Tribune
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Publié le 27 Janvier 2014

“Jour de colère”, la démocratie française est-elle malade au point d'être menacée par la montée de ligues ?

Propos recueillis par Damien Durand, interview de Vincent Tournier, Frédéric Monier et Brunot Jeanbart publiée sur Atlantico le 26 janvier 2014

 

La manifestation "Jour de colère" s'élançait dimanche 26 janvier 2014 de la place de la Bastille. Des contribuables en colère aux anti-avortement, un seul mot d'ordre : le rejet de François Hollande et de sa politique. Face à une diversité aussi inattendue que difficile à identifier, il est compliqué d’apprécier l'ampleur du mouvement – et sa suite.

Atlantico : La manifestation "Jour de colère" qui a lieu aujourd'hui réunit de nombreux collectifs hétéroclites, souvent de taille modeste, qui ont en commun une critique virulente de François Hollande et un rejet en bloc de toutes les politiques proposées par le gouvernement. En quoi le mouvement "Jour de colère" peut-il être similaire aux "ligues" qui se sont développées dans la France de l'entre-deux-guerres ? En quoi le mouvement d'aujourd'hui les réinvente-t-il ?

 

Vincent Tournier : À ce stade, la comparaison avec les ligues d'extrême droite n'apparaît pas du tout pertinente. Établir des comparaisons avec les années trente est une manière de délégitimer les contestations contre la politique du gouvernement. C’est de bonne guerre : la droite fait la même chose lorsque les collectifs de gauche venaient manifester, clamant que le pouvoir n’appartient pas à la rue. Pour les manifestants, les buts sont toujours les mêmes : il s’agit à la fois de faire parler de soi, de maintenir l’activisme des militants et de donner le sentiment que le gouvernement est très impopulaire. La difficulté du gouvernement actuel, c’est qu’il se voit renvoyer ses propres arguments, quand il portait un regard positif sur les manifestations en disant que c'est un signe de vitalité démocratique, une preuve de civisme. Au fond, la gauche est prise à son propre piège : à force de vanter, pour des raisons qui tiennent à sa culture politique contestataire, les mérites de la mobilisation de rue, elle ouvre un boulevard à la droite, qui prend sa revanche depuis 2012. On peut même aller plus loin. Sur leur site, les organisateurs du "Jour de colère" retournent à leur profit un tweet de Jean-Marc Ayrault daté du 14 janvier 2012 qui dramatisait la campagne électorale contre Nicolas Sarkozy : « quand un pouvoir faillit à ce point, impuissant à rassurer son peuple, l’intérêt national est d’en changer maintenant ». Ce faisant, d’une part il autorise à porter une condamnation absolue sur le pouvoir en place, d’autre part il laisse entendre que les règles de la démocratie représentative peuvent être illégitimes. Il est logique que les opposants actuels s’en emparent.

 

Fréréric Monier : Quand il est question de ligues, la mémoire collective se focalise sur les ligues nationalistes – elles se disaient elles-mêmes « nationales » - et sur leur rôle en 1934. Aujourd’hui, très peu des organisations groupées dans « Jour de colère » se revendiquent explicitement comme « ligues » : la « ligue francilienne », par exemple, qui assume un rôle de défense religieuse et de lutte contre l’immigration. Les discours tenus évoquent souvent des idéologies que l’on trouve chez des ligueurs, notamment au début des années trente : contestation des gauches au pouvoir, crispation nationale, remise en cause de l’État (fiscal). Mais ce n’est peut-être pas l’essentiel. D’autres raisons, de fond, expliquent que les organisations autour de « Jour de colère » s’inscrivent dans l’histoire des ligues. D’abord, les ligues, qui apparaissent en France à partir de la fin des années 1860, facilitent la politisation de la société française : elles apportent des « formes modernes de participation à la vie publique » (N. Sévilla). L’éclosion et l’essor de ligues contribuent, souvent, à une évolution forte du champ politique, et témoignent du fait que le rapport d’une partie des Français à leur État est en train de changer. Les ligues sont protéiformes : leurs organisations, leurs objets et leurs orientations idéologiques sont extrêmement variés. Entre la ligue de l’enseignement, républicaine, née en 1866, et la ligue des jeunesses patriotes née en 1924, en réaction à la victoire électorale des gauches, le spectre est très large. Pourtant, il y a aussi des caractères communs : même quand elles s’affirment comme apolitiques et citoyennes, les ligues entretiennent des rapports complexes avec les partis, entre complémentarité et concurrence. De même pour le rapport avec les pouvoirs publics souvent ambivalent et qui ne se réduit pas à la manifestation de rue.

 

Bruno Jeanbart : Je pense que cette manifestation ressemble assez peu aux mouvements des ligues sauf dans le rejet de la politique, à comprendre dans le sens du rejet de ceux qui la font. Nous avons mesuré cela encore récemment dans nos enquêtes d'opinion. C'est quelque chose qui était déjà très fort dans les années trente avec l'antiparlementarisme. En revanche, sur le reste, la situation est vraiment différente et il y a peu de choses en commun. Le pays a bien changé, et les mouvements qui appellent à la manifestation aujourd'hui ne sont pas vraiment les mêmes : il y avait dans les ligues des mouvements d'anciens combattants, d'autres proches de la droite extrême, mais qui n'ont vraiment plus grand-chose à voir avec ce que serait la droite extrême aujourd'hui… Lire la suite.