Tribune
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Publié le 15 Octobre 2009

À «Durban 2», journal d’un clown en colère

Genève, Palais des Nations de l’ONU, lundi 21 avril 2009. Plus que quelques secondes avant que Mahmoud Ahmadinejad, le fanatique président de la République islamique d’Iran, n’ouvre la très critiquée Conférence mondiale contre le racisme. La salle où siègent les représentants de toutes les nations du monde est comble. Avec quelques militants de l’UEJF, nous avons réussi à y pénétrer. Ironie de l’histoire, je suis installé au premier rang sur les bancs réservés à l’Allemagne. Dans mon attaché-case, une perruque multicolore est soigneusement dissimulée. Fébrilement, je touche du bout des doigts les quelques nez rouges qui glissent au fond de mes poches. Ahmadinejad monte sur l’estrade, toutes les caméras du monde sont braquées sur lui. Je suis bien décidé à dénoncer le grotesque de ce sommet onusien inauguré par celui qui méprise tellement les droits de l’homme. Dès les premières secondes de son discours, j’agirai. Il s’approche du pupitre. J’inspire profondément.




Retour à Durban, cité portuaire d’Afrique du Sud, début septembre 2001. Le premier Sommet mondial contre le racisme de ce siècle, organisé sous l’égide de l’ONU, est un naufrage. Les Nations réunies en plénière sont compromises. Pas une ligne de leur programme d’action commun n’évoque la tragédie des intouchables indiens ou l’oppression des Tibétains. Au terme d’une négociation invraisemblable, le souvenir de la Shoah est finalement rappelé, en échange du maintien des paragraphes se focalisant sur Israël. Grâce à cette réunion, la rhétorique antisioniste s’est mondialisée : Israël serait un État d’apartheid, coupable de génocide. Désormais, les mêmes slogans seront scandés partout où l’État hébreu sera vilipendé. Le forum des ONG qui s’est tenu parallèlement se transforme en arène antisémite et raciste. « Un Juif, une balle » est scandé par des manifestants enivrés par l’atmosphère délétère. Par respect pour la charia islamique, les femmes présentes ont été contraintes au silence par une minorité d’associations.



Pour moi, jeune étudiant juif d’alors, la conférence de Durban est une réalité lointaine qui frise les légendes d’un temps qui semblait révolu. Une folie qui se confond presque avec l’histoire passée. On a crié « Mort aux Juifs ! » au cœur de l’ONU et la fustigation d’Israël n’a été qu’une manière de plus de montrer ce dont les Juifs sont capables, c’est-à-dire du pire, ce dont les Juifs sont coupables, c’est-à-dire d’exister, comme cet État qu’il faudrait éliminer pour que l’ordre mondial soit rétabli. Une révolte silencieuse m’habite et je me sens impuissant, partagé entre rage et désespoir.



Huit « ans » ont passé. Devenu président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), c’est ce souvenir amer qui m’accompagne à la veille de la deuxième Conférence mondiale contre le racisme, dans le train qui me mène à Genève.



Pour les défenseurs des droits de l’homme, cette poignée d’hommes et de femmes que je retrouve derrière les mêmes banderoles dès qu’une population crie sa détresse et son refus de la tyrannie, Durban 2 est le rendez-vous.



Déjà quelques années que les portes de la Commission des droits de l’homme de l’ONU ont cédé aux coups de bélier de despotes pour qui la Déclaration universelle des droits de l’homme ne signifie rien. Tout laisse penser à une réédition de Durban 1, en plus violent peut-être. Les pays organisateurs d’abord. Durban 2 sera présidée par la Libye, vice-présidée par l’Iran et rapportée par Cuba. Les déclarations préparatoires régionales ensuite. Les pays africains ont refusé d’évoquer les massacres de masse en cours au Darfour et les récents meurtres xénophobes commis en Afrique du Sud. Dans le texte sud-américain, nulle mention de l’antisémitisme. La version compilée du manuscrit dégouline de relativisme culturel. Le choix des dates enfin. La première réunion préparatoire s’est tenue durant la Pâque juive ; la seconde, le 9 octobre 2008, jour du Grand Pardon dans le calendrier hébraïque. La conférence coïncidera avec Yom Hashoah, jour du souvenir des victimes de la Shoah. Tout cela n’est peut-être qu’un hasard… Malaise. C’est un bras d’honneur de plus adressé au peuple juif par les quelques potentats qui ont pris d’assaut la Commission des droits de l’homme de l’ONU.



Avec Dominique Sopo, président de SOS Racisme, et Richard Odier, président français du Centre Simon Wiesenthal, nous en discutons pour la première fois à l’occasion d’un voyage de la mémoire en Pologne. Sur les pavés de l’ancien ghetto de Varsovie, les opinions divergent. Faudra-t-il se rendre à Durban 2 ? Sopo est circonspect. À son sens, il faudra organiser un contre-sommet aux mêmes dates à Genève ou ailleurs. Pour Odier, le chasseur de nazis, il faut plutôt aller au cœur de la bataille : « Ne mésestimez pas l’importance de cette déclaration finale. Nous ne pouvons abandonner le bateau. C’est à l’aune de ce texte que l’ONU vote tous les budgets qu’elle accorde à l’éducation. » J’ai la position la plus radicale. Les jeux sont faits avec des dés pipés. La Commission des droits de l’homme de l’ONU est pervertie. En participant à la conférence nous contribuerons à sa légitimation. Je plaide pour boycotter et enjoindre la France et l’Europe à boycotter.



