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Publié le 24 avril dans Madame Le Figaro
C’est le phénomène que personne n’attendait sur Netflix. Unorthodox (*), mini-série américano-germanique signée Anna Winger et Alexandra Karolinski, est l’un des derniers succès de la plateforme de streaming. Librement adapté de l’autobiographie de Deborah Feldman, Unorthodox: The Scandalous Rejection of My Hasidic Roots (qui sera traduite en français cet été), elle suit les pas d’Etsy, 19 ans, née au sein d’un groupe Satmar, une communauté hassidique ultra-orthodoxe. Lorsqu’elle tarde à donner un enfant à son époux (qu’on a choisi pour elle) et que celui-ci veut divorcer, Etsy s’enfuit à Berlin, et découvre une autre vie, des corps libres, des amis. Le parcours de la jeune fille, et les carcans d’un autre âge auxquels elle est soumise, choquent et bouleversent. Mais que l’on connaisse ou pas la religion juive, son histoire est avant tout celle d’une femme qui se bat pour sa liberté. Floriane Chinsky est docteur en droit et rabbin, l’une des quatre femmes en France à occuper cette position. Elle a vu la série, et répond à nos questions.
Madame Figaro. - Qu’avez-vous pensé de la série Unorthodox ?
Floriane Chinsky. - C’est une série touchante, il est important de voir des personnages féminins courageux. Ce que j’ai aimé, c’est qu’on y voit aussi des personnages en formation. Le cheminement du mari d'Etsy, Yanky, est également intéressant.
Les pratiques de la communauté dans laquelle évolue Etsy vous semblent-elles fidèles à la réalité ?
Je n’ai jamais fait partie d’une communauté Satmar ni d’une communauté hassidique. Il y a des spécificités qu’on ne connaît que lorsqu’on y est de l’intérieur. Mais je crois qu’elles sont bien retranscrites, avec ce qu’elles ont de particulier car elles ne font pas partie de la culture juive «mainstream». Il s’agit une petite communauté qui vit selon des règles très précises, celles du hassidisme d’Europe centrale, qui codifient et sacralisent un mode de vie du XVIIIe siècle. Ces pratiques ne reflètent pas le judaïsme, et notamment une vision juive qui a toujours été en mouvement, et en évolution permanente.
Dans la série, les femmes de la communauté Satmar doivent dissimuler leurs cheveux sous un foulard ou une perruque, ne peuvent ni chanter ni faire de la musique… Pourquoi ces interdits en particulier ?
Lors de la lecture du texte «chéma israel», il est important d'être très concentré. Le Talmud (beraHot 24a) présente des rabbins qui partagent leurs avis sur les facteurs de trouble et d’attirance : les cheveux et la voix féminine en font partie. Dans la série, ces deux interdictions sont une extension poussée à l’extrême de ces considérations.
Le judaïsme est un système qui pose des valeurs et réfléchit à la façon de les mettre en pratique de façon très concrète. Pour la tradition juive, les règles sont essentielles, quoi qu’il arrive. Au fil de l’histoire il y a eu des influences extérieures : la législation romaine, qui a été intégrée a une partie du Talmud, a dévalorisé les femmes. Heureusement il y a eu un retour à quelque chose de plus rationnel. Mais la relation à l’autre, au corps et au désir, n’est simple pour personne. Et puisque ce sont les hommes qui détiennent l’essentiel de la réflexion et de la législation sur ce qui est important dans la vie, malgré tout l’amour et le respect qu’ils ont pour les femmes, cela pose un sérieux problème. C’est la raison pour laquelle la position des femmes est plus difficile.
Pourquoi les interdits émis par la communauté portent-elles autant sur le corps féminin ?
