Revenons à Céline (1894-1661) à propos du livre qu’Henri Godard vient de lui consacrer(1). On en a déjà tant parlé autour des Célébrations nationales 2011 et du texte commandé par le ministère de la Culture à Henri Godard pour le volume paru en novembre, mais qui fut retiré quatre mois plus tard du site du Ministère, celui-ci ayant été saisi par Klarsfeld via la Présidence de la République sur l’incompatibilité qu’il y aurait à « célébrer » Céline avec son antisémitisme. Il n’en finit donc pas cinquante après sa mort de faire la une.
Godard est l’un des spécialistes hors pair de l’écrivain pour en avoir dirigé l’édition (5 volumes) dans la Pléiade et deux foliothèques et encore une Poétique de Céline (Gallimard, 1985), sans oublier en 1994 son Céline scandale.
Dans ce dernier livre, il écrit : « Céline est celui des écrivains de son époque à qui cette époque s’est révélée avant toute chose par les moyens de destruction qu’elle a inventés. » Quasiment au milieu de la biographie, Godard note : « Pour débuter un nouveau livre, Céline n’a jamais d’invitation plus forte qu’un compte à régler. « Je ne voudrais pas mourir sans avoir transposé tout ce que j’ai dû subir des êtres et des choses, écrivait-il en 1935 à Lucienne Delforge. Là se bornent mes ambitions ». »
Pour qui ne connaît que de loin en loin la vie de Louis Destouches, H. Godard auscultant celle-ci en fin connaisseur de l’œuvre, a moins voulu « accumuler faits et témoignages plus ou moins anecdotiques », que chercher « à répondre aux questions que pose toute vie » à commencer par ses paradoxes, ses névroses, ses folies, que le génie ne peut parvenir à canaliser. La première question que nous pose l’ouvrage est : « Comment en était-il venu à se faire une vision si noire des hommes, de la société, de la vie ? Et, qui plus est, à vouloir donner de cette vision une expression si brutale et si provocante. » Puis, Godard ajoute un peu plus bas, après avoir rappeler quand même qu’il avait une sensibilité devant la vie et plus incroyable encore, une part compassionnelle, au fond de son âme maladive, de sa conscience harassée de malheurs : « comment un homme qui avait en lui cette sensibilité et cette compassion en était-il venu à pareillement les oblitérer ? »
Les expériences de l’enfance, Henri Godard les relate pour aboutir très vite à 1914, la fracture destinale dans la vie de Louis Destouches. On sait que sa guerre fut de courte durée sur le champ de bataille puisque blessé en 1914, il fut réformé dans les mois suivants. Le voici médecin à trente ans et amoureux d’une Américaine, danseuse de son état, dont il fut l’amant six ans, et qui joua un rôle puissant dans sa vie, notamment en matière de musique et de danse. C’est pendant sa vie avec Elizabeth Craig que paraît en 27 son premier grand texte à la Nrf. Il s’agit de la version originelle du Voyage sous la forme d’une pièce de théâtre, « à l’exception capitale de son point de départ : la guerre » (p. 149).
On peut regretter non la profondeur de l’analyse amenée par Godard de ce texte originel mais qu’elle ne soit pas rattachée aux pages à couper le souffle que le poète visionnaire Benjamin Fondane (Iaşi 1898 - Auschwitz 1944), lui consacra :
« Bientôt on rallumera des bûchers par ci, par là, pour rire. Les juifs y passeront d’abord, bien sûr, et ça nous fera gagner du temps. Mais le tour de « l’individu » viendra aussi, n’en doutez pas, et que ferez-vous ce jour-là, vous qui êtes lâche, poltron, peureux ? » (Revue Europe, mars 1998, p. 124-127).
Du Voyage au bout de la nuit, Henri Godard apporte une lecture qui porte à comprendre en quoi le chef-d’œuvre est une révélation dans l’ordre de la littérature de ce qu’est la guerre moderne. L’abjection humaine que décrit ici Céline a, comme le dit Godard, un contrepoids intérieur qui s’appelle Molly, qui a cette parole qui ne va pas moins loin que tant de diatribes prononcées par Bardamu et ses congénères : « On a honte de ne pas être riche en cœur et en tout et aussi d’avoir jugé quand même l’humanité plus basse qu’elle n’est vraiment au fond » (cité p.159).