Quelques mois auparavant, à l’occasion de nos universités d’automne, nous recevions Malka Marcovich, historienne et auteur d’un ouvrage remarquable, Les Nations désunies. Les étudiants de l’UEJF sont inquiets. Le fonctionnement des instances internationales leur est inconnu. Le rapport de force apparaît très défavorable. La France semble compromise. Seuls Israël et le Canada se sont retirés. Pourtant Malka nous dit l’espoir qu’elle place dans notre organisation pour faire infléchir la France et faire entendre notre voix. La suite des événements lui donnera en partie raison.



25 juin 2008. Le CRIF convoque un comité de liaison « Durban 2 » rassemblant toutes les organisations qui au sein de la communauté juive sont préoccupées par ce sommet. En un an, ce groupe se réunira une dizaine de fois. C’est aussi avec le CRIF qu’en mai 2008 je me suis rendu à Genève pour participer à un séminaire organisé par UN Watch, une ONG dont la mission est de s’assurer que l’ONU respecte les principes énoncés dans sa charte. Nous y avons rencontré Jean-Baptiste Mattei, ambassadeur de la France auprès de l’ONU. Il a tenté sans succès de nous rassurer sur la détermination française à se retirer de la conférence si les lignes rouges étaient franchies.



Lignes rouges ? Quelques mois plus tôt, l’Union européenne a en effet défini trois limites, mentionnées dans un document confidentiel. Si elles sont violées, les États membres devront solidairement quitter la conférence. Ce document est clair. Les États européens ne toléreront aucune hiérarchisation des formes de racisme. Pour les Européens, il s’agit de couper l’herbe sous le pied de ceux qui veulent faire de la lutte contre l’islamophobie la thématique centrale de la conférence. L’Union européenne ne souhaite pas non plus que le contenu de la déclaration et du programme d’action de Durban 1 soit rediscuté. À tout prix, ils veulent empêcher l’introduction de la notion de diffamation religieuse. Enfin, dans l’espoir de prévenir les dérives anti-israéliennes de 2001, ils annoncent qu’ils ne supporteront pas la stigmatisation d’un État en particulier.



Dans le discours rassurant mais lénifiant de Mattei, nous retrouvons les mêmes intonations que dans celui du Président Sarkozy à l’occasion du dîner du CRIF le 13 février 2008. « Je n’accepterai pas que les dérives et les outrances de 2001 se répètent. La France présidera l’Union européenne dans les derniers mois précédant la conférence. Elle saura se désengager du processus si nos exigences ne sont pas prises en compte. » Lorsque nous rencontrons Mattei, chacun sait déjà que la Libye présidera un sommet au nom des droits de l’homme. Cette Libye qui quelques mois auparavant nous obligeait à retenir notre souffle dans l’espoir de voir libérer quatre infirmières bulgares et un médecin palestinien injustement emprisonnés et torturés par leurs geôliers pendant des années. En mai 2008, nous savons que Jean Ziegler, le créateur de l’invraisemblable prix Kadhafi des droits de l’homme, vient d’être nommé à un poste important à l’ONU. En mai 2008, la déclaration préparatoire du sommet est publique. Sept articles évoquent la diffamation des religions (art. 5, 26, 53, 117, 159, 216, 220). Un article appelle à la censure et à museler la liberté d’expression (art. 160). Cinq articles enfin portent sur Israël, État « raciste », coupable d’« occupation raciste » (art. 30, 31, 32, 33, 34). Lignes rouges ?



Un mois avant le début de la conférence, nous nous rendons à Genève pour la dernière fois, sur l’invitation des étudiants juifs européens. L’Union européenne des étudiants juifs (European Union of Jewish Students – EUJS) est l’une des très rares organisations à s’être rendues à Durban en 2001. Ses militants en sont revenus traumatisés par la violence inattendue qu’ils y ont subie. Joëlle Fiss, la présidente d’alors, publiera dans La Règle du jeu (n° 26) son journal de Durban 2001, «Durban : chronique angoissée d’une jeune juive de ce siècle ». Les étudiants européens sont membres du Conseil économique et social de l’ONU, et connaissent parfaitement le fonctionnement des instances onusiennes. Je rejoins notre délégation d’étudiants juifs de France le dernier jour du séminaire. Une fois encore nous rencontrons Mattei. La France n’est déjà plus présidente de l’Union européenne. Et pourtant, durant ces six mois, les lignes auront été allègrement franchies. À un mois de la conférence, je suis marqué par l’incertitude que montre le représentant français. De retour de ce rendez-vous, nous nous réunissons avec nos homologues européens pour adopter une position politique commune. Mon avis dérange. J’affine : « Ce sont les États qui confèrent sa légitimité à Durban 2. Il nous faut donc peser de tout notre poids pour demander à nos pays respectifs de se retirer de la conférence. Quant à nous, nous devrons être au cœur de la bataille et trouver une manière de délégitimer sur place Durban 2. » À ce moment-là, je suis peu entendu. Mais l’ensemble des organisations étudiantes juives européennes se rangera à notre avis dans les semaines qui suivront. Certains réussiront là où en France nous avons échoué. Ainsi, les étudiants juifs polonais plaideront jusqu’au dernier instant avec un grand nombre d’intellectuels pour que leur pays se retire. Le jour de l’ouverture de la conférence, la Pologne annonce qu’elle ne se rendra pas à Genève.



