En 1942, quand le poète Juif Layser Aychenrand s’est échappé d’un train de déportés pour Auschwitz et est arrivé sans papiers à Annemasse sur la frontière suisse, le douanier lui a demandé son âge. Il a répondu : « J’ai deux mille ans… » Lorsqu’il parlait de ce sujet, Simon Wiesenthal expliquait que, depuis deux mille ans, aucun peuple ne fut persécuté ou n’affronta la mort aussi souvent que les juifs. Simon Wiesenthal, né le 31 décembre 1908, dans une famille de marchands juifs, à Buczacsn une petite ville de Galicie, se destinait avant guerre à l’architecture. Et, comme tous les Juifs de sa génération, sa vie fut profondément bouleversée par la guerre. Le 6 juillet 1941, il est arrêté par les Allemands. Le jeune homme est interné, pendant presque quatre ans, dans le Camp de Belzec, à Solingen, au camp de Plaszow, en Pologne, puis envoyé à Gross Rosen, en Allemagne, à Buchenwald et à Mauthausen. Lorsque le camp de Mauthausen est libéré le 5 mai 1945 par les américains, Simon, qui a survécu à douze camps nazis, n’est plus qu’un squelette. Mais il a déjà une liste à présenter aux américains, 91 noms de tortionnaires nazis qu’il s’est bien juré de ne pas oublier. Dans les années 90, Simon Wiesenthal m’avait raconté qu’il lui était apparu presque instinctivement qu’il devait poursuivre les criminels pour montrer ce que l’homme est capable de faire à l’homme et parce qu’il n’est pas de plus grande faute que l’oubli. Dans un de ses ouvrages, Le livre de la mémoire juive (Robert Laffont, 1986) Simon Wiesenthal rapporte ce témoignage. En 1947, il assiste au procès de Nuremberg. Un responsable SS, témoin clé de l’accusation, lui parla d’une conversation qui avait eu lieu au club réservé aux gradés SS à Budapest en automne 44, peu avant le départ de la Hongrie des troupes nazies. Adolf Eichmann -le planificateur de la solution finale, découvert par Simon Wiesenthal en Argentine, en 1953, enlevé par les Israéliens en 1960, jugé et pendu le 31 mai 1962 en Israël- s’entretenait avec plusieurs officiers SS. L’un d’eux demanda combien de Juifs avaient été tués. Eichmann répondit « 5 millions environ ». Alors un autre SS de haut rang, qui ne se faisait aucune illusion sur la fin prochaine de la guerre et ses conséquences, demanda : « Que se passera-t-il si le monde pose des questions sur ces millions de morts ? Eichmann répliqua « 100 morts c’est une catastrophe, 1 million, c’est une statistique et rien d’autre ». Avec ce témoignage, Simon Wiesenthal comprit que les millions de victimes pouvaient disparaître (une seconde fois) dans l’abstraction des statistiques. En ce cas, pour les enfants et les petits enfants nés après la guerre, les millions de victimes ne seraient plus qu’une statistique parce qu’ils ne pourraient appréhender cette histoire, parce que ce chiffre défie notre imagination. C’est pour cette raison -me semble t-il- que ce petit homme au visage creusé et frêle a traqué les criminels nazis avec une persévérance hors du commun. Sa fragilité physique était telle qu’on avait peine à l’imaginer se mesurer aux criminels de guerre qu’il poursuivait. Et pourtant, cet homme méticuleux et soigneux, reconstituait dans ses modestes bureaux de Linz puis de Vienne dès 1962 (le centre d’information et de documentation sur les criminels nazis), les pièces d’un immense puzzle : le puzzle de la mort. Petit à petit, il prit contact avec plus de 100.000 survivants de la Shoah ; il cherchait des photos, des archives, toutes les pièces compromettantes. Il recueillait les témoignages des rescapés et il accumulait au fil des années des milliers de fiches (près de 120.000) sur les bourreaux afin qu’ils soient jugés et condamnés. Mais, l’homme était seul. En 1948, l’heure était à la guerre froide et les américains comme les russes utilisaient des nazis ; un grand nombre d’entre eux avaient par ailleurs quitté l’Allemagne ou l’Autriche, grâce à la complicité de réseaux ou d’Etats et ils vivaient tranquillement en Amérique du Sud, au Canada, aux Etats-Unis, en Australie, dans les pays arabes, notamment la Syrie et l’Egypte. De plus, juger les criminels de guerre n’était la priorité de personne. Il dû frapper à toutes les portes, faire preuve de patience. Simon Wiesenthal c’était cela, l’empêcheur de tourner en rond, l’homme qui agissait pour que la justice soit rendue, et qu’aucun criminel -d’Adolf Eichmann à la surveillante d’un camp de concentration- n’échappe aux mailles du filet et ne puisse dormir en paix. Celui que l’on a appelé -à tort- le chasseur de nazis n’avait pourtant aucune haine, il n’agissait pas par vengeance, il ne les poursuivait pas avec un pistolet prêt à pointer sur la tempe de criminels. Il se battait contre l’oubli, l’indifférence générale et pour la justice.