Tribune
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Publié le 7 Octobre 2010

Copernic, leçons à tirer de l’histoire - Irwin Cotler, Synagogue rue Copernic,Paris, le 3 octobre 2010

Je suis honoré de participer à la cause commune qui nous rassemble ici aujourd’hui– la lutte contre la haine, contre l’antisémitisme, contre le terrorisme, contre l’impunité, contre l’indifférence – qui s’insère dans le grand combat pour la justice et la dignité humaine.



Je me souviens d’un enseignement crucial que mes parents m’ont donné – et qui est tout-à-fait approprié à l’occasion : mon père me répétait souvent : la quête de la justice est plus importante que tous les commandements réunis– et cette notion doit être transmise de génération en génération.
Et ma mère y allait toujours d’un ajout important. Comme elle le disait : si tu veux t’engager dans la quête de la justice, tu dois être conscient, tu dois sentir, ressentir l’injustice; autrement, la quête de la justice n’est qu’une notion théorique, un principe abstrait.
Nous nous réunissons à un moment historique de souvenir et de remémoration, un moment de témoignage, et de mise en garde :
dans la foulée du soixante-quinzième (75e) anniversaire de le promulgation des Lois raciales de Nuremberg – de la mise en œuvre du racisme en tant que loi en Allemagne; de la légalisation de l’antisémitisme;
à l’occasion du soixante-dixième (70e) anniversaire de l’adoption de la Lois de Vichy qui ont érigé l’antisémitisme au statut de loi en France;
à la veille du soixantième (60e) anniversaire de l’entrée en vigueur de la Convention sur le génocide de l’ONU – la « Convention ‘plus jamais’ » – qui a été violée encore et encore.
Et, bien sûr, à l’occasion du trentième (30e) anniversaire de l’attentat de la rue Copernic, tragique événement que nous commémorons aujourd’hui.
Et, donc, en cet anniversaire, ô combien important – du devoir de se souvenir, de la responsabilité de prévenir et de l’obligation d’agir –, nous devons nous demander ce que nous avons appris et ce que nous devons faire.
Comme l’a très bien exprimé Sören Kierkegaard, « On ne peut comprendre la vie qu'en regardant en arrière; on ne peut la vivre qu'en regardant en avant. » Je voudrais donc brièvement revisiter le passé à la lumière des événements historiques que je viens de citer, et partager avec vous quelques leçons à en tirer.
La première leçon durable de l’Holocauste et des génocides qui ont suivi, de Srebrenica au Rwanda, et au Darfour, est qu’ils ont été rendus possibles non seulement à cause de l’industrie de la mort, mais aussi à cause de la haine promue par l’État.
Comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada, et les tribunaux pénaux internationaux pour l’ancienne Yougoslavie et le Rwanda, l’Holocauste n’a pas commencé dans les chambres à gaz – il commencé avec des mots. Pour citer la Cour suprême du Canada, « L'horreur du génocide qu'était l'Holocauste a été rendue possible par l'incitation délibérée à la haine contre les juifs et d'autres minorités. ». Selon la Cour, c’est là « la réalité concrète et horrifiante de l'Histoire. »
Or, nous sommes témoins aujourd’hui, une fois de plus, d’une incitation à la haine et au génocide sanctionnée par l’État, qui a pour épicentre l’Iran d’Ahmadinejad – et je fais la différence entre le président Ahmadinejad et les Iraniens, qui sont eux-mêmes l’objet d’une répression intérieure massive.



Nous sommes aujourd’hui témoins de la convergence toxique de la promotion du crimes le plus odieux, soit le génocide, enchâssé dans la haine la plus virulente, soit l'antisémitisme, symbolisée par la parade dans les rues de Téhéran d'un missile Shahab-3 sur lequel on pouvait lire « Rayons Israël de la carte », avertissant les musulmans qui reconnaissent l’existence d’Israël qu'ils vont brûler dans l'oumma de l'Islam, et où le président Ahmadinejad nie la réalité de l’Holocauste alors qu’il lance un appel à un nouvel holocauste au Moyen-Orient.