Durban 2, J-15. Nous disons que la France doit boycotter et que nous, nous irons à Genève, nombreux. J’ai relu, dans les jours qui ont précédé, la chronique de Bernard-Henri Lévy paru dans son bloc-notes du Point. Il l’intitule « Refusons la mascarade de Durban 2 ». Mascarade. Le mot ne peut être plus juste. Nous nous rendrons à Genève pour délégitimer cette conférence. Soit. Mais comment nous y prendre ? Les moyens sont faibles, le temps, court et l’instance, inconnue. Nous ne savons même pas si l’ONU nous octroiera les accréditations, sésame nécessaire pour participer aux débats. En réunion du Bureau exécutif de l’UEJF, une idée me traverse. Puisque Durban est une mascarade, autant en porter les apparats. Une fois entrés dans le Palais des Nations, tous les délégués de l’UEJF se déguiseront en clown. Mais nous avons des grandes craintes. Dans ces jours-là, des milliers de manifestants viennent de ravager un quartier entier de Strasbourg à l’occasion du sommet de l’OTAN. Peu amènes, ils se donnent rendez-vous à Genève. La joute pourrait ne pas être verbale. La récente guerre entre Israël et le Hamas et la violence affichée dans la capitale européenne nous promettent des journées difficiles.



Mercredi, quatre jours avant la conférence, nous sommes accrédités. Nous mobilisons en urgence soixante-dix militants. Je me rendrai à Genève le dimanche 19 avril, la veille de l’ouverture de la conférence, à la tête d’un petit groupe de cadres de nos sections ayant déjà eu l’occasion de mener des actions risquées. Nous assisterons ce dimanche au Geneva Summit for Human Rights, Tolerance and Democracy et utiliserons le lundi, première journée des débats, pour préparer l’action du lendemain, jour où nos troupes arrivent. À ce moment-là, nous ignorons qu’Ahmadinejad sera lui aussi à Genève.



Le Geneva Summit est l’un de ces trop rares colloques où la défense des opprimés apparaît comme une évidence. Cinq cents personnes y écoutent les plus fameux dissidents politiques, combattants des droits de l’homme, survivants des génocides. La rencontre est une grande réussite. Ému, j’y écoute Esther Mujawayo, survivante du génocide tutsi, dire combien notre attention donne de la force aux autres rescapés. Nous entendons des dissidents égyptiens, birmans, vénézuéliens, cubains. Ces hommes ordinaires mettent leur vie en péril pour défendre l’idéal de démocratie auquel ils aspirent. Nous sommes aussi meurtris par les récits des victimes de tortures, Hommes mutilés qui par leur vécu rappellent la réalité cruelle des pays qui présideront les débats du lendemain. François Zimeray, ambassadeur français chargé des droits de l’homme, intervient lors de la clôture de cette journée. Il est 20 heures. La veille de l’ouverture de la conférence, la France n’a toujours pas tranché. L’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ne participeront pas à Durban 2. « L’Union européenne s’est déjà divisée, mais nous adopterons une position commune avec l’Allemagne », déclare solennellement Zimeray. À 22 heures, je découvre sur mon portable une dépêche AFP : « La France a annoncé qu’elle participera à la conférence de Durban 2. L’Allemagne se retire. »



À Paris, nos militants, dirigés par Élie Petit, membre du Bureau national de l’UEJF, s’affairent aux derniers préparatifs, préparent les tracts, reçoivent perruques bariolées, nez rouges et costumes de clown.



Genève, le 20 avril 2009. Il est 9 heures. Nous nous dirigeons vers le hall d’accueil du Palais des Nations. Hier soir, nous avons appris avec consternation qu’Ahmadinejad prendra la parole. Stupeur et inquiétude se mêlent.



L’ONU vient d’ouvrir ses portes. Première surprise, il y a peu de monde à l’entrée. Nous patientons dans la queue pour récupérer nos accréditations derrière quelques Darfouris croisés la veille. Beaucoup d’Iraniens barbus déambulent çà et là. Sur la petite pelouse à l’extérieur, deux Neturei Karta, ces Juifs orthodoxes antisionistes, plaisantent joyeusement avec des fondamentalistes iraniens, probablement rencontrés à Téhéran lors de la conférence négationniste en décembre 2006. « Il n’y a que des gens venus régler leurs comptes avec l’ONU ! », souligne Pierre-Emmanuel Moati, un militant de l’UEJF. Je jette un œil à la liste des organisations accréditées. Elle est étonnamment courte. L’absence de forum des ONG a probablement dissuadé la plupart des participants de 2001.



Une fois entrés, le repérage commence. Nous sommes surtout là pour préparer l’arrivée de nos renforts. Mais la surprise se poursuit. Dans les couloirs, des diplomates aux badges de couleurs différentes des nôtres, quelques membres d’ONG amis, de rares journalistes. Je croise Caroline Fourest, elle me dit qu’elle prépare un film intitulé La Bataille des droits de l’homme. L’ambiance est feutrée, les discussions cordiales, la sécurité sommaire. Devant la salle principale, des serveurs dressent un grand buffet. Dépités ou satisfaits ? En cet instant nous devons nous rendre à l’évidence : Durban 2 est un non-événement.



