Tribune
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Publié le 4 Septembre 2013

Étienne François : « Oradour ne fut pas le seul village martyr des nazis »

Propos recueillis par Marie-Amélie Lombard

 

Historien, professeur émérite de l'Université libre de Berlin et de Paris-I Panthéon-Sorbonne, Étienne François a participé à la fondation du Centre Marc-Bloch de recherches en sciences sociales dans la capitale allemande, où il vit depuis plus de vingt ans. Entretien.

Qu'évoque le nom «Oradour» aujourd'hui aux Allemands?

 

Il leur dit bien moins de choses qu'aux Français. Les générations passent… De plus, Oradour n'est pas le seul village martyr des nazis. Les Allemands ont davantage entendu parler de Lidice, en Bohême, premier village où la population a été liquidée en réponse à l'attentat contre Heydrich, en 1942. Mais il y eut aussi Sant'Anna di Stazzema, en Toscane, ainsi que des exactions terribles en Ukraine, en Biélorussie. Le massacre d'Oradour par la division Das Reich est l'exportation des méthodes employées jusqu'alors sur le front de l'Est.

 

Pourquoi le président allemand, Joachim Glauck, a-t-il accepté l'invitation de François Hollande?

 

Il ne me l'a pas dit! Plus sérieusement, on peut y voir trois raisons. Joachim Glauck veut jouer son rôle d'autorité morale et rappeler de manière solennelle l'imprescriptibilité des crimes nazis. Il se rend en pèlerinage d'expiation dans un lieu où les crimes allemands ont été parmi les pires. De plus, un «message» est sans doute passé, expliquant que les habitants d'Oradour étaient enfin prêts à accepter la venue d'une personnalité allemande de ce niveau, ce qu'ils avaient toujours refusé. Il ne faut pas oublier que le sujet a longtemps été extrêmement sensible. Non seulement avec l'Allemagne, mais aussi en France en raison de la présence d'Alsaciens, les «Malgré nous», au sein de la division Das Reich.

 

Enfin, cette visite conjointe permet de redorer la relation franco-allemande dans une période où elle n'est pas au mieux de sa forme. Elle met en avant la volonté des deux pays de se pencher sur cette période la plus sombre de leur histoire commune, sujet moins conflictuel que la politique économique ou l'avenir de l'Europe.

 

Où en sont les Allemands avec la Seconde Guerre mondiale? La volonté de ne pas «payer» indéfiniment pour les crimes passés ne finit-elle pas par supplanter le sentiment de culpabilité?

 

L'approche des Allemands est forcément plus distanciée puisqu'il n'y a plus beaucoup de témoins directs. Mais deux idées prédominent: pourquoi et comment cette «dictature avec le peuple», selon l'expression d'un historien allemand, qu'a instaurée le régime hitlérien, a-t-elle été possible? Le sentiment de culpabilité a laissé la place à un sentiment de responsabilité très fort. Mais les Allemands restent allergiques à tout ce qui peut ressembler à une politique de grande puissance liée à l'armée. Ainsi, pas plus qu'ils ne veulent intervenir en Syrie, n'ont-ils voulu participer aux opérations en Libye ou en Irak. Le seul conflit dans lequel la Bundeswehr soit intervenue, c'est la guerre en ex-Yougoslavie pour une mission de pacification au Kosovo. Pour autant, l'utilisation d'armes chimiques en Syrie parle à la conscience collective: les gaz ont été inventés dès la Première Guerre mondiale par les Allemands.

 

Les récents procès de criminels nazis - celui d'un ancien SS de 92 ans accusé d'avoir assassiné un résistant néerlandais vient de débuter - ont-ils encore un sens? Certaines voix dénoncent une traque du menu fretin alors que beaucoup de vrais responsables des horreurs nazies ont échappé à la justice.

 

Ces procès ont, il est vrai, un côté macabre. Ils répondent à la mauvaise conscience des juges qui savent que l'essentiel de la dénazification a été mené par les Alliés et que beaucoup de leurs prédécesseurs ont fait preuve d'une excessive solidarité. Il y a, en Allemagne, un sentiment d'urgence comme si, parce que les derniers témoins disparaissent, il fallait faire vite. C'est une espèce de peur panique du vide et de crainte face à l'ère de mémoire sans témoins qui va bientôt s'ouvrir.

 

La révélation du passé dans la Waffen-SS de l'acteur interprétant le rôle de l'inspecteur Derrick a fait beaucoup de bruit récemment. Que cela révèle-t-il?

 

L'affaire a nourri une polémique comparable à celle déclenchée par l'écrivain Günter Grass quand il a évoqué son enrôlement dans les Waffen-SS lorsqu'il était adolescent. Elle renvoie à une inévitable réalité: dans un pays où l'assentiment au nazisme a été très fort, jusqu'à la fin, mais qu'il a ensuite fallu reconstruire, on ne pouvait pas condamner tous ceux qui ont été impliqués d'une manière ou d'une autre. Il y a eu nécessairement du recyclage… Le parti démocrate-chrétien, la CDU, a ainsi intégré des anciens compagnons de route du parti nazi et une partie des élites qui avaient aidé Hitler à accéder au pouvoir, et leur a demandé de se racheter en devenant de «bons démocrates». La RDA, où se trouvait une proportion semblable d'anciens nazis, a fait un deal comparable. Le message était le suivant: «Nous, communistes, nous sommes battus contre les nazis et avons payé un prix très lourd. Laissez-nous le pouvoir.»