Tribune
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Publié le 9 Mars 2007

Dangereux sondages

Depuis que le CRAN[1] a rendu public un sondage sur les noirs de France et leurs sentiments face au racisme, on entend et on lit beaucoup de discours visant à exiger ou au contraire condamner de telles statistiques « ethniques ». Dans le même temps, un grand silence entoure les divers ouvrages ou articles de la presse quotidienne ou hebdomadaire parus ces derniers mois pointant trop souvent le « vote juif ».


Les Juifs seraient, nous dit-on, de plus en plus séduits par la droite. On leur a d’abord prêté une attirance pour de Villiers, avant de suggérer aujourd’hui que Sarkozy serait le « candidat des Juifs communautaires ». Qu’est-ce qu’un Juif « communautaire » ? Et demande-t-on à ceux qui sont ainsi définis s’ils se reconnaissent dans ce titre ? Il semble que bien souvent dans l’esprit de ceux qui utilisent cette expression, il suffit de se dire concerné par Israël pour être ainsi qualifié, quand on n’est pas tout bonnement affublé avant toute analyse du qualificatif « extrémiste »[2]. Et peu importe qu’on n’ait jamais mis les pieds dans une synagogue, qu’on n’ait jamais adhéré à aucune association culturelle ou cultuelle ou qu’on ait toute sa vie voté socialiste et milité dans des associations prônant la laïcité et les droits de l’Homme !
L’article de Marianne daté du 16 février 2007 mettant en scène un prétendu vote des "Juifs communautaires" - parmi lesquels sont enrôlés y compris les Juifs de Kippour (autant dire que pour l'auteur tout Juif qui ne renie pas son judaïsme devient alors « communautaire ») illustre parfaitement ce propos. Selon cet article, les Juifs auraient choisi Sarkozy. La preuve ? Quelques témoignages, une vague impression et une étude réalisée par l’IFOP il y a plusieurs mois (quand les candidats n'étaient pas encore officiellement connus) à partir de divers sondages réalisés par la méthode des quotas et portant en tout sur 11200 Français. Outre la date déjà ancienne de cette étude, les Juifs - ainsi que le note fort justement un lecteur dans un courrier publié dans l’édition du 3 mars du même journal - représentent moins de 1% de la population française. Cette étude s’appuie donc selon ce lecteur tout au plus sur 112 réponses. Cela à condition bien sûr que les quotas appliqués à la population française soient valables pour la population juive. Ajoutons qu’il faudrait aussi que tous les Juifs de cet échantillon « parfait » aient accepté de donner leur religion et qu’ils aient tous accepté de répondre à la question sur leur vote. Dans la pratique, c’est fort improbable.
D’autant que, si l’on en croit l’étude publiée par le dernier numéro de La Vie, ceux qui se considèrent effectivement comme Juifs ne seraient que 0,6%, ce qui réduit déjà à environ 60 le nombre de Juifs dans un échantillon « parfait » de 10000 français, chiffre qu’il faudrait encore réduire compte tenu du nombre de ceux qui refusent de répondre à la question. Selon les derniers sondages publiés plus de 40% des électeurs sont encore indécis. On a du mal à croire qu’il en serait autrement pour les Juifs. Finalement, compte tenu de ce que l’on sait aussi des structures du judaïsme français[3], on peut sans crainte de se tromper avancer qu’ils sont sous représentés ou en tout cas représentés de façon non conforme dans un sondage qui s'appuie sur les structures géographiques et socioprofessionnelles de la population française. Sous représentation probable et non réponses se cumulant, on peut en fait en déduire que les pourcentages annoncés ne reposent même pas sur 112 réponses, mais de façon plus probable sur au plus 30 ou 40 réponses. Autrement dit, une représentativité statistique douteuse avec une marge d'erreur énorme. D’autant que, comme le souligne si bien l’article, les différences liées à la religion peuvent en recouvrir d’autres liées au statut professionnel au à l’habitat dans une configuration où les faibles nombres empêchent toute comparaison « toutes choses égales par ailleurs », c’est à dire en croisant deux ou trois facteurs.
Pourquoi alors en faire la substance de tout un article ? Pourquoi cet intérêt sans cesse renouvelé pour ce monstre du Loch Ness qu’est le prétendu "vote juif"? Après tout, cette même étude de l’IFOP, comme d'autres, donne aussi probablement des indications sur le vote des femmes, des musulmans ou des catholiques, sur celui des commerçants, des ouvriers ou des agriculteurs, catégories au moins aussi intéressantes du point de vue sociologique, et bien plus pertinentes du point de vue de l’influence possible de leur vote sur le résultat final des élections. Un article sur le vote particulier de ces catégories-là serait-il moins "vendeur"?
Ce dossier de Marianne nous fournit une illustration de ce qui pourrait être le pire dans le mauvais usage de sondages ethniques biaisés : la stigmatisation de toute une population. Il est en effet complété par un encart dans lequel on peut lire cette accusation qui relève du fantasme[4] : « Durant cette décennie, les dirigeants communautaires juifs - pour la plupart acquis à la cause de Sarkozy - ont commis une faute majeure: accréditer l'idée d'un affrontement sociopolitique entre juifs de France et musulmans de France ». Ce réquisitoire lui-même reprenant à peu de choses près ce que suggérait déjà une brève en page 12 qui interprète la mobilisation du CRIF contre l’Iran comme une « demande de guerre ». Dans le cas présent, la réunion du sondage « ethnique » et de ces deux articles peut – que la rédaction du journal l’ait calculé ou non – se lire ainsi : « Les Juifs (tous ou presque "communautaires" à un titre ou à un autre dès lors qu’ils défendent Israël) et leurs représentants sont des fauteurs de guerre »!
Ce genre d’article, reposant plus sur des présupposés que sur des réalités prouvées montre à quel point la question des statistiques ethniques est un problème complexe. C’est en tout cas une question trop délicate pour être traitée en quelques phrases ou à coup de pétitions.
Elles seraient certainement utiles et même nécessaires pour accroître les connaissances et éviter les fantasmes qui reposent sur les impressions, l’ignorance ou la malveillance, à condition bien sûr de les entourer de toutes les précautions pour éviter le fichage des individus. Il serait sans nul doute intéressant de savoir, toutes choses égales par ailleurs, quelle est la part réelle de la couleur de leur peau dans les difficultés d’intégration que rencontrent les jeunes de banlieue, comme il serait intéressant de savoir la part du facteur communautaire dans le choix d’un candidat à la présidence. Mais l’utilisation possible de ces statistiques est inquiétante, que ce soit dans le cadre d’un système institutionnalisé de discriminations (même si celle-ci s’intitule positive), pour promouvoir des explications totalisantes du monde - la seule variable ethnique venant alors remplacer toutes les autres (par exemple, niveau d’études, nationalité, ancienneté de la migration, possession de la langue, structure familiale…) pour expliquer par exemple les difficultés d’intégration d’un groupe - ou pour stigmatiser une catégorie particulière.

