- English
- Français
(Haaretz, 28 décembre 2003)
Au cours de son point de presse après la première réunion du Comité interministériel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le porte-parole du gouvernement français, Jean-François Copé, a évoqué entre autres la recommandation de renforcer l’enseignement de la Choa comme outil éducatif dans la lutte contre ce dangereux phénomène. Il apparaît qu’un nouvel axiome s’est imposé, selon lequel la connaissance historique de la tentative sans précédent d’effacer de manière organisée, scientifique, le peuple juif de la surface de la Terre, amènera les fauteurs de cette “marée noire” à une réflexion nouvelle. A tout le moins, elle incitera les autorités des pays concernés à les affronter. Je doute fort que cette conception résiste à l’examen.
En fait, la question centrale à mes yeux est celle-ci: d’où vient, aujourd’hui, la menace la plus grave pour les Juifs d’Europe: vient-elle de groupuscules marginaux de jeunes dévorés de haine, qui profanent de temps à autre un cimetière juif, ou bien, plutôt, vient-elle des élites universitaires et culturelles, qui connaissent parfaitement l’Histoire du vieux continent? Je pense que la réponse est claire.
Quand un Mikis Théodorakis, l’auteur du bouleversant “Mathausen”, qualifie le peuple juif de “racine du mal”, il ne le fait pas par ignorance de ce qu’a été la Choa. Même un archi-antisémite comme l’ancien premier ministre de Malaisie, Mahatir Muhammad, n’a pas nié la Choa dans son récent et célèbre discours de haine, au contraire, c’est délibérément d’elle qu’il est parti pour affirmer qu’elle n’a pas empêché “l’emprise juive sur le monde”. Le Prix Nobel de littérature José Saramago sait lui aussi parfaitement ce qu’a été Auschwitz, mais ceci ne l’a pas empêché de s’exprimer de la manière répugnante que nous savons lors de sa dernière visite dans notre région (“Ramallah c’est Auschwitz”).
Il n’y a pas aujourd’hui de manque d’information en Europe sur la Choa. De nombreux survivants sont toujours parmi nous, une immense littérature et de nombreux musées fournissent l’information à tout demandeur. L’Union Européenne a fixé un jour de commémoration officiel, et s’il est certes vrai que les jeunes générations ne savent pas assez sur elle, c’est un problème général. Un sondage sur ce que savent les jeunes Français sur Charles de Gaulle donnerait des résultats édifiants à ce propos.
La nouveauté la plus dramatique de ces deux-trois dernières années est que la mise en accusation d’Israël et le dénonciation du soutien que les Juifs lui apportent se basent de plus en plus souvent sur l’usage de la mémoire de la Choa. Ce processus a commencé à la guerre du Liban, voici une vingtaine d’années, pour s’amplifier et devenir aujourd’hui une vraie tendance de mode. C’est ainsi que presque chaque représentant d’Israël peut entendre des remarques du style: “Vous faites aux Palestiniens ce que l’on vous a fait pendant la Choa” ou “Les victimes sont devenues les bourreaux”. Ce phénomène est désormais tellement répandu que le porte-parole de l’Ambassade d’Israël en Belgique a demandé voici deux ans environ de suspendre jusqu’à nouvel ordre les cérémonies de remise de médailles de “Justes des Nations” de Yad Vashem, celles-ci donnant régulièrement lieu à des incidents autour d’ignobles comparaisons de ce genre, proférées par l’un des participants.
Pour tout ce qui concerne la mémoire de la Choa, d’ailleurs, des règles bien précises ont été fixées: il est interdit aux partisans d’Israël de l’évoquer, car “c’est exploiter le sang des victimes pour justifier les atrocités que commet Israël”, mais par contre ses adversaires sont tout-à-fait autorisés à s’y référer pour l’attaquer et prouver qu’Israël est un nouveau régime nazi. Cette attitude démontre d’ailleurs combien vivace est le souvenir de la Choa en Europe. Autrement, il n’y aurait aucun intérêt à cette diffusion massive de la comparaison entre Israël et les nazis, symboles du mal absolu.
De là l’exigence faite aux Juifs de montrer leur réserve par rapport à Israël, de prendre leurs distances, de le critiquer, de le condamner. Celui qui n’agira pas de la sorte s’expose à l’exclusion sociale ou même à des atteintes physiques. Comme l’écrivait récemment Maître Arno Klarsfeld, le moment approche où les Juifs devront soit quitter l’Europe, soit vivre en “marranes politiques” (“Jérusalem Post”, 09/12/2003).
Telle est la nature de l’antisémitisme nouveau. Jamais un savant français, même au plus fort de la guerre d’Algérie, n’a dû déclarer sa condamnation de la politique de son gouvernement pour être accepté par ses pairs. Aucun professeur d’Oxford n’a annoncé qu’il refuserait d’accepter à ses cours un étudiant belge qui aurait servi dans l’armée de son pays, même après que soit apparue l’ampleur de la responsabilité de la Belgique et de son armée dans le génocide de 1994 au Rwanda. Mais la seule identification d’un Israélien comme tel, elle, annonce des ennuis. L’ancienne présidente de la section israélienne d’Amnesty International, Myriam Schlesinger, a été licenciée du comité de rédaction d’une revue britannique de linguistique, dont elle faisait partie. On a voulu retirer son Prix Nobel de la paix à Shimon Perès. Il n’y a qu’un pas de ceci à l’avertissement aux Juifs: votre soutien déclaré à Israël aura un prix, éloignez-vous d’ Israël ou vous ne pourrez pas continuer à vivre comme vous avez vécu jusqu’aujourd’hui. Votre sécurité est menacée.
Ces signaux sont émis du coeur-même du monde de la culture en Europe occidentale, de cercles qui n’ont aucun besoin de conférences sur la Choa. Ce sont ces personnes, les éducateurs et les points de repère de la nouvelle génération, qui représentent aujourd’hui la plus grande menace sur la vie quotidienne de centaines de milliers de Juifs en Europe. Je doute fort que le renforcement de l’enseignement de la Choa puisse régler quoi que ce soit dans ce mécanisme tragique.
(*) Directeur du Département Communication et Marketing au Keren Hayesod-Appel Unifié pour Israël, ancien porte-parole des ambassades d’Israël à Paris et Rome.