Tribune
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Publié le 17 Mai 2006

Du crime de masse à l’oubli *

Le Grand Orient de France organise les 20 et 21 mai 2006 un colloque international « De Nuremberg à La Haye : Juger le crime contre l’humanité », qui aborde tous les enjeux politiques, historiques et philosophiques du crime de masse (1). Nous reproduisons ci-après le texte de Marc Knobel qui est publié dans la revue du GOF à l’occasion de ce colloque, dont le CRIF est partenaire (2).


Les camps que nous visitons aujourd’hui témoignent de la souffrance infinie de millions d'enfants, de femmes et d'hommes de tous âges : les blocs, les voies, les portes, les rails, les embranchements de voie ferrée, le plafond effondré d’une chambre à gaz, les ruines d’un crématoire, l’intérieur d’un crématoire, les escaliers menant à un crématoire, des photographies prises par les SS, des fragments du camp, des cheveux, des Taleths retrouvés après la libération du camp, des objets pris sur les victimes (pièces, montres, cuillères, miroirs, boites, nounours d’enfants), des bagages, des valises, des installations pour le nettoyage et la désinfection des vêtements, des vêtements d’enfants, de femmes, d’hommes, de vieillards, des restes métalliques, des latrines situées dans les baraques en bois de Birkenau, un gibet sur lequel ont été exécutés des prisonniers, un chevalet sur lequel on exécutait la punition du fouet, les clôtures électrifiées, un chariot pour le transport de corps, des tours de guet, des photos personnelles, des photos de famille apportées dans le camp par les juifs, les vitrines…
Mais les cheveux, les chaussures, les valises disent sans dire. Qu’est ce que ces objets nous apprennent vraiment et précisément sur l’histoire des gens qui leur ont autrefois donné vie ? Que savons-nous d’eux ? Rien, puisqu’ils sont morts, puisqu’on ne les voit pas. Les monceaux de cheveux de femmes tondues, les brosses à dents, les prothèses de jambes et de bras, les lunettes, les assiettes. Mais des cheveux sans tête, des lentilles ou des lunettes sans yeux, des prothèses sans jambes, des chaussures sans pieds, alors que ces camps enfermaient des innocents triés, tatoués, frappés, affamés, torturés, fusillés, pendus, gazés et réduits en cendres.
De l'histoire ancienne, entend-on ici ou là, sans doute au nom de ce « devoir d'oubli » qui séduit de plus en plus de consciences fatiguées par la leçon d'Auschwitz, par la veille perpétuelle que nous impose la persévérance vertigineuse du mal. Le génocide arménien? Pas reconnu et nié par de bonnes âmes qui dorment bien la nuit ! Les massacres de masse dans le Cambodge de Pol Pot? Si loin! Le Rwanda? Trop compliqué! Et le tout se déroule dans un climat vicié : le racisme, l’antisémitisme s'étalent largement, démesurément, avec leur lot d'insultes, de discriminations, de coups et/ou de crimes. Comme on oublie les victimes, on laisse faire et passer, par indifférence, voire par corruption, toutes les saloperies du monde.
Ces dernières semaines, un ami m’a livré ce commentaire « jamais l’Homme ne sera aussi méticuleux, jamais l’Homme ne sera aussi performant, que lorsqu’il tue impunément les siens, les autres et encore tant d’autres, jusqu’à plus soif de sang. » Et, en le citant, je me souviens de cette réflexion de Sylvie Umubiieyi, une jeune femme rwandaise tutsie, assistante sociale à Nyamata : « Les Blancs n’ont jamais voulu ouvrir les deux yeux sur le génocide... les journalistes, ils regardaient mais il ne voyaient que les événements remarquables... et finalement, ils ont complètement oublié les rescapés des massacres ». Comme je pense aussi à Yolande Amina, rescapée du génocide Rwandais, qui passe son temps à dénoncer l'apathie de la communauté internationale, pour se reconstruire, pour que l'on n'oublie pas les morts : « La seule chose que je veux c'est que là où ils sont, mes enfants, mon mari, mes parents sachent que si je suis restée en vie, j'ai rempli ma mission. Je me bats pour les enfants et les mères africaines. Les larmes que je verse tous les jours devraient suffire pour que les femmes africaines ne pleurent plus. Nous qui avons survécu, n'acceptons pas que nos morts disparaissent C'est pour cela qu'il faut qu'on en parle, qu'on les fasse vivre. Ce serait triste de laisser tous ces méchants les tuer dans notre mémoire. C'est cela aussi le rôle de la mémoire. Faire vivre le plus longtemps possible les victimes pour protéger nos générations. Et je suis fâchée contre les Africains qui n'ont rien compris. Il ne faut pas que ces victimes soient mortes pour rien. On peut me tuer, on ne tuera pas mes actions, ni mes livres. Des générations vont en parler, ils auront des références. J'ai posé des jalons sur lesquels ils peuvent reconstruire. On ne tue pas la vérité. Je n'ai pas peur de mourir. J'ai peur de ne pas dire la vérité et de ne pas rester digne pour les Africains. »