Nous nous divisons par petits groupes. Les uns se précipitent aux conférences, pour prendre la teneur des débats. Les autres flânent dans les couloirs, s’attardent sur les livres en vente dans la librairie. Nous avons prévu de nous retrouver en fin de matinée pour décider de ce que nous pourrions faire le lendemain avec nos clowns en renfort.



Je vais récupérer le badge qui permet à un seul membre de chaque ONG accréditée de se rendre sur le balcon de la salle principale. C’est là que se tiennent les séances plénières. Dans quelques heures, Ahmadinejad y ouvrira les débats. La pièce est immense. Tous les pays y ont un emplacement dédié, rangés par ordre alphabétique en français. L’Afghanistan a ses quatre sièges au début de la première rangée. Le Zimbabwe est tout au fond de la salle. Je souris en constatant que les diplomates irakiens et iraniens sont contraints de se côtoyer. Derrière la dernière rangée des nations se trouvent quelques fauteuils réservés aux organisations internationales et aux proto-États. L’Autorité palestinienne est mitoyenne de l’Organisation mondiale du commerce.



De ce balcon bondé, j’aperçois soudain quatre militants de l’UEJF qui déambulent tranquillement dans l’allée centrale de la grande salle. Ils s’installent sur les bancs inoccupés du Malawi. À côté d’eux, les représentants malaisiens font mine de ne rien voir et les Maliens sont agacés. Je quitte le balcon pour tenter de rejoindre l’assemblée à mon tour. J’y parviens sans peine. Nous sommes étonnés par la facilité avec laquelle nous nous sommes introduits puis installés. Trop occupés à observer les diplomates discuter avec leurs voisins, nous n’écoutons pas un seul mot d’une conférence introductive que tout laisse deviner laborieuse. Décidément. Durban 2 est un non-événement ennuyeux.



À l’heure du déjeuner, nous retrouvons les autres membres de notre petite délégation. L’imminence du discours d’Ahmadinejad revient plusieurs fois dans nos discussions. Si Durban est un cirque, alors sans aucun doute, le discours d’un chef d’État raciste, antisémite, négationniste et homophobe sera le clou du spectacle. Je propose d’avancer de vingt-quatre heures l’apparition-surprise des guignols. Jonathan Hayoun, secrétaire national de l’UEJF et chef d’orchestre des opérations, approuve immédiatement. Un coup de fil à Paris pour demander son avis à Arielle Schwab, vice-présidente de notre organisation : « L’occasion est à saisir. Il sera toujours temps d’imagi­ner autre chose pour demain. » L’affaire est entendue. De Paris, elle suivra l’action en direct sur Internet. Durban 2 est un non-événement jusqu’ici ennuyeux, mais en mondovision.



En deux heures, il nous faut retourner chercher perruques et nez rouges laissés le matin à l’hôtel par prudence. Maya Terminassian, en militante débrouillarde, fait réaliser un tract à distance. Elle l’imprimera grâce à un employé onusien peu regardant. Je multiplie les coups de fil. Mettre une perruque, et après ? Quel slogan ? Crier ? Lui lancer quelque chose ? Un précédent me revient. Je ne m’identifie pas à ce journaliste irakien qui a envoyé sa chaussure sur Bush.



J’appelle Judith Cohen Solal, conseillère en communication, avec qui nous travaillons. Judith trouve l’idée astucieuse, mais me déconseille de lancer quoi que ce soit à Ahmadinejad. Le grotesque suffira, inutile de paraître agressif. « Si tu y tiens, fais rouler symboliquement un nez rouge sur l’estrade en sa direction », me conseille-t-elle, avisée.



13 h 30. Stressés, nous marchons rapidement dans les couloirs de l’ONU. La sécurité s’est considérablement renforcée. Contrôle des badges. En apparence, impossible d’entrer. Un garde s’attarde avec un diplomate. La démarche assurée, nous passons devant lui. Une porte dérobée. Discrètement, nous entrons dans la salle. Pour le moment, la pièce est à peu près vide. Mais où nous asseoir ? Sur les sièges d’un pays présent ? Nous serions immédiatement renvoyés par les diplomates. Sur ceux d’un pays qui boycotte ? Nous attirerions nécessairement l’attention des policiers sur ces étranges délégués installés sur les bancs d’États absents. Alors nous faisons les cent pas, l’air affairés. Jonathan choisit de s’installer sur le balcon réservé à la presse. Nerveux, j’observe le va-et-vient des policiers. Soudain, une voix féminine me hèle : « Monsieur Haddad ! » Je me retourne. C’est Maya T., escortée par un garde de l’ONU. « Qu’est-ce qui lui prend ? », me dis-je, pétrifié. Elle se dirige vers moi d’un air assuré, me tend une chemise cartonnée : « Voici votre discours. » L’audacieuse se retourne vers le garde et lui dit « Maintenant que j’ai trouvé mon diplomate, je peux repartir. » Tous deux quittent la pièce en me saluant. Je suis stupéfait de son aplomb. J’ouvre le dossier, des tracts sont à l’intérieur. Il y est écrit : « A racist cannot fight against racism. Durban 2 is a circus. »



