Tribune
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Publié le 20 Janvier 2011

Comment et contre qui s’indigner, par Jacques Duquesne

Ce texte est publié dans la rubrique Tribunes Libres réservée aux commentaires issus de la presse. Les auteurs expriment ici leurs propres positions, qui peuvent être différentes de celles du CRIF.




C’est, depuis le début de l’année, un sujet de conversation presque incontournable dans les dîners en ville. Et la plupart des médias, qui n’y avaient guère pris garde lors de sa parution, de s’extasier : le livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous, s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires en quelques semaines, bien plus que le Goncourt, grâce au « bouche-à-oreille », comme on dit.
Au vrai, il ne s’agit pas d’un livre : une trentaine de pages, au prix de 3 €, ne peuvent évidemment être comparées au lourd pavé de Houellebecq. Mais le phénomène est significatif à bien des égards. À commencer par la personnalité de son auteur, vieux militant des droits de l’homme, diplomate qui fut, à tous risques, de tous les bons combats, dont il analysait les données avec sagesse et modération. Cette fois, en revanche, il lui arrive de fulminer. Non sans raison. Ainsi, dans les pages consacrées au sort des Palestiniens, entachées il est vrai par une certaine indulgence pour le Hamas, aux pratiques parfois contestables.



L’essentiel du texte est consacré à notre situation. Il est teinté de nostalgie. Comme si la France de l’avant-guerre ou de l’après libération était solidaire, unie, accueillante. Celle d’aujourd’hui, il est vrai, parle beaucoup de « valeurs » et de civisme. Mais il convient justement de se méfier : quand une vertu est très souvent citée, c’est justement qu’elle est peu respectée. L’individualisme a progressé de façon évidente et la course à l’argent est pratiquée avec ostentation par la classe dirigeante.



Il convient donc de s’indigner. Mais s’indigner contre une situation, une injustice, c’est presque toujours mettre en cause « les autres ». Il est facile évidemment de se considérer personnellement comme innocent, de se juger totalement étranger à l’existence des injustices. Comme ces cheminots syndicalistes, très combatifs pour dénoncer les malformations de notre société, mais qui prennent ce qu’on appelle des « grèves réveillons », c’est-à-dire qu’ils « posent » comme par hasard un préavis de grève pour le 24 ou le 31 décembre.



Tout se passe souvent comme si l’on considérait que les exploités n’exploitent personne, comme si les victimes du racisme ne sont jamais racistes elles-mêmes (ce qui explique pourtant bien des conflits africains…) et ainsi de suite. Chacun de nous a sa part, d’importance inégale bien sûr, dans les incohérences et les malformations de notre société.



Encore faut-il savoir, aussi, comment s’indigner. Et contre qui. Il fut un temps où l’on pouvait désigner le responsable d’une injustice : un mauvais professeur, un patron, un seigneur, un « petit chef ». Ce qui est encore possible dans certains cas. Mais la crise actuelle ? Chacun peut toujours mettre en cause, selon ses orientations, les marchés, les institutions internationales, le personnel politique. Mais nombre de dirigeants peuvent rétorquer qu’ils n’ont pas vraiment le choix, qu’ils sont pris dans un système rendu de plus en plus complexe par la mondialisation. Ce qui est parfois un prétexte : ainsi notre gauche offre-t-elle davantage le spectacle des ambitions rivales que la production d’idées vraiment neuves et efficaces ; ainsi notre droite, qui vient de se partager les places autrement, comme dans un jeu de « chaises musicales » (inférieures en nombre à celui des danseurs qui doivent trouver une place assise), une droite qui parle plus volontiers de « réformes » qu’elle ne les réalise. Mais la gauche comme la droite peuvent arguer de l’originalité, des aspects inédits de la crise actuelle.



Les citoyens doivent aussi s’interroger. Pourquoi les syndicats éprouvent-ils autant de peine à recruter et à former des militants ? Pourquoi les partis politiques sont-ils surtout composés d’élus, davantage, dans certaines villes, que d’adhérents ? Pourquoi des associations, nombreuses, naissent-elles souvent pour dénoncer une situation, une faiblesse des pouvoirs publics, et s’étiolent, disparaissent, par lassitude des membres actifs trop peu nombreux. Ou parce qu’il leur apparaît trop difficile d’agir. Et, dans le meilleur des cas, parce que l’objectif est atteint.



Or, le meilleur des cas existe. Parce que des gens se sont dévoués, donnés. Parce qu’ils ont construit, réformé, aménagé. Parce qu’ils se sont, en somme, d’abord indignés contre eux-mêmes, leur égoïsme ou leur apathie.



Il est facile évidemment de se considérer personnellement comme innocent, de se juger totalement étranger à l’existence des injustices. (…) Les citoyens doivent aussi s’interroger.



Photo (Jacques Duquesne) : D.R.