Anne Lifshitz-Krams




[1] Conseil Représentatif des Associations Noires.
[2] Un concept largement forgé ad hoc, puisque à l’inverse, ceux qui, même très religieux, fréquentant assidûment depuis de nombreuses années des institutions juives, membres fondateurs de groupes se désignant eux-mêmes comme « Juifs », mais s’étant fait remarquer par leur discours anti-israélien, sont exemptés de ce qualificatif.
[3] Selon l’étude réalisée en 2002 par Erik Cohen pour le FSJU : ils se distinguent pour la plupart des critères : par la localisation géographique – 75% sont domiciliés dans 9 départements -, la répartition par âges – une proportion un peu plus faible de 20-64 ans -, le niveau d’éducation – 34% ont un niveau inférieur au bac pour 71% dans la population totale, 31% ont au moins bac+4 contre 9% -, ou le statut socioprofessionnel – peu d’ouvriers et beaucoup de cadres supérieurs ou professions libérales.
[4] Et étant donné qu’il s’agit d’une « décennie », la direction actuelle du CRIF qui est probablement ici visée ne devrait pas être le seule à s’en offusquer, mais tous ceux qui en ont été membres depuis 1997 ou qui dirigent des institutions comme les Consistoires ou l’Alliance Israélite. Et ne parlons pas de tous ceux qui participent aux commissions diverses de relations avec les musulmans….