14 h 40. Dans quelques secondes Ahmadinejad ouvrira les débats. Il a du retard. L’ambiance est électrique. Le silence pesant des diplomates rompt avec la cohue désinvolte du matin. Je passe devant les sièges français et aborde François Zimeray. Il m’annonce qu’au premier débordement d’Ahmadinejad les Français quitteront la salle. Au premier rang face au pupitre, les banquettes de l’Allemagne sont inoccupées. L’Allemagne ne participe pas aux débats. Mais je dois renoncer à m’y asseoir à moins d’attirer inévitablement l’attention. Soudain un miracle se produit. Un cameraman de l’ONU s’y installe, sans doute pour être au plus près du pupitre pendant l’allocution du chef d’État iranien. Je me dirige vers ces sièges et me place juste derrière lui, me faisant passer pour son assistant.



14 h 42. Ahmadinejad fait son entrée, suivi d’une importante délégation. J’aperçois soudain dans son cortège Pierre-Emmanuel M. Il a été le plus hardi d’entre nous. Il est entré dans la salle avec la délégation iranienne, se faisant passer pour un membre de celle-ci. Ahmadinejad marche lentement, souriant çà et là, ménageant un effet théâtral évident. Une partie de la salle redouble d’énergie pour applaudir. C’est déjà trop. Cette acclamation me sidère. Le voilà accueilli comme un héros. Tous les représentants du monde l’observent. « Alors c’est ce petit homme fluet la plus grande menace de l’équilibre géopolitique mondiale ! », me dis-je, troublé. L’homme salue en levant les deux mains. Je devine dans ses yeux la jubilation. Un sentiment de révolte s’empare de moi : « Aux yeux du monde, cet homme vit sa plus grande heure de gloire. » Quoi ? Me voilà obligé de supporter en silence cette mise en scène horrible ? Ses paroles de haine, ses phrases d’exhortation à la destruction me reviennent immédiatement en mémoire. Ahmadinejad va s’asseoir quelques instants. L’anxiété me saisit. Et si j’avais mal compris ? S’il intervenait plus tard dans la journée ? Un instant, je me sens fléchir. Le président de séance appelle de nouveau « Son Excellence le président de la République islamique d’Iran » au podium. La salle retient son souffle. Il passe juste devant moi. Je bous. Les mains dans les poches, je sens le plastique glissant des nez rouges d’un côté et les mèches de ma perruque de l’autre. J’enrage. Il monte sur l’estrade. S’approche du pupitre et démarre son discours. La peur me tiraille le ventre, tandis que la colère et l’indignation m’exhortent au courage. J’inspire une grande bouffée d’air, et en un instant enfile une perruque, me lève, m’approche de la tribune toute proche et hurle : « This conference is a mascarade ! A racist could not fight against racism ! » Dans la panique, je lui lance un nez rouge. « Racist ! Racist ! » Son visage se crispe. Dans ses yeux, frayeur et surprise. Il marque un temps d’arrêt. Rit jaune. Puis reprend son discours. Déjà des gardes se précipitent vers moi, m’encadrent fermement. Je tente de résister en continuant à crier : « Racist ! Racist ! » Je suis sorti manu militari de la salle. À quelques mètres de la sortie, j’entends les applaudissements et la salle gronder : « Racist ! Racist ! » En sortant je lève les yeux et vois sur le balcon Jonathan H. une perruque sur la tête, enfoncer son nez rouge et crier à son tour : « Racist ! Racist ! » Les flashs des photographes crépitent. Nous avons réussi. Devant tous les pays du monde nous avons dénoncé le grotesque de ce Sommet et ridiculisé le despote.



Les policiers nous retirent nos badges et nous évacuent. L’un d’entre eux me félicite. « Vous auriez dû lui envoyer de la peinture !», me dit un autre, discrètement. Une fois raccompagné à la sortie principale, j’apprendrai que les États européens emmenés par la France ont quitté la salle quelques minutes après nous, alors qu’Ahmadinejad démarrait une tirade démonisant une fois de plus Israël. Certains, comme la République tchèque ne retourneront plus à la conférence.



Je récupère le badge d’un militant et retourne dans l’enceinte de l’ONU. Pour l’instant, je suis incognito. De nombreux représentants de la société civile ont spontanément recouvert leur nez de rouge à lèvres. Sur le passage du leader iranien, tous crient : « Mascarade ! » Un slogan est lancé.



Devant la salle où Ahmadinejad tient une conférence de presse, l’adrénaline redescend. J’ai les muscles raidis. Incroyable coïncidence, en revenant dans l’ONU je suis tombé nez à nez avec lui, au détour d’un escalier. Il m’a reconnu, j’en suis certain. Dans les quelques minutes qui ont précédé notre action je craignais surtout de me faire remarquer. Maintenant, je réalise le risque encouru.



Le policier qui m’a expulsé m’aperçoit. Estomaqué par mon audace, il m’éconduit de nouveau. Déjà, les SMS de félicitations affluent sur mon portable. Lors du dîner, Jonas Karpantschof, le président de l’Union européenne des étudiants juifs, s’approche : « You made all of us so proud. » Je suis sincèrement ému par ce témoignage d’amitié. Par notre geste, tous les démocrates blessés par des années d’offenses et de provocations d’Ahmadinejad ont retrouvé un peu de dignité.



