Etrange phénomène que celui d’Indignez vous ! (29 pages, 3 euros, Indigène éditions). Qui n’aime pas Stéphane Hessel, son sourire désarmant, son incroyable mémoire de la poésie, sa courtoisie d’un autre temps, sa gentillesse si rassurante ? Il vaut vraiment que l’on s’y arrête et que l’on y regarde de plus près, ne fût-ce que parce que, au-delà du demi million d’exemplaires, tout essai revêt des allures de phénomène de société. Or, curieusement, s’il a été loué de toutes parts, en raison de son message humaniste et de l’itinéraire impeccable de son auteur, il n’a guère été analysé dans un esprit critique. L’objet tout d’abord. Ce n’est pas un livre mais stricto sensu une brochure dont le texte proprement dit n’occupe que 13 pages, comme un gros article, le reste étant occupé par des notes et une postface de l’éditeur. Il est donc abusif non seulement de parler de livre, d’expliquer son succès par son faible prix (3 euros) alors que des nouvelles inédites sont en vente à 2 euros (Folio), mais aussi de commenter la liste des meilleures ventes en clamant partout qu’il a même dépassé le Goncourt de Michel Houellebecq (!). Mais on s’en doute, là n’est pas le plus important.
L’indignation en est le leitmotiv. Quand on pense que ceux qui l’achètent par dizaines pour l’offrir autour d’eux y voient un programme d’action, une philosophie morale, un bréviaire, on est consterné tant le contenu manque de contenu. Mais la démonstration est si faible et la plume si incertaine que l’appel n’a pas la puissance d’un pamphlet. Qui pourrait décemment s’opposer aux grands principes, aux grands idéaux et aux grandes idées qui y sont énoncées ? D’autant qu’elles sont présentées sous le label « issu de la Résistance ». C’est déjà là que le bât blesse. Non dans le programme du Conseil national de la Résistance, même si depuis son adoption le 15 mars 1944, la France a un peu changé et qu’il ne suffit plus de réclamer « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours », revendication qui paraît un peu courte aujourd’hui, même pour les syndicalistes les plus chevronnés. Stéphane Hessel, qui s’est tôt engagé dans la Résistance, ce qui lui valut d’être torturé puis déporté à Buchenwald et à Dora, dit l’avoir fait car « j’ai été indigné par le nazisme». Il nous appelle donc à l’indignation permanente en toutes circonstances et en tous lieux, même si cette manière de mettre ainsi sur une même ligne morale la situation des sans-papiers, la dérégulation du capitalisme et les crimes du totalitarisme national-socialiste devraient nous… indigner. Le Monde a récemment publié deux pleines pages dans lesquelles des personnalités s’indignaient toutes de quelque chose, à l’exception du neuropsychiatre Boris Cyrulnik, et comme sa lumineuse réaction ouvrait le bal, elle eut pour effet d’anéantir toutes celles qui suivaient :
« J’ai beaucoup de tendresse, d’admiration, pour Stéphane Hessel avec qui j’ai beaucoup de concordances de vue mais je m’indigne qu’on nous demande de nous indigner parce que l’indignation est le premier temps de l’engagement aveugle. Il faut nous demander de raisonner et non de nous indigner. »
On ne saurait mieux dire qu’il est bizarre de pousser ses contemporains à s’engager sous l’empire de l’émotion et non sous celui de la réflexion. Mais allons plus loin. Dès la troisième page de son texte, Stéphane Hessel écrit : « Nous, vétérans des mouvements de résistance et des forces combattantes de la France libre, nous appelons les jeunes… » Nous ? Mais qui l’a délégué pour parler au nom de tous les survivants de la Résistance intérieure et de la France Libre, d’autant qu’il y revient à plusieurs reprises ? A la dernière page, cela peut se concevoir car son « nous » renvoie en note à un appel de 2004 fort d’une dizaine de noms (Aubrac, Cordier, Vernant…), mais avant, si on lit bien, Stéphane Hessel est l’auteur et il est censé écrire en son nom. A le suivre dans son raisonnement, on comprend qu’un homme n’est humain que s’il s’indigne et s’engage en conséquence. Un peu comme lui en somme. De quoi nier leur qualité d’humains à tous les Bartleby engendrés par la société. A la fin de son texte, après avoir rappelé les principes de la Déclaration des droits de l’homme à la rédaction de laquelle il fut associé, et s’être fait l’apôtre de la non-violence, le pourfendeur des inégalités, le dénonciateur de la consommation à outrance (mais qui est contre ?), il s’indigne de ce qui se passe à l’étranger.
« Aujourd’hui, ma principale indignation concerne la Palestine, la bande de Gaza, la Cisjordanie ». Deux pages suivent (2 sur 13, c’est dire la proportion) en défense et illustration du peuple palestinien, attitude légitime et respectable, mais qui contient difficilement la colère haineuse qui altère son flegme poétique chaque fois que, dans un débat, il est question d’Israël. Faisant le décompte des pertes de l’opération « Plomb durci » qui a provoqué la mort de plus d’un millier de gazaouis, il remarque qu’elle a fait « seulement » une cinquantaine de blessés du côté israélien, et on y sent l’ombre d’un regret, d’autant qu’il croit bon ajouter cette énormité : « Que des Juifs puissent perpétrer eux-mêmes des crimes de guerre, c’est insupportable ». Comme si quoi que ce soit, dans leur qualité, leur passé, leur souffrance, devait les préserver, les immuniser ou leur interdire de se comporter salement comme tous les hommes sous toutes les latitudes en tous temps car toute guerre est une sale guerre. Si Stéphane Hessel avait été se promener un peu plus en Israël, il y aurait croisé à sa stupéfaction nombre de maîtres chanteurs, de salauds, de maquereaux, de violeurs d’enfants, de négationnistes, de trafiquants de drogue, de tueurs en série. Après quoi suivent des considérations sur l’inévitabilité du terrorisme comme une forme d’exaspération. On croit en avoir fini mais non, deux pages plus loin, il y revient. Evoquant une marche pacifique contre le mur de séparation, il rapporte que les autorités israéliennes l’ont qualifiée de « terrorisme non-violent » puis il commente goguenard : « Pas mal… Il faut être israélien pour qualifier de terroriste la non-violence. » Imaginez un instant l’évocation de la stigmatisation des Roms par Sarkozy&Hortefeux suivie de ce commentaire : « Il faut être français pour … ».
Imaginez mais ne cherchez pas car cela n’y est pas. Vous n’y trouverez pas non plus d’indignation sur la violation des droits de l’homme en Birmanie, en Chine, en Iran, en Corée du Nord, en Libye, en Tunisie et dans tant d’autres pays car l’indignation de Stéphane Hessel est à géométrie variable. Manifestement, sa boussole intérieure s’est bloquée sur ce pays honni. Par une ironie de l’Histoire, il a tenu à faire figurer en liminaire la reproduction de Angelus Novus, dans laquelle son premier propriétaire, le philosophe Walter Benjamin, un ami de son père, voyait « un ange repoussant cette tempête que nous appelons le progrès ». Et comme l’éditeur est obligé d’en indiquer la propriété, la présence de cette aquarelle de Paul Klee permet de faire éclater dès la première page la mention « Musée d’Israël, Jérusalem »… Ce qui doit passablement indigner l’auteur. Mais que ces détails n’empêchent pas les hommes de bonne volonté de s’indigner en reprenant en chœur le puissant slogan qui lui sert d’excipit : « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer »
Photo : D.R.