« Il n’y a pas de mots pour décrire l’outrage subi, cette destruction de l’homme ».
Mais il y a des mots pour dire que nous nous lèverons contre la barbarie. Il y a des mots pour dire que nous lui résisterons. Il y a des mots pour dire que nous nous comporterons en Homme, respectueux de son prochain. Il y a des mots pour crier, pour se révolter et pour résister. Il y a des mots pour se rappeler au silence du monde. N’est ce pas cela au fond, l’une des leçons d’Auschwitz ?
MK
Notes :
1) Ce texte est publié dans la revue du Grand Orient de France. Le colloque du GOF se tiendra les 20 et 21 mai 2006, au GOF, 16, rue Cadet, dans le 9ème arrondissement de Paris. Pour s’inscrire : 01.45.23.74.96.
Les intervenants sont :
Patrick Baudouin : Avocat, Président d’Honneur de la Fédération Internationale des Ligues de Droits de l’Homme
Gérard Boulanger : Avocat, Président de la Ligue des Droits de l’homme de Gironde
Catherine Coquio : Professeur de littérature comparée, Présidente de l'Association Internationale de Recherche sur les Crimes contre l'Humanité et les Génocides
Claude Gueydan : Maître de conférences à la Faculté de Droit d’Aix - Marseille
Claude Jorda : Ancien Président du Tribunal International pour l’ex-Yougoslavie
Marc Robert : Procureur Général prés de la Cour d’Appel de Rioms
Denis Salas : Maître de conférences à l'Ecole Nationale de la Magistrature
Jacques Semelin : Directeur de Recherches CERI/CNRS, Centre d'Etudes et de Recherches Internationales
Yves Ternon : Docteur en Histoire (Sorbonne Paris IV), H.D.R. (Montpellier III)
Michel Tubiana : Avocat, Président d’Honneur de la Ligue des Droits de l’Homme
Arnaud Vaulerin : Journaliste et écrivain
Alain Vernet : Psychologue clinicien. Expert auprès de la Cour d’Appel de Bourges
Michel Zaoui : Avocat à la Cour d'appel de Paris, il a été l'un des défenseur des parties civiles au nom des familles de déportés, dans les procès Barbie, Touvier et Papon.
2) Le Comité Scientifique était chargé de la sélection des intervenants et du choix du compte tenu du Colloque.
Président : Jean-Marie Matisson
Membres du Comité Scientifique :
- Guy Agopian
- Gérard Boulanger
- Laurent Delord
- Claude Gueydan
- Alain Hamond
- Marc Knobel
- Alain Kremenetzki
- Lajos Nagy
- Nathalie Mallard
- Yannick Michel
- Jean Moreau
- Jean-Michel Quillardet
- Jean-Robert Ragache
- Jean-Pierre Robillot
- Jacques Servia
- Michel Tubiana
- Claude Vaillant
- Alain Vernet
- Claude Villers
Partenaires :
- Cercle Mémoire et Vigilance
- Europe et Mémoire
- Conseil Représentatif des Institutions juives de France
- Ligue des Droits de l'Homme
- Fondation du Grand Orient de France