J’apprends que des étudiants juifs américains ont planifié pour le lendemain une manifestation, accoutrés en clown devant le siège new-yorkais des Nations unies. Le soir, en rentrant à l’hôtel, je consulte les sites d’informations et allume un téléviseur. La photo des trois histrions apparaît sur toutes les chaînes. Sur YouTube, notre exploit a déjà été visionné des centaines de milliers de fois. Mohamed Sifaoui m’appelle. Heureux, l’infatigable opposant à l’isla­misme m’apprend que la chaîne Al-Arabiya a réalisé un clip de ces quelques secondes de jaillissement bouffon. Je me souviens alors qu’Ahmadinejad n’inquiète pas seulement Israël et l’Europe mais aussi le monde arabe.



Les soixante-dix militants de l’UEJF arrivent en car le lendemain matin. Ils sont déjà grimés. Et nous félicitent. Dans la nuit, nous avons décidé du programme du lendemain. Nous tenterons de nous réintroduire dans l’ONU pour distribuer des nez rouges aux participants de la conférence. Des organisations amies tentent de nous dissuader : « Vous allez jeter le discrédit sur toutes les associations juives présentes. » Je ne suis pas de cet avis. Si ce n’est toi c’est donc ton frère ! Je leur rétorque que si l’ONU veut rejouer la fable du Loup et l’Agneau, je n’en suis pas responsable. L’ONU n’a pas encore décidé de retirer l’UEJF de la liste des organisations accréditées. Une fois de plus, nous parvenons à entrer dans le Palais des Nations avec cette fois un millier de nez rouges. Le passage par les portiques de sécurité a été ce jour-là l’occasion de scènes désopilantes. Élie P. est trahi par le jaune fluo du déguisement qu’il a enfilé sous son pantalon, et qui au dernier moment dépasse de son ourlet. Il est intercepté avec plusieurs dizaines de nez cachés dans la doublure de sa veste. Yoann Sportouch, président de l’UEJF Lyon, est bloqué à l’entrée. Yoann est l’un des trois clowns de la veille. « You are too famous », lui dit goguenard un garde de l’ONU en lui tendant un quotidien suisse sur lequel sa silhouette emperruquée figure en Une. Étonnamment, les gardes nous laissent presque tous entrer.



Les halls du palais sont aussi clairsemés que la veille. Les conférences, désaffectées. La distribution de nez rouges tournera court. Dès les premiers postiches sortis des poches, une horde de policiers de l’ONU surgissent. Nous sommes cernés. Soixante-dix clowns cavalent, hurlant « Durban 2, mascarade !» sous l’œil de congressistes ébahis. Il faut près d’une heure aux agents pour arrêter tout le monde et nous reconduire poliment à l’entrée. La distribution d’appendices nasaux se terminera aux sorties principales de l’ONU. Certains les acceptent, beaucoup nous ignorent ou s’éloignent en nous insultant copieusement dans des langues étrangères. En une heure nous faisons le tour du monde des injures.



Nous rejoignons l’esplanade centrale qui fait face à l’ONU. Sur cette place est érigé un monument. Il s’agit d’une immense chaise en bois, dont l’un des pieds est brisé. « C’est destiné à rappeler l’horreur des mines antipersonnel », m’expliquera un passant. Face à nous, j’observe deux longues rangées de drapeaux. L’ONU est décidément un lieu bizarre. On y dresse furieusement un édifice pour dénoncer les agissements des despotes, mais on les laisse cracher leur haine des hommes à la tribune des nations.



Nous joignons une manifestation en opposition aux crimes de masse commis au Darfour. De jeunes Darfouris brandissent des étoffes chamarrées. Ils nous font entrer dans une ronde et dansent follement. Les slogans sont répétés comme des mantras. Je repense au titre du livre d’Élie Wiesel, Un désir fou de danser. J’interprète ce ballet comme le sursaut de dignité de ces quelques rescapés, leur unique manière de rester homme est d’échapper à la souffrance qui à chaque instant menace de les engloutir. Là encore, je réalise combien Durban 2 a dévoyé les droits de l’homme. En avril 2009, un mandat d’arrêt vient d’être délivré à l’encontre d’Omar el-Béchir, le Président soudanais condamné par la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. En conséquence, tous les États ont la responsabilité de le faire arrêter. Mais l’homme sillonne sereinement l’Afrique et le Moyen-Orient. Un sommet mondial contre le racisme aurait pu, aurait dû, être l’occasion de définir un protocole commun lorsque les nations du monde sont confrontées à ce genre de situation. Mais dans une arène où les valeurs sont inversées, cette éventualité n’a pas un seul instant été envisagée. Au moment où j’écris ces lignes, l’Union africaine réunie en Libye vient d’adopter une résolution annonçant qu’elle ne coopérerait pas avec la CPI. Pour l’Union africaine, le Président soudanais vaut plus que ses quatre cent mille victimes et ses quatre millions de déplacés.



