Tribune
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Publié le 6 Juin 2014

70 ans après la victoire sur les nazis en Europe, quelle est désormais la clé de voûte de notre vision du monde ?

Interview de David Engels, historien et professeur à l'Université Libre de Bruxelles, et de Michel Maffesoli, sociologue, membre de l'Institut universitaire de France et professeur à la Sorbonne, publiée sur Atlantico le 6 juin 2014

En ce jour de commémoration du D-Day, les plus anciens se rappellent les heures sombres de la Seconde Guerre mondiale, et les plus jeunes leurs cours d'histoire. Mais que reste-t-il vraiment de cet événement fondateur du XXième siècle ?

Atlantico : Les 70 ans de l'opération Overlord sont célébrés ce vendredi 6 juin en grande pompe par les principaux représentants occidentaux, dont Barack Obama, David Cameron et François Hollande. Que représente aujourd'hui le D-Day et comment cette représentation a-t-elle évolué au cours des générations ?

David Engels : Le D-Day est devenu, aujourd’hui, le paradigme par excellence d’un sacrifice désintéressé de vies humaines et de moyens matériels dans l’unique but de libérer un continent entier de la tyrannie d’un régime totalitaire.

Il va de soi qu’il faudrait nuancer un peu ces propos caricaturaux. Ainsi, n’oublions pas que le "gros du travail" avait été fait, et avec des terribles sacrifices en hommes et en matériel, par les Russes. Ce sont eux qui, pourtant généralement non conviés aux célébrations, furent les véritables vainqueurs militaires de la Deuxième Guerre Mondiale, et ce sont eux qui avaient dû soutenir toute la violence de l’attaque allemande pendant trois ans avant l’établissement du "deuxième front" en France. Puis, n’oublions pas non plus que le camp allié était tout sauf uni : je ne rappelle ici que les suites diplomatiques de la destruction de la flotte française par ses alliés britanniques et la conquête militaire de la Syrie.

Et dès après la victoire, les chemins allaient se séparer rapidement, notamment en France, dont la politique fut de plus en plus dominée par la peur d’être écrasée politiquement et culturellement par son "grand frère" américain... Et finalement, soulignons que la lutte contre la tyrannie avait été, somme toute, assez sélective : quand l’Allemagne a envahi la Pologne, la France et la Grande-Bretagne lui ont déclaré la Guerre. Quand l’Union Soviétique, quelques jours après, a commencé à envahir la moitié orientale de la Pologne, les pays baltes et la Finlande, le monde s’est tu. Ainsi, la "libération" du continent avait été fort sélective et soumise à des considérations stratégiques très froides, laissant ainsi volontairement toute une moitié de l’Europe sous la domination d’un régime totalitaire...

Michel Maffesoli : Le grand philosophe allemand, Walter Benjamin, a bien montré que l’histoire ne se construisait pas à partir de faits objectifs, mais comme un choix effectué parmi les faits passés, en fonction du présent. Il parle de "l’intérêt d’à présent" de l’histoire. Devant l’importance accordée à cette commémoration du Jour J, il faut donc se demander quel imaginaire celle-ci active, pourquoi on réussit à attirer des foules sur place ou autour des émissions de télévision, reprenant d’ailleurs éternellement les mêmes récits. (dont le film Le jour le plus long, qui pour beaucoup tient lieu de vérité historique). Le débarquement représente le début de la sortie d’une catastrophe (l’occupation nazie) et le passage de la défaite à la victoire. Ce ne sont d’ailleurs que les chefs des nations victorieuses qui sont invités : la Russie, les Etats-Unis, le Canada, l’Angleterre, et la France.

Mais cet événement historique renvoie aussi, dans la réalité et dans le récit filmique ou romanesque à une construction mythique : les héros, les Anglais, les Américains et les Canadiens essentiellement, sont représentés comme des héros de western ou des croisés, qu’il s’agisse des chefs rusés (les faux préparatifs d’un débarquement en carton-pâte pour induire les Allemands en erreur sur le lieu du débarquement) ou des "boys" courageux. Ensuite, la réalité est à la fois plus atroce et plus romanesque qu’une fiction : les canots s’élancent et la mer s’emplit du sang des morts, 19 hommes tués sur 34 dans le premier bateau et les soldats continuent d’avancer sur la plage couverte de cadavres et de blessés gémissants.

Enfin, cette histoire a été tellement racontée, au contraire d’autres évènements de la Seconde Guerre (notamment la drôle de guerre, l’entrée des Allemands dans Paris, les longs combats de l’armée de libération, par exemple dans les Vosges, etc.) qu’elle devient histoire commune, dont on connaît par avance les répliques qu’on a pourtant un plaisir enfantin à retrouver, d’année en année. La commémoration du 6 juin 1944 est effectivement la fête laïque la plus populaire en France, celle qui renvoie à des évènements connus de tous, plus que le 14 juillet, le 8 mai ou même le 11 novembre. 

Les jeunes générations occidentales peuvent-elles se réclamer d’un événement aussi fédérateur aujourd’hui ?

