On a beaucoup écrit et parlé sur la contribution personnelle de Jean-Paul II au rapprochement entre juifs et chrétiens (1). Peut-être a-t-on moins souligné la portée théologique de ses gestes, paroles et écrits dans ce domaine. En revenant sur cette question plus que tous ses prédécesseurs réunis, le pape qui est reconnu aujourd’hui comme bienheureux a pourtant jeté les bases d’une réflexion dont on est encore loin d’avoir mesuré jusqu’où elle peut conduire.
Il faut le souligner : les déclarations de Jean-Paul II sur la vocation permanente du peuple juif et la relation de l’Église au peuple d’Israël ont toujours pris appui sur le document conciliaire consacré aux relations avec le judaïsme. Ce texte, qui constitue le numéro 4 de la déclaration Nostra Ætate sur les religions non chrétiennes, commence par ces mots : « Scrutant le mystère de l’Église, le Concile rappelle le lien qui unit spirituellement le peuple du Nouveau Testament à la lignée d’Abraham. » C’est en considérant son être même que l’Église rencontre le peuple d’Israël, et non en portant son regard sur le monde extérieur, comme elle le fait en parlant des autres religions. La permanence d’Israël n’est donc pas, pour reprendre une formule d’un auteur protestant, F. Lovsky, « un problème relevant des relations extérieures de l’Église, à modifier, à définir ou à examiner par elle, mais une question intérieure qui appartient à son être propre. » En second lieu, introduire une déclaration sur le judaïsme contemporain en rappelant le lien infrangible qui unit l’Église à la lignée d’Abraham, c’est affirmer du même coup la continuité entre l’Israël biblique et l’Israël d’aujourd’hui.
En reprenant ces thèmes sous des formes variées chaque fois que l’occasion lui en était donnée, Jean-Paul II a donc innové sans innover. Il serait plus juste de dire qu’il s’est employé à rappeler et à faire passer dans les faits un enseignement auquel le peuple chrétien dans son ensemble n’avait probablement pas prêté une attention suffisante. Il l’a fait à sa manière, avec constance et audace, et son engagement dans ce domaine témoigne de la profondeur de sa conviction. « Personnellement, dit-il, j’ai toujours souhaité faire partie de ceux qui œuvrent, de chaque côté, pour venir à bout des vieux préjugés et obtenir une reconnaissance toujours plus vaste et plus complète du patrimoine spirituel commun aux juifs et aux chrétiens. » Sans risque d’erreur, on peut affirmer qu’il s’agit là d’un des apports les plus importants de son pontificat — plus, sans aucun doute, que des déclarations réelles ou imaginaires sur d’autres thèmes qui ont davantage retenu l’attention des journalistes et donc de l’opinion.
Ce qu’on appelle désormais « la formule de Mayence » a fait choc : devant la communauté juive d’Allemagne réunie à Mayence, le 17 novembre 1980, Jean-Paul II a parlé du « peuple de Dieu de l’ancienne Alliance, qui n’a jamais été révoquée ». Détail significatif et qui montre combien cette formule a pu surprendre : la Documentation Catholique, après avoir donné une traduction erronée de cette phrase, a dû ensuite publier un erratum pour en donner une version rectifiée. Vingt ans plus tard évoquant la figure de Moïse lors de son passage à Amman, au début de son voyage en Terre Sainte, il a prononcé cette phrase : « L’Alliance et la Loi qu’il a reçues de Dieu survivent à jamais. »
Dans la logique du document conciliaire, il a rappelé inlassablement le lien « fondé sur le dessein du Dieu de l’Alliance » qui unit l’Église à Israël. Dès 1986, lors de sa visite à la synagogue de Rome, il rappelait avec force « La religion juive ne nous est pas extrinsèque, mais en un certain sens elle est intrinsèque à notre religion. ». Le message est clair : la relation à Israël appartient à l’identité chrétienne elle-même, et le pape en tire immédiatement la conséquence : « Nous avons donc à son égard [à l’égard du judaïsme] des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. » Il est remarquable que, dans le document adressé en 1985 aux prédicateurs et aux catéchistes par la commission romaine pour les relations avec le judaïsme, les formules les plus audacieuses sont écrites entre guillemets et empruntées à Jean-Paul II, derrière l’autorité duquel la commission ne cesse de se retrancher. On peut y lire en particulier que christianisme et judaïsme sont liés « au niveau même de leur identité ». La commission en tire la conclusion que l’information sur les juifs et le judaïsme ne doit pas occuper dans la catéchèse une place occasionnelle et marginale, mais qu’elle doit y être intégrée de façon organique.