Quelques heures plus tard, nous retournons sur cette place. Dans la journée où l’ONU a mis à l’honneur celui qui nie l’Holocauste, nous commémorons la Shoah, face au Palais des Nations. Nous nous souvenons du martyre de six millions de Juifs morts pendant la Seconde Guerre mondiale et célébrons la bravoure de ceux qui, à Varsovie, à Sobibor, à Birkenau et ailleurs, ont au sacrifice de leur vie résisté à l’horreur nazie. Chacun s’installe silencieusement. La place est bondée. Organiser une telle cérémonie quelques heures à peine après le discours d’Ahmadinejad est pourtant déboussolant. Élie Wiesel, bousculé plus tôt dans l’enceinte de l’ONU et traité de « Zio-Nazi » par des porte-flingues d’Ahmadinejad, panse les blessures de son auditoire : « On pourrait se demander à quoi bon témoigner de l’horreur dont l’homme est capable lorsque l’on entend dire des choses si offensantes dans l’enceinte de l’ONU. Mais malgré tout, il faut se battre. [...] Même dans les ténèbres on chante et on prie. [...] Comme disait Camus, comme il n’y a pas d’espoir, il faut l’inventer. » Bernard-Henri Lévy surenchérit : « Il faut commémorer la Shoah parce que, loin de nous rendre aveugles aux souffrances du moment, c’est le seul moyen au contraire de les rendre intolérables et visibles. [...] Je rêve d’un Durban 2 qui se serait ouvert sur le témoignage d’un Indien dalit, d’un survivant du Darfour ou d’un rescapé du génocide du Rwanda. [...] Ce rêve, il devra bien finir par devenir réalité. [...] Devant vous qui êtes par vocation les avocats naturels de tous ces damnés modernes, j’appelle à une autre conférence vraiment antiraciste, vraiment fidèle aux idéaux des Nations unies car scellant la grande alliance des ébranlés d’hier et d’aujourd’hui. Oublions Durban 2, préparons Genève 3. »



L’audience est émue. Au moment où des bougies sont allumées, des larmes coulent sur quelques visages. C’est à la mémoire de toutes ces victimes gazées, brûlées, effacées que nous nous battons. Malgré les menaces d’Ahmadinejad, nous continuerons de défendre nos convictions.



Mercredi matin. Nous nous rendons à un side event, l’une de ces conférences alternatives à Durban 2. Sur invitation du CRIF, des bus affluent vers Genève en provenance de toutes les régions de France. Le bruit s’est répandu. Tous viennent féliciter les militants de l’UEJF qu’ils rencontrent. Une conférence débute. Dans un discours endiablé, Bernard-Henri Lévy lève régulièrement sa main. Un nez rouge est attaché à son poignet.



Ce jour-là, l’ONU déclare que la déclaration finale de Durban 2 a été adoptée de manière anticipée et par acclamation. Les organisateurs ont pressé l’allure pour éviter le discrédit. Notre périple genevois s’arrêtera là. Retour à Paris, mercredi 22 avril, 23 heures.



Le lendemain, Ruppert Colville, porte-parole de l’ONU, annonce que l’UEJF est officiellement expulsée. Cette décision, alors que nous sommes déjà rentrés à Paris, illustre de manière caricaturale le décalage de l’institution avec la réalité, même dans ces annonces les plus mineures. L’ONU a eu l’élégance de nous renvoyer en même temps qu’une organisation négationniste iranienne. Je goûte la délicatesse : les Juifs et les négationnistes dehors ! Cette sentence me rend toutefois amer. En écartant les antiracistes et en honorant les racistes à sa tribune, l’ONU clôt sa logique de retournement des valeurs. En France, le CRIF, SOS Racisme, la Licra et le CRAN fustigent cette décision. Le Quai d’Orsay reste silencieux, probablement trop occupé à prétendre que le choix de se rendre à Durban 2 a payé. Le vendredi 24 avril, la conférence se termine officiellement. Navi Pillay, haut-commissaire aux droits de l’homme, dresse le bilan de Durban 2 : « Cette conférence est un succès, malgré les provocations d’Ahmadinejad, et les efforts orchestrés de l’UEJF pour la disqualifier. » Les Juifs et les négationnistes dehors, disais-je…



J’ai eu depuis à défendre à maintes reprises la radicalité de notre action sur cette conférence. À ceux qui ont choisi de se tenir à l’écart de cette conférence, et à ceux, diplomates européens ou membres d’ONG que j’ai rencontrés dans les couloirs onusiens et qui ont espéré par la négociation faire avancer nos idéaux dans cette enceinte, voici ma réponse.



Notre débat ressuscite l’antique opposition entre Pharisiens, Esséniens et Zélotes. Au iie siècle de notre ère, en Palestine alors sous occupation romaine, les Juifs s’opposent violemment sur l’attitude à adopter. Comment préserver notre foi ? Pour les Pharisiens, les plus nombreux, il faut discuter avec les Romains. Négocier point par point. User de diplomatie, en somme. Ce n’est qu’à ce prix qu’il sera possible de préserver l’essentiel de sa foi. Pour les Esséniens en revanche, il faut se retirer, éviter tout contact avec la puissance dominante et réorganiser sa vie ailleurs. Ils s’installeront sur les bords de la mer Morte. Pour les Zélotes enfin, il faut combattre l’envahisseur. Radicalement.