En principe, le corps de l’homme et celui de la femme fonctionnent de manière totalement symétrique. Le mot «impureté» n’existe pas en hébreu, ou en tout cas il n’a pas la même connotation : il signifie que l’on a été coupé de la relation avec la vie. Quand on a touché un animal mort, par exemple, on est en état d’impureté. Quand, chez un homme il y a un écoulement de liquide séminal, il doit aller au mikvé (bain rituel juif, NDLR) et en sortir renouvelé, parce qu’un potentiel de vie a disparu. Pour une femme, quand elle a ses règles, c’est pareil. De ce côté là, il y a une équité. Ensuite, les hommes n’ayant pas suffisamment de contrôle sur ce que font le femmes, il y a toute une série de règles qui ont été mises en place. Ce qui est problématique, c’est quand il y a une rupture de l’égalité dans ce domaine là. Et que les commandements sont du côté de la restriction et pas de la liberté.
Les scènes évoquant la sexualité d’Etsy avec son mari sont extrêmement violentes. Ils n'ont reçu aucune éducation sexuelle, doivent absolument procréer, et ne se posent ni la question du plaisir, ni celle du consentement...
Tout à fait. Je trouve ça tellement triste. En principe dans le judaïsme, le plaisir a toute sa place. Il est important de le souligner. Dans le Talmud de Jérusalem, on dit que chacun rendra compte des plaisirs auquel il a eu accès et desquels il ne s’est pas saisi. Un autre passage dans le Talmud de Babylone : il faut jouir de ce monde et en faire quelque chose de positif, prononcer une bénédiction. C’est ce qui manque dans la communauté que présente la série, mais aussi dans la société globale. Il faut éduquer en ce sens : le plaisir est légitime, il a le droit d’être exprimé. Une femme a-t-elle le droit de dire son désir de façon claire ? Si c’est le cas, le plaisir s’inscrit dans le consentement, la discussion. En revanche, si l’expression du désir est taboue, les choses deviennent compliquées. Pour faire advenir ces choses-là, il faut que le dialogue soit ouvert. C’est le mot-clé de tout l’enseignement du judaïsme : faire les choses en conscience. Dans la série, on est à 10.000 lieues de cela.
Les hommes sont-ils véritablement plus libres, dans cette communauté ?
Non, les hommes également sont soumis aux diktats du rabbin. Mais il leur faut plus de temps pour se remettre en question, parce qu’ils ne sont pas dans le dernier maillon de l’oppression. Prenez le personnage de Moshe (le cousin de Yanky, qui l’accompagne pour traquer Etsy à Berlin, NDLR). Il est complètement perturbé. Il a fait le même chemin tout en ne l’assumant pas : il a voulu s’éloigner de la communauté, est revenu, doit se racheter et fait désormais partie du système d’oppression dont il est lui-même victime. Yanky est oppressé par sa mère qui perpétue l’obligation d’accomplir ce que j’appelle «l’acte d’intimité physique», même si dans la série, on en peut pas tellement parler d’intimité. Mais il s’affranchit de manière assez remarquable : quand il se retrouve auprès d’une prostituée, il ne rentre pas dans un schéma sexuel oppressif mais lui parle, lui demande comment donner du plaisir à sa femme. Les choses bougent. Dans la série, il y a comme une chaîne d’oppression qui part du rabbin vers les hommes et les femmes, les femmes vis-à-vis de leurs fils, les fils vis-à-vis de leurs épouses, etc. Et une chaîne inversée, de retrouvailles de la liberté, qui part de Etsy, remonte vers son mari… et pourra peut-être aller plus loin.
A une de ses nouvelles amies, Yaël, qui lui demande si elle s’est «échappée», Etsy rétorque qu’elle «n’était pas en prison». Comprenez-vous sa position ?
Dans sa question, il y a quelque chose de l’ordre du jugement. Dans la réponse, une idée de défense. Ce que Yaël dit d’elle même c’est : «je veux être libre.» Ce que Etsy dit, c’est : «je ne veux pas qu’on me colle une étiquette.» Mais des deux côtés, c’est une aspiration à la liberté. Il est important d’accepter ce que chaque femme dit de sa situation.
Yaël, qui est israëlienne et a une conception moderne de la religion, s’oppose parfois à Etsy. Que pouvez-vous dire de leur relation ?