Comme Madame Bovary a fait la gloire de Flaubert, Le Voyage au bout de la nuit fit celle de Céline, mais Henri Godard veut souligner aussi une porte si sombre, que l’on voudrait que Céline ne l’ouvrît jamais, une détestation, puis une haine de certaines gens, de certaines catégories de gens, au premier rang desquels : les Juifs. La bain antisémite dans lequel il vécut durant son enfance, n’explique pas à lui tout seul le discours infâme, abject, que l’écrivain tiendra à partir de 1937 à l’encontre des Juifs.
Nous assistons à la métamorphose d’un écrivain important en un diabolique antisémite. Godard dissèque tel un anatomo-pathologiste Bagatelles pour un massacre. Si Le Voyage au bout de la nuit fut la « révélation » d’un génie d’un nouveau style, Bagatelles serait comme le suicide d’un grand auteur possédé par une haine farouche à l’égard des étrangers et d’abord des juifs.
L’universitaire parle d’une mutation : « tout bascule », dit-il avec l’apparition dans le discours célinien du Juif, des Juifs. « Les vannes sont ouvertes. Elles vont donner libre cours au plus incroyable et au plus insupportable torrent d’injures antisémites que l’on puisse imaginer déversé sur la presque totalité de plusieurs centaines de pages par un écrivain qui venait de faire dans deux romans la preuve de ses dons et de sa maîtrise » (p. 250).
Où a-t-il donc disparu ? Dans Bagatelles, il mêle indifféremment textes de lui, citations de textes juifs tel que le Talmud, entremêlés à des articles de journaux, à des pages du Protocole des sages de Sion, dont tout le monde savait alors qu’il s’agissait d’une supercherie, à des articles infamants, blasphématoires sur la haine du juif.
« Comment était-il passé de la maîtrise de son art et de sa pensée […] à ce torrent de boue étendu sur presque quatre cents pages […] ? » (257). Henri Godard est dans un état de stupéfaction, d’incompréhension, abyssal. Le grand écrivain a failli, se couvrant d’opprobre pour les siècles des siècles, entachant ainsi ses chefs-d’œuvre d’une faute indélébile. Lancinante question que se posent tant de nos intellectuels, Finkielkraut, Bernard Henri Lévy et tant d’autres depuis Fondane (dix ans avant Bagatelles, qui avait déjà perçu l’âme noire, destructrice, blasphématoire de Céline, comme on l’a vu) Paulhan, Malraux, qui parlait de son antisémitisme comme d’un cancer.
Pour Godard, une chose est sûre en tout cas : jamais Céline n’appela à l’extermination. Est-ce si sûr ? Ne peut-on partager avec le philosophe Christian Godin le sentiment que Godard fait le sourd et l’aveugle quand il refuse de voir combien Céline est dans le fond obscur de son antisémitisme « exterminationniste » ? Comment pardonner des propos aussi infâmes que ceux qu’il adressait à Brasillach en 1937 : « Je suis raciste et hitlérien, vous ne l’ignorez pas…. » Mais il y a le témoignage capital de Jünger dans son Journal des années de guerre à Paris. Il rencontre Céline [Merline] à la date du 7 décembre 1941 : «Il me dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les Juifs(2) […] » Comment Henri Godard peut-il sur une question aussi fondamentale dédouaner Céline de toute pensée exterminatrice même si nous savons qu’il n’a pas de sang sur les mains ? Combien d’encres pourtant se sont transformées en mer de sang par la haine des hommes !
On connaît ou croit connaître le ‘dernier’ Céline. Alors que la guerre est dans sa phase terminale, que tant d’abominations ont été déjà commises et que tant d’autres le seront encore jusqu’en mai 1945 – en Europe tout au moins -, courant 1944, l’écrivain quitta la France, d’abord pour l’Allemagne, ensuite pour Copenhague, où il fut incarcéré du 18 février 1945 au 24 juin 1947. En 1950, il écrivit une défense intitulée « réponses aux accusation formulées contre moi par le police française au titre de trahison et reproduite par la police judiciaire danoise au cours de mes interrogatoires pendant mon incarcération 1945-1946 à Copenhague ».