Soyons clairs : Iran a déjà commis crime d’incitation au génocide, prohibé par la Convention sur le génocide. Prendre des mesures pour éviter qu’il se produise, comme nous y exhorte la Convention sur le génocide, n’est pas une option stratégique, mais une obligation légale internationale de la plus haute importance. Ahmadinejad ne devrait pas être le bienvenu aux Nations Unies. En fait, sa place est sur le banc des accusés.
La deuxième leçon est celle des dangers de l’indifférence et des conséquences de l’inaction. Car l’Holocauste et les génocides qui ont suivi se sont produits non seulement à cause de la culture de la haine sanctionnée par l’État, mais aussi à cause de crimes d’indifférence et de conspirations du silence. Ce qui rend le génocide rwandais si horrible, c’est non seulement l’horreur du génocide, mais le fait qu’il était évitable. Nul ne peut dire que nous ne savions pas, car nous savions, mais nous n’avons rien fait. Tout comme nul ne peut dire que nous ne savons pas ce qui se passe au Darfour. Nous savons, mais nous ne faisons rien pour protéger les victimes – nous ne tenons aucun compte des leçons de l’histoire.
Là encore, comme nous le rappelle Elie Wiesel, l’indifférence et l’inaction reviennent toujours à se ranger du côté du bourreau, jamais du côté de la victime. Soyons clairs : se montrer indifférent devant le mal revient non seulement à y donner son assentiment, mais aussi à s’en faire complice.
La troisième leçon est celle du danger d’une culture de l’impunité. Si le siècle dernier était celui des atrocités, c’était aussi celui de l’impunité. Peu d’auteurs de ces crimes ont été traduits en justice. Tout comme il ne saurait y avoir de sanctuaire pour la haine ou de refuge pour le sectarisme, il ne peut y avoir d’asile pour les criminels de guerre et pour les auteurs du pire des crimes contre l’humanité.
En exemple d’une culture de l’impunité de nos jours, la justice argentine a statué que les dirigeants iraniens – Ahmad Vahidi compris – étaient responsables de la planification et de la perpétration de la pire atrocité terroriste commise en Argentine depuis la Deuxième Guerre mondiale, à savoir l’attentat à la bombe contre le centre communautaire juif (l’AMIA) en 1994, où 85 personnes ont trouvé la mort et 300 ont été blessées. Pourtant, ce même Ahmad Vahidi – sous mandat d’arrêt d’INTERPOL – a été nommé ministre de la Défense de l’Iran et chargé de superviser le programme d’armement nucléaire de ce pays.
La quatrième leçon traite du danger de l’antisémitisme.
Si l’Holocauste est le paradigme du mal extrême, l’antisémitisme est le paradigme de la haine extrême.
Au fond, la thèse que j'entends démontrer aujourd'hui est la suivante: nous assistons de nos jours à l'émergence d'un antisémitisme nouveau, sophistiqué, mondialiste, virulent et même mortel qui rappelle le climat des années 1930 et qui est sans parallèle ni précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
En effet, c'est cette pandémie de l'antisémitisme, comme on l'a appelée, qui a amené le lauréat Nobel de la Elie Wiesel, homme ordinairement de grande retenue, à déclarer récemment, et je cite:
J'aimerais vous faire part du sentiment d'urgence que l'antisémitisme éveille en nous et nous impose. Je dois vous avouer que je ne me suis pas senti comme je me sens maintenant depuis 1945. Je pense que nous avons des raisons d'être inquiets et même d'avoir peur... Le moment est venu de mobiliser les efforts de l'humanité entière.
Cette émergence et cette intensification de l'antisémitisme qui ont inspiré la déclaration inquiète d'Elie Wiesel ont amené 125 parlementaires de plus de 40 pays à assister à la conférence historique de Londres, en février 2009, qui a vu la fondation de la Coalition interparlementaire de lutte contre l'antisémitisme et qui a abouti à l'adoption de la Déclaration de Londres sur la lutte contre l'antisémitisme.
Je recommande à tous les parlementaires et au public français, pour ne nommer que ceux-là, la lecture de ce document, l'un des textes de base les plus importants dont nous disposions pour comprendre et même combattre l'antisémitisme.
Comme il est écrit à la fin de la Déclaration même de Londres, et je cite:
Nous sommes alarmés par la résurrection du langage antique des préjugés et de ses manifestations modernes — dans la rhétorique et les actions politiques — contre les Juifs, la croyance et les dirigeants juifs et contre l'État d'Israël.