Michel Maffesoli : Tout d’abord, il n’est pas avéré du tout que cet événement soit aussi fédérateur pour d’autres nations que la France, l’Angleterre et les vétérans états-uniens. Sans doute, à l’époque stalinienne les Russes ont-ils plus célébré d’autres évènements, que ce 6 juin qui marquait la suprématie à venir des Etats-Unis. Or le débarquement fut suivi, immédiatement par le début de la guerre froide.

En Europe, cet événement n’est pas fédérateur bien sûr : les Allemands qui pour ceux de l’Ouest ont fait un énorme travail de dénazification et d’essai de compréhension de ce qui avait amené le peuple à soutenir Hitler ne participent pas cependant à cette commémoration, les Italiens et les Espagnols non plus. Il me semble qu’en France, c’est plus l’imaginaire du débarquement qui est fédérateur que l’histoire objective elle-même. Le débarquement, c’est l’histoire du salut, du renouveau, de la communion de tous (en oubliant qu’il y a eu des résistants, des collaborateurs et des "neutres").

Le débarquement est bien sûr un événement essentiel dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais s’il inaugure le retour de la démocratie en France, il n’en est pas de même en URSS, ni dans les pays d’Europe centrale qui passent sous le joug de dictatures totalitaires dont les alliés occidentaux  ne surent pas les protéger. En ce sens, il n’est libérateur que pour les Français !

Dès lors, le débarquement s’apparente peut-être à ces grands évènements mythiques, à partir desquels le peuple français construit son histoire : la résistance de Vercingétorix, le baptême de Clovis, la nuit du 4 août, etc. L’histoire racontée de ces évènements ne correspond jamais vraiment à la "vérité historique", mais elle a acquis un "intérêt d’à présent" et une puissance de cohésion populaire.

De quelle vision du monde le débarquement allié a-t-il été la matrice intellectuelle ? En quoi et comment nous en sommes-nous éloignés ?

David Engels : Tout comme il faut nuancer les motivations et les visées stratégiques du D-Day, il faut aussi faire attention à l’impact qu’exerce sa mythification sur les réalités politiques actuelles. Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, le débarquement est devenu un rite annuel ne rappelant pas seulement (et à juste titre) tout le bien-fondé de la lutte contre la tyrannie totalitaire, mais relançant à chaque fois, avec l’habituel déferlement de vieux films militaires et des incontournables "de Funès", ce sentiment de germanophobie qui devrait être définitivement rangé dans les oubliettes de l’histoire – d’autant plus que, dans la configuration politique actuelle, elle risque de faciliter une dangereuse contagion entre l’anti-fascisme de 1945 et l’opposition au modèle européen prôné par l’Allemagne et les États du Nord en 2014.

Un autre danger du mythe du débarquement réside dans le fait que la commémoration de la "libération" servira, une fois de plus, à l’auto-légitimation de régimes politiques en fin de parcours. Ainsi, célébrer la France de Hollande ou l’Angleterre de Cameron comme les héritières directes des États qui, en 1944, se faisaient les champions de la démocratie, de la liberté et de la diversité devient un exercice particulièrement cocasse quand on se rappelle que cette même "démocratie" semble de plus en plus érodée par des mécanismes oligarchiques et ploutocratique, que la "liberté" est devenue l’excuse idéologique principale d’un capitalisme effréné qui ruine le continent, et que la "diversité", dégénérée en une idéalisation de tout ce qui est "autre" et une culpabilisation de tout ce qui est "normal", semble menacer la survie des structures sociétales qui ont, jusqu’à maintenant, été les garants de la survie culturelle, économique et démographique de l’Europe, et dont la disparition aura des conséquences désastreuses.

Michel Maffesoli : Peut-être en effet, le débarquement fait-il partie d’une épistémè (le système de valeurs d’une époque) qui n’est plus la nôtre. Comme je le disais à propos de la fin de l’histoire, le débarquement fait partie de ces évènements historiques qui sont des "solutions" d’un problème : en ce sens, il appartient au type d’évènements tels les révolutions françaises (1789, 1848), ou l’arrivée au pouvoir du Front Populaire en 1936. Certains considèrent que le 10 mai 1981 (voire le pauvre 12 mai 2012 !) constituerait un événement de cet ordre, mais visiblement il s’agit plus de la répétition de l’histoire comme farce que d’un réel événement inaugurant une nouvelle période.

Il me semble que nous sommes justement dans une période où l’histoire n’avance plus de manière linéaire, mais plutôt par dissémination de petits évènements ou par saturation de comportements et de valeurs qui laissent imperceptiblement place à d’autres. Nous ne nous situons plus sur la même échelle du temps. L’époque moderne vivait le temps comme déterminé par le passé et orienté vers le futur. L’époque postmoderne vit le temps comme un présent dense du passé et du futur rêvé. Les évènements de l’époque postmoderne sont plus avènement qu’évènements, ils sont à rapporter à des commémorations religieuses (la présence réelle lors de la commémoration chrétienne de la Cène) d’évènements mythiques, c’est-à-dire qu’ils sont une construction présente à partir d’un passé et d’un futur rêvés… Lire la suite.