Elle s’acceptent, mais sont étrangères l’une à l’autre. Est-il possible qu’elle soient toutes les deux juives alors que leurs positions sont si différentes ? L’identité de l’une remet-elle en cause celle de l’autre ? Au fond, bien sûr que non. Mais elles ressentent un risque, qui crée un malaise, avant d’être surmonté. C’est la même chose par rapport aux femmes : y a-t-il une seule façon d’être une femme ? Si je le suis d’une certaine façon, est-ce que je mets en danger d’autres femmes qui ont trouvé leur équilibre et leur sécurité autrement ?
Quel regard pose la communauté juive «mainstream» sur ces communautés orthodoxes ?
Ce sont des sociétés très fermées, il y a très peu de lien entre les deux. Il existe, en Israël, des associations qui aident les gens qui veulent s’en extraire. Souvent, ces communautés sont mises en avant d’un point de vue médiatique. Cela pose un problème à tous les Juifs qui ne sont pas dans cette mouvance, qui pratiquent d’une autre façon, plus évoluante, inscrit dans l’histoire et dans la cité. Et c’est très difficile pour tous les Juifs ayant perdu le contact avec leurs traditions, et qui peuvent s’imaginer que c’est ça, le judaïsme. Il y a un risque que cela creuse les écarts, d’où l’importance de donner la voix à des visions plus normales de la religion. Et derrière l’éclairage qui est mis sur ce genre de communauté, il y a sans doute une volonté de dire : «eux, ils ont des problèmes.» Cela évite, de façon un peu confortable, de réaliser que la société, en général, en a aussi. Il reste encore beaucoup de chemin à faire dans les relations hommes-femmes…. La reconnaissance du viol entre époux par la loi date seulement de 2006 !
Vous êtes ouvertement féministe. Comme cela s’articule-t-il avec votre pratique de la religion ?
Comment cela ne s’articulerait-il pas avec elle ? Nous sommes des êtres humains, on cherche à grandir, on a tous et toutes des qualités différentes, des histories différentes à apporter. Pour créer le meilleur monde possible, il faut que chacun donne le meilleur. Il faut que le genre ne joue aucun rôle là-dedans, sinon on se prive de beaucoup de trop de gens. Et de liberté. Je suis féministe, car il n’y a de liberté pour personne si on ne l’est pas.
Quand à la religion, il s’agit d’un domaine qui est symboliquement rattaché à l’autorité. Il est essentiel que les petits garçons et les petites filles voient autant de femmes que d’hommes aux positions perçues comme des postes d’autorité. Compte-tenu de la difficile place de leadership des femmes dans notre société, je suis particulièrement satisfaite que nous soyons capables de mettre des jeunes filles de 12 ans, comme de jeunes garçons, devant une assemblée et de leur dire : «c’est toi le boss.» Elles lancent des chants, et 200, voire 400 personnes leurs répondent. Le religieux est un moment de passage et d’empowerment pour tout le monde. Le fait qu’il soit ouvert de façon égale aux femmes est nécessaire.
Une scène de Unorthodox vous a-t-elle touchée en particulier ?
Oui, celle qui porte un symbolisme qu’on ne perçoit pas forcément quand on ne connait pas la tradition juive. Quand Etsy est à Berlin, il y a ce passage très beau où elle plonge dans un lac. Cela renvoie à une autre scène où elle s’immerge dans le mikvé, avant son mariage. Cela repositionne une pratique religieuse dans un contexte plein de liberté, beaucoup plus approprié, à mon sens, à la réalité des pratiques traditionnelles : s’immerger dans l’eau, c’est un symbole de renaissance. Le mot «mikvé» signifie «espoir» en hébreu. Qu’elle le fasse de façon libre, c’est sublime. Le fait de se réapproprier sa liberté dans une pratique inscrite dans la tradition, c’est formidable.
*Unorthodox, de Anna Winger et Alexandra Karolinski, disponible sur Netflix.