre 1939-1940, car, dans ces combats contre l’Allemagne nazie, « leur intérêt s’est conjugué avec l’intérêt national » (son tour d’esprit pervers considère qu’ils n’ont aucun mérite à avoir porté les armes face à Hitler). Et la conversation de rouler sur la protestation des évêques (une demi-douzaine de prélats ont condamné publiquement les rafles de juifs) : Bousquet et Morand, indignés, égrènent les mesures de rétorsion envisageables contre l’Eglise.
La popote encore, le 30 octobre 1942. Entouré de collaborateurs et de quelques ministres, Laval résume les propos qu’il a tenus au cardinal Gerlier, primat des Gaules, qu’il vient de recevoir en audience : « Vous faites votre métier en défendant les juifs et le point de vue humain ? C’est tout. Moi, je fais le mien en les chassant. »
Tel était, véritablement, l’état d’esprit à Vichy, en 1942. Il n’est alors nullement question d’une pression allemande insoutenable à laquelle il faudrait parer en désignant certaines victimes pour en sauver d’autres. Seuls sont invoqués des motifs sécuritaires, antisémites et xénophobes, avec une hargne qu’on ne soupçonnait guère, mais qui, tout compte fait, est terriblement logique. Dans le fond, Laval et Bousquet savent qu’ils prennent part à un crime : « Quant aux juifs il n’en reste presque plus. On dit à Vichy couramment qu’ils ont été gazés dans leurs baraquements », note Paul Morand, le 23 octobre 1942. Pour que leur conscience ne leur reproche rien, tout doit être de la faute des victimes, qu’il faut donc « sonner dur », « chasser »… L’antisémitisme le plus débridé était la conséquence fatale du choix de la collaboration d’Etat.