- English
- Français
En direct à la télévision, devant le palais présidentiel, des policiers antiémeutes matraquent samedi dernier un homme à terre et lui retirent ses vêtements. L’homme est ensuite traîné nu sur le goudron, de nouveau battu, puis embarqué dans un fourgon des forces de sécurité. Deux jours plus tard, des accrochages éclatent à Tanta dans le Delta, entre policiers et manifestants peu après l’enterrement d’un militant dans cette ville. Le jeune Guindi, disparu le 25 janvier alors qu’il s’était rendu sur la place Tahrir au Caire, a été torturé dans un camp de police avant d’être conduit dans un hôpital où il est décédé.
La veille, le convoi du premier ministre Hicham Qandil, sur la place, est attaqué à coup de pierres et bouteilles d’eau. « J’ai préféré éviter une confrontation entre ces personnes et le personnel de sécurité », écrit-il sur sa page Facebook.
Des scènes graves alors que le pays célèbre les deux ans de la chute de Moubarak. D’ailleurs, la blague dit que l’ex-président égyptien, incarcéré et allongé sur son lit dans un hôpital, éclate de rire. N’est-ce pas pour des faits similaires qu’il a été poursuivi en justice ?
En une dizaine de jours, l’Égypte compte plus de 60 morts. Les incidents embarrassent le président Morsi. Son cabinet indique avoir demandé au Parquet d’enquêter et a exclu « un retour aux violations des droits des citoyens et des libertés après la révolution ».
La tension est assez vive depuis ce 25 janvier, anniversaire de la révolte contre Hosni Moubarak. Les manifestations contre le régime de Morsi se poursuivent à travers le pays, en dehors du Caire surtout. Dans la capitale, les protestataires approchent le palais présidentiel. Jets de pierres, cocktails Molotov, grenades lacrymogènes, balles en caoutchouc... Les projectiles se multiplient lors des affrontements avec les forces antiémeutes accusées, une fois de plus, de bénéficier de l’impunité du régime en dépit de ses nombreuses violations (lire page 5). Sa réforme était l’une des principales revendications des Égyptiens descendus dans les rues, il y a deux ans. « Mais il n’y a pas eu de changement », annonce l’avocat et directeur d’une ONG de droits de l’homme, Gamal Eid. « Les jeunes sont encore torturés et tués dans leur quête de dignité », a souligné quant à lui Mohamad ElBaradei, figure de proue de l’opposition.
L’opposition demande, en effet, l’ouverture d’une enquête sur « les crimes » commis par les forces de l’ordre et réclame que Mohamad Morsi et son ministre de l’Intérieur, Mohamad Ibrahim, soient poursuivis en justice. Le Front National du Salut (FNS), principale coalition de l’opposition, a annoncé samedi qu’il s’associait aux appels de la rue à une chute du régime, excluant désormais de pouvoir « discuter de la question du dialogue (...) avant que l’effusion de sang ne cesse et que les responsables ne rendent des comptes ».
La coalition prône déjà comme sortie de crise et condition préalable au dialogue avec le régime la formation d’un « gouvernement de salut national ». Pourtant, le premier ministre lui-même s’est exprimé à deux reprises cette semaine pour dire, entre autres, qu’il garderait sa place au moins jusqu’à la fin des législatives prévues au printemps.
Dialogue sans conditions
Le président Morsi ne veut rien céder. S’il a tenté dans un premier temps de calmer les esprits jouant le jeu d’un appel au dialogue, il a affirmé qu’il devrait se dérouler sans aucune condition préalable, puis averti plus tard que les forces de sécurité allaient agir « avec la plus grande fermeté » pour protéger les bâtiments publics.
Morsi, épaulé par les Frères musulmans et par son appareil sécuritaire, croit que la flambée de la violence va s’essouffler. « Il compte sur des manifestants qui vont finir par se calmer et pourra ainsi tenir des élections parlementaires », explique Amr Al-Chobaki, spécialiste des mouvements islamiques. Le scénario du régime semble être le suivant : compter en premier sur la police pour maintenir l’ordre et, parfois, sur l’armée aussi. Morsi a tenu lundi dernier deux rencontres séparées avec les chefs de la police et ceux de l’armée. L’armée a déjà été appelée à la rescousse dans les 3 villes du canal de Suez où la rue s’est soulevée contre Morsi et son régime. Les observateurs estiment qu’il existe une sorte d’accord entre les militaires et les Frères musulmans. « Chacun connaît la limite à ne pas dépasser, et les deux craignent le désordre », explique l’expert militaire Qadri Saïd. Mais ces mêmes observateurs estiment que l’armée n’a pas dit son dernier mot.
Une instabilité ne serait pas bonne pour le président. Ainsi table-t-il sur un calme, même précaire, suivi de législatives ou les Frères visent une majorité ou encore une majorité absolue avec les autres islamistes pour former le futur gouvernement. Les Frères musulmans renforceraient ainsi leur emprise sur le pouvoir : présidence, gouvernement, deux Chambres du Parlement et pouvoir judiciaire. Une force qui leur permettra de faire passer toutes les lois et décisions, surtout en matière d’économie, alors que sur cette question la situation s’est considérablement dégradée. Et c’est ce qui inquiète les Égyptiens, rendant le climat social instable.
À ce jour, les Frères ont fait preuve d’incompétence et d’amateurisme, disent les économistes. Le taux de chômage est en hausse et le secteur du tourisme, principal revenu du pays, fait face à l’une de ses plus importantes crises. Les réserves actuelles en devises étrangères ont baissé de moitié depuis le soulèvement de 2011. Un déclin qui pousserait la flambée de violence de ces derniers jours à resurgir n’importe quand, même si la totalité des Égyptiens n’est pas dans la rue et ne veut pas exclure Morsi. C’est ce que pense Moustapha Kamel Al-Sayed, professeur de sciences politiques, et c’est, dit-il, « la nature du processus révolutionnaire. On restera encore un peu de temps dans ce cercle ».