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Ce spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs y analyse aussi les raisons qui ont rendu possible un tel massacre. Car il a fallu des années de propagande, de falsification de l’Histoire, imposée notamment par le colonisateur, et de stigmatisation de l’Autre pour convaincre les esprits de la nécessité du pire. Au fond, l’Histoire se répète, et l’historien ne manque pas de souligner les parallèles troublants entre l’antisémitisme en Europe qui a conduit à la Shoah et ce qui s’est passé en 1994 dans ce petit pays au cœur de l’Afrique.
Quelles sont les origines de ce génocide ?
Le génocide rwandais n’a pas été improvisé en fonction d’une conjoncture. Ce n’était pas non plus une fatalité inscrite dans les gènes de la population rwandaise : il faut arrêter d’avoir une vision ethnographique de l’Afrique et réduire cette tragédie à un massacre interethnique comme on l’entend encore si souvent. La reconnaissance d’un génocide par la communauté internationale [comme c’est le cas au Rwanda, ndlr] ne relève pas du nombre de morts, mais d’un projet, d’une logique d’extermination qui s’inscrit dans la durée. Or dans le cas rwandais, l’idéologie raciste qui va s’imposer trouve aussi des racines en Europe. Nous retrouvons les mêmes références, les mêmes auteurs qui sont à l’origine de la Shoah en Europe. Les théories de Gobineauont ainsi influencé les colonisateurs du Rwanda. Les Occidentaux du XIXe siècle avaient une grille de lecture du monde racialisée.
Vous invoquez l’idéologie hamitique. Qui sont les Hamites ?
Cette notion, apparue au XIXe siècle, servait à désigner des Africains supposés d’origine extra-africaine. Dans les fantasmes occidentaux qui s’exportent en Afrique, les Hamites représenteraient ainsi une «race supérieure». En découvrant un royaume très organisé, une société hiérarchisée et sophistiquée, croyant en un Dieu unique, chose rare en Afrique, les premiers Blancs qui arrivent au Rwanda ne peuvent concevoir qu’il s’agit d’une réalité africaine. Ils vont créer le mythe du Tutsi hamite venu d’ailleurs. En réalité, cette vision racialisée s’est imposée dans toute l’Afrique. Il fallait classer, étiqueter. Et théoriser cette vision de l’Afrique. L’anthropologue britannique Charles Gabriel Seligman par exemple, va développer l’idée dans les Races en Afrique [publié en 1930, ndlr], que les prétendus Hamites ont diffusé leurs savoirs et une organisation politique avancée sur le continent. Donc il existe un «vrai nègre» et un «faux nègre». Le vrai nègre correspond aux préjugés racistes utilisés pour justifier la traite. Cette classification sera systématique en Afrique orientale et australe. Proche de l’océan Indien et de la péninsule arabique, cette région a forcément connu des mouvements et des mélanges de populations, mais c’est comme si l’on analysait le mouvement des Bonnets rouges à travers la présence celte. On retrouve aussi cette thèse raciste chez Gobineau, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines [en 1853], il y aurait eu une première "coulée blanche" (vague de peuplement d’origine européenne), dont seraient issus les Hamites. Dès les premières heures de la colonisation, les Tutsis furent classés dans une catégorie «supérieure», et les Hutus devinrent des sous-hommes.
Alors qu’au départ, ni Hutus ni Tutsis ne sont de vraies ethnies ?
Tout à fait, ce sont des castes transformées en ethnies par le colonisateur fasciné par la monarchie. Or, à cette époque, seuls 15 à 20% des Tutsis étaient des aristocrates, et il était possible de passer de Hutu à Tutsi en fonction de sa place dans la société. Par ailleurs, le mot ethnie est assez récent, il a remplacé les termes «race» ou «tribu» dans les années 1970. Ainsi le clivage social au sein d’une population qui partageait la même langue, la même culture et une même histoire, est transformé en une séparation étanche entre deux pseudo-peuples. Les outils intellectuels de ce clivage sont artificiels et anciens… Lire la suite.