Tribune
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Publié le 29 Novembre 2011

«Aujourd'hui, ma voix compte», témoignage d’un blogueur et militant égyptien

Mes amis tunisiens ont voté le mois dernier. Pour la première fois, je vote à mon tour en Egypte. L'un des fondements de la révolution égyptienne du 25 janvier est le droit pour tous les Egyptiens de choisir leurs gouvernants, ce que l'on appelle la "démo-cracie" "peuple-pouvoir"en grec. Certains se plairont à dire que ces élections sont fraudées, que le Parlement n'a aucun pouvoir, que tout reste dans les mains du Conseil suprême des forces armées (CSFA), certains vont même jusqu'à boycotter les élections plutôt que de voter avec le CSFA au pouvoir.



Les élections législatives ne sont qu'un pas parmi tant d'autres pour avancer, malgré tout – et je dis bien malgré tout – vers le chemin de la démocratie. Les élections sont une étape nécessaire qui fait que le peuple devient "plus" représenté dans son pays, plus souverain. Les observateurs internationaux ne sont guère bienvenus à ces élections, contrairement à la Tunisie – cela dit la présence d'observateurs égyptiens, d'ONG indépendantes, est un acquis. Plus encore, ces élections ne sont pas entièrement transparentes. En réalité, elles sont organisées de manière carrément chaotique, au point que la Haute commission électorale a modifié des aspects fondamentaux du scrutin trois jours avant les élections. En effet, ces élections font la belle part aux corrompus du régime mort-vivant, aux opportunistes en tout genre, aux hommes d'affaires corrompus.



Cela dit, nous n'avons jamais eu des élections si "libres" ou plutôt si "concurrentielles" auparavant. Nous n'avons jamais vu la société civile indépendante avoir un tel accès aux bureaux de vote. Jamais l'intérêt n'a été si grand pour des élections en Egypte. Les Frères musulmans sont omniprésents, battant campagne librement sous la bannière du "Parti de la Liberté et de la Justice". Les quelques progressistes non-islamistes s'accrochent comme ils peuvent aux circonscriptions des classes supérieures. Les salafistes et des centaines d'hommes d'affaires corrompus jusqu'aux os se battent dans tous les recoins de l'Egypte, d'Alexandrie à Assiout en passant par le Caire, souvent au mépris des règles élémentaires en matière de campagne. Avant même l'ouverture des urnes j'ai directement observé cinq tentatives de démarchage auprès des gens en file d'attente pour le parti des Frères musulmans ainsi que pour un homme d'affaire. Mais cela montre aussi que ces élections sont belles et bien concurrentielles – gagne qui gagne les voix, et non pas qui collabore avec la Sécurité d'Etat. L'Egypte en a grandement besoin.



Un Parlement sans pouvoirs ? Selon les amendements constitutionnels à la Constitution égyptienne qui ont été adopté, nos parlementaires seront seuls en charge d'élire 100 membres constituants pour écrire une nouvelle Constitution et la soumettre à referendum. La Constitution de 1971 est suspendue, ainsi le CSFA s'est donné tous les droits, mais il ne peut ignorer la légitimité populaire et démocratique du Parlement à venir. Etant la seule institution "démocratiquement" élue en Egypte, notre Parlement représente le Peuple souverain plus que toute autre institution en Egypte et, par conséquent, devrait pouvoir former un gouvernement comme cela a été le cas en Tunisie la semaine dernière. Ce gouvernement devrait être d'abord et avant tout responsable devant le Parlement démocratiquement élu.



Alors pourquoi toutes ces manifestations à Tahrir et partout en Egypte ? Car le CSFA, malgré toutes ses déclarations publiques rassurantes, a été pris la main dans le sac en tentant de s'imposer au dessus de toute institution démocratiquement élue. Comment ? En s'arrogant un droit de veto contre toute décision du parlement élu si celui-ci propose des lois que le CSFA ne souhaite pas (dans l'intérêt du pays... selon le CSFA). Cela s'ajoute au fait qu'il veuille s'arroger le droit de prendre tout financement directement du budget national et de l'allouer où bon lui semble sans que le Parlement puisse amender, rejeter ou même avoir un droit de regard sur son budget. Tout cela, en plus de la régression très visible et brutale contre les libertés publiques les plus fondamentales, a poussé plus d'un million d'Egyptiens à sortir de nouveau dans la rue.