Au retour de Durban 2, quelques organisations m’ont dit, à l’instar des Esséniens, qu’« il ne fallait pas aller à Genève, tout est foutu à l’ONU ! ». Les Pharisiens modernes, présents en nombre dans les couloirs matelassés du Palais des Nations du 20 au 24 avril 2009, nous reprocherons violemment le fait d’avoir par nos actions jeté le discrédit sur notre valeureux combat. Encore quelques jours, et ils m’accusaient de provoquer de l’antisémitisme ! À leur sens, ce n’est qu’en allant négocier au sein de cette enclave que nous aurions pu faire avancer nos idéaux.



Mais négocier quoi ? L’idée d’une opposition Occident versus Orient sur les droits de l’homme n’est pas pertinente. Pour rappel, tous ces États qui pendent leurs homosexuels en place publique et torturent leurs dissidents ont signé la Déclaration universelle des droits de l’homme il y a cinquante ans. Alors, il n’y a pas de compromis possible avec ceux qui, non contents de pouvoir poursuivre leurs forfaits, voudraient en plus nous expliquer que là est l’attitude adéquate. Dans ces cas extrêmes, la seule position tenable est celle du Zélote. Il fallait faire exploser symboliquement une réunion au nom des droits de l’homme organisée par les pires criminels.



J’ai eu dès le départ la conviction que ceux qui iraient à Genève pour négocier en reviendraient nécessairement les yeux obscurcis. Peut-être ai-je eu tort. Mais je constate que ceux qui s’y sont essayés se sont finalement pris les pieds dans le tapis. Ainsi, Bernard Kouchner s’est, dès l’adoption de la déclaration finale, félicité : « C’est le début d’un succès, dans ce texte figure tout ce que nous souhaitions. » C’est faux. Au regard des lignes rouges définies par l’Europe, ceci est un mensonge. D’abord parce que le texte final réaffirme dès son premier article la validité de la déclaration de 2001. Ce qui revient à réaffirmer qu’Israël est un État raciste. Où est le refus de stigmatisation d’un État ? Le deuxième article mentionne l’islamophobie et la christianophobie comme nouveaux visages du racisme. Est-ce si différent que l’interdiction de critiquer les religions ?



De manière avérée, toutes les lignes rouges telles que définies par l’Europe ont été franchies. La France a perdu. Otage de la négociation qu’elle a cru bon d’entamer, elle n’a finalement pas respecté ses propres critères pour décider de quitter la conférence. Et que penser de l’absence une fois de plus dans tout ce texte des discriminations liées à l’orientation sexuelle et de celles faites aux femmes ? Les Libyens peuvent rentrer chez eux sereins. Durban 2 leur permet de continuer à lapider leurs femmes violées et leurs homosexuels. En s’engageant dans le processus de Durban 2 pour défendre ses convictions, la France a surtout goûté au poison des despotes et en est revenue groggy.



Pour autant, il est vrai que l’ONU est une instance trop importante pour être désertée.



Alors que pouvons-nous faire maintenant ?



Karl Marx, dans un pamphlet politique rédigé en 1852, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, débute son ouvrage par ces propos prophétiques : « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’Histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Ces quelques États qui ont fait voler en éclats la Déclaration universelle des droits de l’homme en 2001 ont voulu en 2009 s’en prétendre les grossiers garants. Dans un déferlement inattendu, Durban 1 aura été une tragédie ; Durban 2, une farce. Mais Marx ne précise rien de la troisième fois. Et il y a aura un Durban 3.



Depuis, je reçois chaque jour plusieurs messages de félicitations en provenance du monde entier. Il y a quelques semaines à peine, durant l’unique débat télévisé entre candidats aux pseudo-élections présidentielles iraniennes, Moussavi a rappelé ce souvenir cuisant à Ahmadinejad : « Par votre faute, l’Iran est la risée du monde. À l’ONU, un clown vous a ridiculisé et le monde entier a ri. » Président de l’UEJF, j’ai eu le sentiment de faire ce qui m’incombait. Militant de la jeune génération, j’ai cru bon d’être intransigeant devant la perversion de quelques tyrans. Rappelons à tous ces États autocratiques qu’ils ont signé la même déclaration que nous il y a cinquante ans, et que nous sommes tous égaux devant les droits de l’homme. Battons-nous aujourd’hui pour réformer la gouvernance de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Plaidons pour que n’y siègent que les États respectant un certain nombre de fondamentaux. Souvenons-nous enfin que les droits de l’homme ne se défendent pas uniquement dans les instances internationales. En allant hier à la rencontre des rescapés du génocide tutsi, en nous mobilisant aujourd’hui pour soutenir la rue iranienne, en nous solidarisant avec le pacifique combat des Tibétains, en relayant la tragédie des victimes darfouries afin qu’elle cesse, en manifestant pour la libération d’un Prix Nobel de la paix birman, nous semons les germes d’un monde réparé des folies de quelques despotes cyniques.



Raphaël Haddad
(Texte publié dans le dernier numéro de la revue de Bernard-Henri Levy, « la règle du jeu » et sur son site Internet : http://laregledujeu.org/2009/10/09/237/a-%c2%ab-durban-2-%c2%bb-journal-...)
Photo (Raphaël Haddad) : D.R.