Il ne faut pas parler du délire antisémite de Céline. An contraire, nous voulons recourir aux mots de Philippe Muray dans son essai génial, pénétrant, terrifiant par ses analyses au scalpel, quand il parle de « la rhétorique persécutrice des pamphlets(3) ». Muray nous fait entrer dans le faux délire paranoïaque du grand-écrivain, comme je ne l'ai trouvé chez personne d'autre. Il montre en quoi "la spécificité de l'antisémitisme célinien" n'est pas à chercher dans le "refoulement de toute négativité" mais dans un "mécanisme exactement inverse". Il va plus loin encore, montrant avec l’autorité du créateur, de l’écrivain qu’il fut, que « l’obsession antijuive, comme ignominie intraitable émergeant à côté de la parole, dans une sorte de monstrueuse ellipse de crime muet, tordue dans l’être », n’a pas pu être transposée dans l’Œuvre propre de Céline, qu’ elle se situe à la marge, telle une tumeur maligne qu’il faut éradiquer au risque de faire mourir l’homme.
On en sort comme happé, saisi, empoigné, ensanglanté, par tant d’agonies, d’hémorragies de femmes mourant en couche, de soldats défigurés, autant que par l’indiscutable génie mais maladif, obsessionnel, putride, sentant plus que la mort, la merde, mis au seul service de la haine, du mal, du laid, de l'abjection, du mortifère, de la démence raisonnée et recherchée – de Céline.
Céline cherche ni plus ni moins à se dédouaner des crimes commis par les Nazis et notamment dans les camps, comme il tente de se laver de toute implication dans l’extermination des juifs. « Je n’ai jamais voulu martyriser personne […] une fois la guerre déclenchée, toutes les saloperies s’ensuivent et s’enchaînent, Buchenwald et le Reste […] », écrit-il à Lucienne, sa femme(4). Sans chercher à aucun moment à le disculper, il est évident pour Godard que Céline se montra incapable de s’interroger « sur la responsabilité qu’il a dû avoir dans l’attitude d’une grande partie de la population française pendant la guerre face aux traitements infligés aux juifs » (p.397). Après son retour en France en 1951, il écrit ses derniers livres Féerie pour une autre fois ou D’un château l’autre. On sait la protestation de Claudel auprès de Gaston Gallimard après la publication de Féerie. Ce roman prend pour point de départ un bombardement sur Paris une nuit du printemps 1944. Au cours du récit, Céline déchaîne sa violence d’écriture avec un style hyperbolique fait de ruptures et de déchirures qui veut reproduire la terreur du bombardement.
Depuis son retour, l’écrivain vit à Meudon avec sa femme, en semi-clochard, ne rêvant que d’entrer vivant dans la Pléiade et au Livre de Poche. Ce dernier Céline, s’il fait moins montre d’un anti-judaïsme outrancier et odieux, n’en a pas moins des relents négationnistes. Ses démons comme ses angoisses, sa soif de reconnaissance littéraire, ne seront pas apaisés à son dernier souffle et il n’entra dans la Pléiade que peu après sa mort.
Cinquante ans après sa disparition, Henri Godard analyse avec finesse et intelligence le fait que si ses haines, au premier rang desquelles l’antisémitisme, n’ont en rien été effacées par un demi-siècle, sa littérature demeure aujourd’hui l’une des plus lues, voire l’une des plus actuelles, parmi les écrivains français de son siècle, en France mais également à l’étranger.
Pour Emmanuel Levinas dès 1935 la force du Voyage est « d’avoir, grâce à un art merveilleux du langage, dévêtu l’univers, dans un cynisme triste et désespéré(5). » C’est sans nul doute là le fait d’un puissant écrivain, mais d’un écrivain pourvoyeur de mort et de haine de l’autre. L'analyse hallucinante de Muray nous ferait aimer le délire hanté, le mal indéracinable qui est tapi au fond de l'âme de Céline et qui lui fait choisir l'abjecte, la putréfaction, la puanteur, la souffrance, la damnation, plutôt que ces parcelles de noblesse, de fraternité, de refus de ne voir en l'humain qu'un être abjecte, mû par les passions les plus basses, les plus persécutrices de lui-même et des autres, comme le fait Malraux par exemple.