Et, pourtant, nous voici nous voilà, organisant des élections que l'on pourra je l'espère qualifier de "plutôt libres", pour la première fois depuis les années trente. Suite à la pression croissante des manifestants le CSFA s'est vu obligé de promettre des élections présidentielles juste après les élections législatives, d'ici mi-2012. Je ne pense pas que les égyptiens resteront encore une année entière à accepter un Gouvernement transitoire avançant au pas du CSFA, étant donnée la légitimité du Parlement.



Mais la situation actuelle est déconcertante: le CSFA ne veut pas de Gouvernement élu par le Parlement et prétend qu'un Gouvernement ne pourrait se former sans lui qu'avec un Président de la République élu – les positions précédentes repoussaient ce Gouvernement à l'adoption d'une nouvelle Constitution aux horizons 2013. La pression marche, notamment celle des places publiques qui a récemment demandé a plusieurs personnalités politiques crédibles de former un "Gouvernement de Salut National", rien de moins, pour que le CSFA comprenne que les Egyptiens veulent un gouvernement civil, rien au dessus.



Même si le CSFA résiste bien au bras de fer qu'il aura avec le Parlement élu à venir, qui manquera d'expérience, d'assurance et sera peut être divisé, le CSFA sera moins puissant en mars 2012, à l'annonce des résultats parlementaires. La société civile et les jeunes révolutionnaires étaient le coeur démocratique de l'Egypte, ce coeur s'étend maintenant aux syndicats et au Parlement.



J'ai voté ce lundi 28 novembre, en sachant bien que la presse et les medias, la corruption, la sécurité d'Etat, l'Etat de droit, les syndicats, les ONG, et plus encore les services publiques tels que l'éducation et la santé devront être à l'agenda de ce Parlement... Ce sont nos priorités à tous.



Pour qui ai-je voté ? Le scrutin a deux listes comme en Allemagne: 40% des sièges sont distribués à des candidats individuels, 60% aux listes de partis. J'ai ainsi choisi la plus grande coalition de partis progressistes. Ils sont relativement crédibles, intègres et ne souhaitent pas faire entrer la religion en politique. Pour les sièges indépendants Amr Hamzawy a eu mon soutien: le droit constitutionnel n'a pas de secrets pour lui, or c'est précisément ce dont le future Parlement devra se charger: écrire une nouvelle Constitution. Le brillant blogueur Mahmoud Salem (@Sandmonkey sur Twitter) a également eu mon soutien.



Non, la participation n'atteindra pas 80% et nous n'aurons pas un dictateur réélu avec, surprise, 98,9% des voix. Si la moitié des Egyptiens vont voter ce dimanche et lundi cela sera une grande victoire – 52% des Tunisiens sont allé voter. Les élections fantômes précédentes accusaient de taux de participation de 4% à 7% pour "élire" un Parlement bel et bien vide de tout pouvoir et corrompu d'office. Aujourd'hui mon vote compte, c'est juste une voix parmi d'autres, mais c'est ma voix... de même que le Parlement n'est "juste" qu'une institution parmi d'autres, l'un des piliers de la démocratie représentative.



PS: Evidemment les Frères musulmans, élus démocratiquement, remporteront haut la main ces élections parlementaires. Mais tout le reste est inconnu et le restera jusqu'à janvier pour l'Assemblée nationale, mars pour le Senat... Uniquement en Egypte trouverez vous des élections organisées pendant trois mois en six tours sur trois différentes zones électorales, avec un scrutin à double liste où les candidats individuels et de listes ne sont pas concurrents sur la même zone géographique, et dont certains éléments du mode de scrutin sont modifiés à quelques jours des élections. Bienvenue dans la nouvelle Egypte, cette grande patiente qui réapprend à marcher après un long, très long sommeil.



Schams El Ghoneimi a 25 ans, il est blogueur et militant. On peut le retrouver sur son site www.demoqrateya.eu et sur son compte Twitter @DemoqrateyaEU.



Photo : D.R.
Source : Libération du 29 novembre 2011