Le moment est venu non seulement de sonner l'alarme, mais d'agir, car l'histoire nous l'a trop bien démontré: ça commence par les Juifs, mais ça ne s'arrête jamais à eux. L'antisémitisme est le canari dans le puits de la mine du mal, et il nous menace tous.
La cinquième leçon vise le terrorisme raciste contre les Juifs.
Il est ici question d’incitations à la violence et au terrorisme visant les Juifs comme cibles d’actes de terrorisme international. Les attaques terroristes commises en Israël dans l’année ayant précédé le 11 septembre – ciblant des écoles, des synagogues, des quartiers résidentiels, des autobus, et des restaurants juifs- ne furent pas prises en compte par la communauté internationale, bien qu’elles aient fait beaucoup plus de victimes – en fait, six (6) fois plus – que le 11 septembre, proportionnellement au nombre d’habitants respectifs.
D’ailleurs, l’ « inventaire » des attentats terroristes dans le monde de l’après-11 septembre – à Bali, à Madrid, et à Londres – et l’ « inventaire » des victimes du terrorisme tendaient à minimiser, voire à ignorer, la dimension spécifique du terrorisme antisémite.
Cela a eu pour effet de laisser l’impression choquante que ces actes terroristes commis contre des Juifs n’étaient pas considérés comme des actes terroristes, ou que les victimes juives des ces attentats n’étaient par réellement des victimes.
La sixième leçon à tirer de l’Holocauste est qu’il a pu se produire non seulement à cause de la « bureaucratisation du génocide », comme l’a dit Robert Lifton, mais aussi à cause de la trahison des clercs – de la complicité des élites – médecins, dirigeants de l’Église, juges, avocats, ingénieurs, architectes, éducateurs, et ainsi de suite. Les crimes de l’Holocauste étaient donc aussi les crimes des élites de Nuremberg.
Il suffit, en fait, de lire le livre de Gerhard Muller « La Justice d’Hitler » pour apprécier la complicité et la criminalité des juges et des avocats, ou de lire le livre de Robert-Jan van Pelt sur l’architecture d’Auschwitz, pour découvrir avec épouvante que des ingénieurs et des architectes ont participé jusque dans les moindres détails à la conception des camps de la mort. Les crimes de l’Holocauste étaient donc aussi les crimes des élites de Nuremberg.
Il nous incombe donc de dire la vérité aux élites, et de les tenir pour responsables de cette vérité.
La septième leçon est celle du danger de la vulnérabilité des plus démunis et de l’impuissance des populations vulnérables, comme en témoigne le tri opéré en d’autres temps au nom de l’hygiène raciale nazie – les lois de stérilisation, les lois raciales de Nuremberg et le programme d’euthanasie – et visait ceux « dont la vie ne méritait pas d’être vécue ».
Il est de notre responsabilité à tous, en tant que citoyens du monde, de donner une voix à ceux qui n’en ont pas, de faire en sorte que ceux qui ne le peuvent pas puissent agir, que l’on parle des handicapés, des pauvres, des personnes âgées, des femmes victimes de violence ou des enfants brutalisés, qui sont les plus vulnérables d’entre tous. En fait, la leçon la plus importante sans doute pour moi en matière de droits de la personne, c’est ma fille, qui avait alors 15 ans, qui me l’a donnée en me disant : « Papa, si tu veux connaître le vrai critère par rapport aux droits de la personne, demande-toi toujours, dans n’importe quelle situation, où que ce soit dans le monde, 'est-ce que c’est bien pour les enfants? Est-ce que ce qui se passe est bon pour les enfants?' C’est cela, papa, le vrai critère des droits de la personne. »
Conclusion
Pour conclure, je fais le vœu que ce rassemblement aujourd’hui ne soit pas seulement l’occasion de nous souvenir, de tirer des leçons, mais qu’il soit surtout un rappel que ces leçons ne doivent pas rester lettre morte, car il est de notre responsabilité de parler, et d’agir; de protéger, et de prévenir.
Ainsi donc, nous devons nous remémorer. Ainsi, nous devons nous engager :
À ne plus jamais rester indifférent devant l’incitation et la haine;
À ne plus jamais demeurer silencieux face au mal;
À ne plus jamais être indulgent à l’égard du racisme et de l’antisémitisme;
À ne plus jamais fermer les yeux face au désespoir des plus vulnérables; et
À ne plus jamais demeurer insensible aux atrocités de masse et à l’impunité.



Photo : D.R.