Parmi les grands noms de l’intelligentsia européenne ou occidentale à avoir abordé Céline depuis quatre-vingt ans, citons Trotski : « L.-F. Céline est entré dans la grande littérature. […] Céline a écrit un livre qui demeurera. »
Walter Benjamin, quant à lui, écrit : « Autant il réussit à rendre évidentes la tristesse et le vide d’une existence pour laquelle se sont effacées les différences entre journée de travail et journée de repos, acte sexuel et expérience amoureuse […], autant il se montre incapable d’évoquer les forces mêmes dont l’empreinte constitue la vie de ses personnages réprouvés. » Freud lui-même n’était pas enthousiaste lorsqu’il répondait à une amie française : « Je n’ai pas de goût pour cette peinture de la misère, pour cette description de l’absurdité et du vide de notre vie actuelle, qui ne s’appuierait pas sur un arrière-plan artistique ou philosophique. »
Thomas Mann, parla du Voyage dans son Journal, en janvier 1934, comme d’un « produit sauvage (ein wildes Produkt). »
Les Espagnols, pour leur part, s’ils lisent et rééditent le Voyage (dernière édition 2009) ont surtout évoqué pour le 50e anniversaire de sa mort, son exclusion des Célébrations nationales françaises du fait de son idéologie fasciste, de sa promotion de la haine. Outre-Atlantique, Philip Roth se montra tôt admiratif : « A vrai dire, mon « Proust », c’est Céline ! »
Mais Céline est tout le contraire de Proust. Céline serait plus proche de Kafka en un certain sens, d’un Kafka sans l’antisémitisme faut-il insister ? Mais d’un double diabolique de Kafka mû par la haine, la vitupération à l’égard du genre humain, alors que Kafka est du côté de la victime, non pour décrire seulement son abjection de victime, mais pour crier au ciel, à « l’humanité sourde » (dont parlait Malraux), au dieu muet des hauteurs vides et des profondeurs infernales, l’injustice faite à l’homme, le crime commis à l’égard de l’innocent simplement coupable d’être né.
L’une des plus abyssales différences entre les deux écrivains se trouve dans cette parole des Journaux du visionnaire de Prague, qui transcendait la lie de l’humanité pour laquelle Céline avait une délectation morbide, accusatrice, sur laquelle proliférait son génie hanté. Voici donc ce qu’écrivait Kafka et qui sépare à jamais ces deux géants de la littérature du XXe siècle :
« Le péché originel, la vieille injustice commise par l’homme, consiste dans le reproche que l’homme fait et dont il ne se dessaisit pas, selon lequel une injustice lui est arrivée qu’un péché originel a été commis envers lui (6). »
Face au délire hallucinatoire de Céline, au mal indéracinable tapis au fond de son âme, que lui chaut tant de théologie, tant de déculpabilisation de l’homme ? Car celui-ci est si irrémédiablement perdu, damné, en putréfaction avant même d’être mort, qu’il fallait assurément faire œuvre sur cette interminable agonie de l’espèce humaine. Le Sein zum-Tode, l’être pour-la-mort de Heidegger est bien peu de chose, oui, à côté de l’Être tel que Céline le transcrit et le transmet dans le Voyage comme dans Bagatelles pour un massacre !
Notes :
1. « Biographies », Gallimard, 593 p., 25,50 €.
2. Journaux de guerre II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, édition et trad. de Julien Hervier, p. 255.
3. Céline, Gallimard, « Tel », 2001. Je recommande instamment la lecture du chap. V, époustouflant autant que terrifiant, pour comprendre Céline.
4. Lettres de prison, Gallimard, 1998, p. 171.
5. De L’évasion, Livre de Poche, biblio essais, 1998, p. 112.
6. Pages inédites du Journal de Franz Kafka, trad. Helga Finter, L’Infini, n° 32, nov. 1990, p. 21.
Photo (Michaël de Saint-Cheron) : D.R.