« Quiconque rencontre Jésus Christ rencontre le judaïsme », disait Jean-Paul II dans son discours de Mayence, reprenant à son compte une formule des évêques allemands. « Les Écritures sont inséparables du peuple et de son histoire. » Ce refus de dissocier Jésus de son peuple l’a conduit à désavouer fermement toutes les tentatives d’inculturation de la foi chrétienne qui feraient fi de la judéité de Jésus. Dans son discours aux participants au colloque sur « Les racines de l’antijudaïsme en milieu chrétien », le 31 octobre 1997, il affirme : « À l’origine de ce petit peuple [Israël] il y a le fait de l’élection divine […].Son existence n’est donc pas un pur fait de nature ni de culture au sens où par la culture l’homme déploie les ressources de sa propre nature. Elle est un fait surnaturel. Ce peuple persévère envers et contre tout du fait qu’il est le peuple de l’Alliance et que, malgré les infidélités des hommes, le Seigneur est fidèle à son Alliance. Ignorer cette donnée première, c’est s’engager sur la voie d’un marcionisme contre lequel l’Église avait réagi […], dans la conscience de son lien vital avec l’Ancien Testament, sans lequel le Nouveau Testament lui même est vidé de son sens. […].Ceux qui considèrent le fait que Jésus fut juif et que son milieu était le monde juif comme de simples faits culturels contingents auxquels il serait possible de substituer une autre tradition religieuse dont la personne du Seigneur pourrait être détachée sans qu’elle perde son identité, non seulement méconnaissent le sens de l’Histoire du Salut, mais plus radicalement s’en prennent à la vérité de l’Incarnation même, rendent impossible une conception authentique de l’inculturation. »
On a beaucoup parlé des gestes qu’il a posés. Ces gestes eux-mêmes n’étaient pas dépourvus de densité théologique. Aller prier le « Dieu de nos pères » devant le mur occidental du temple, puis déposer le texte de sa prière entre les pierres du mur était bien loin d’un rite folklorique. C’était la reconnaissance de ce que ce lieu représente. Une tradition juive, reprenant un verset du Cantique des Cantiques, ne dit-elle pas que le Bien-aimé est derrière le mur ? (Ct 2,9).
Il n’est pas certain que cet enseignement ait été perçu et reçu dans l’Église comme il l’aurait mérité. Il est même permis d’en douter, à la lecture de certaines déclarations ecclésiastiques où se manifeste un souci évident de maintenir un équilibre et une symétrie, plus sociologiques que théologiques, entre le judaïsme et l’islam ; sans parler de lapsus homilétiques sur « nos frères musulmans et nos amis juifs ». Du moins, ceux qui se sont donné pour tâche d’œuvrer à la reconnaissance mutuelle entre juifs et chrétiens peuvent-ils s’appuyer désormais sur un enseignement ferme, exprimé dans un corpus de textes sans précédent dans l’histoire de l’Église, et dont la théologie n’a pas fini d’évaluer la portée ni de mesurer les conséquences.
(1) Une première version de cet article a été mise en ligne sur le site d’Un Écho d’Israël le 15 avril 2005.
(Article publié le samedi 30 avril 2011 sur le site Un Echo d’Israël)
Photo (Michel Remaud) : D.R.