Tribune
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Publié le 6 Août 2004

Et si il fallait au contraire enseigner un peu moins la Shoah…

…. Et un peu plus les 2000 ans d’histoire des juifs et de l’antisémitisme qui l’ont permis ?



Lors de la conférence de presse tenue en décembre 2003 par le porte-parole du gouvernement français à l’issue de la première session du Comité Interministériel pour la Lutte Contre le Racisme et l’Antisémitisme, il recommandait plus d’enseignement de la Shoah, comme outil principal de lutte contre la montée de l’antisémitisme.

Proposer de diminuer l’enseignement de la Shoah peut alors paraître provocateur. Peut-être devrait-on dire qu’il faudrait « mieux l’enseigner », pas seulement dans ses résultats (l’extermination des Juifs), pas comme un phénomène unique sans « avant » ni « après », mais de façon contextualisée, comme un phénomène social n’ayant pu se produire qu’à cause de l’imprégnation de représentations multiséculaires du Juif dans notre société et du fait de la perméabilité de la société de l’époque à des discours diabolisant du juif.

Car le grand tort de l’enseignement dans les établissements scolaires est une présentation de l’histoire, qui reste malgré tout chronologique, comme une suite d’ « instantanés » sans liens entre eux, ne proposant que rarement une inscription sur la longue durée des phénomènes sociaux. Dans ce cadre, la vision scolaire de l’antisémitisme ne retient comme phénomènes pertinents que ces « instantanés » : l’affaire Dreyfus et la « Shoah » (l’antisémitisme est à peine évoqué dans les manuels à propos de l’Inquisition). Cette présentation conforte nécessairement certains discours actuels qui affirment qu’il n’y a pas d’antisémitisme aujourd’hui, car il n’y aurait de vrai antisémitisme qu’exterminateur, ce qui permet par exemple à un ministre libanais (dépêche AFP du 5 août) d’affirmer qu’il n’y a rien d’antisémite dans un feuilleton où l’on voit en gros plan des Juifs égorger un enfant pour fabriquer la matza. Ce qui autorise aussi aujourd’hui de détourner le vocabulaire de la Shoah à l’usage de la cause palestinienne.

Qui en effet, à part les spécialistes, sait par exemple que le ghetto de Rome n’a été ouvert qu’en 1870 en même temps qu’ont été abolies les mesures discriminatoires contre les Juifs de cette ville ? Qui sait aussi que c’est cette même année qu’ont été levées les dernières discriminations en Grande Bretagne ? Qui sait que les Juifs ne sont devenus citoyens de Roumanie qu’en 1919 ? Qui sait qu’en Russie, ils étaient assignés à résidence dans une zone dont ils ne pouvaient sortir ? Qui sait que jusqu’à la colonisation, les Juifs sont dans les pays musulmans relégués dans des quartiers spéciaux, obligés de porter des signes distinctifs et se voient interdire certaines professions ou la possession d’esclaves ? Qui sait qu’au XVIIIe siècle il n’y avait pas plus d’une centaine de familles juives à Bordeaux - dont une dizaine d’armateurs - une goutte d’eau en regard des millions de Juifs maintenus dans les ghettos.

Cette même ignorance s’applique à l’histoire de l’esclavage : de quand date l’esclavage, qui étaient les esclaves, qui a fait du trafic, qui en a profité, où l’esclavage perdure-t-il aujourd’hui etc ? Peu de gens le savent. Qui sait en effet qu’avant d’être un trafic international, l’esclavage a été un effet de la hiérarchisation interne des sociétés due à leur sédentarisation, en Europe comme en Afrique ? Qui sait qu’il a aussi été un mode « normal » de domination des populations vaincues ? Qui sait que le mot « esclave » provient de la vente aux arabes par des marchands chrétiens de Venise de païens de langue slave ? Qui sait que du IXe siècle au XIXe siècle au moins, l’économie des pays arabes ne subsistait que grâce à ces esclaves européens ou africains souvent mutilés ou castrés et qu’on évalue à 4 million le nombre d’Européens de l’est ou de l’ouest enlevés par les pays arabes ou l’Empire Ottoman pour cet usage entre le XVIe et le XVIIIe siècle ? Qui sait que les spécialistes évaluent à 12 à 18 millions le nombre des africains victimes de la traite arabe entre le VIIe et le XXe siècle, autant voire plus que le trafic atlantique ? Qui sait qu’aujourd’hui encore, les noirs de Zanzibar ont un statut de quasi esclaves ? Qui sait que les derniers pays à avoir aboli officiellement l’esclavage sont l’Arabie saoudite en 1962 et la Mauritanie en 1980, tandis que celui-ci subsiste encore dans certains pays africains ? Qui sait que toute l’Europe a été impliquée dans le trafic négrier - ceux qui ne faisaient pas eux-même le trafic, fournissaient les marchandises pour l’échange ? Qui sait que des centaines de milliers de français ont participé de manière directe ou indirecte à la traite (comme financier, négociant, marin, etc…) ? Qui sait que la « malédiction de Cham » censée faire remonter à la Bible – et donc aux Juifs – le préjugé de couleur est en fait une l’exégèse d’un père de l’église (Origène, 182-254) qui avait affirmé que « Cham maudit par son père Noé devait être de couleur noire », dont les écrits, repris par les musulmans, ont été diffusés plus tard par la chrétienté ? (1)

Cette double ignorance de l’histoire de l’esclavage et de l’histoire parallèle des Juifs permet le succès de mythes comme celui de la responsabilité particulière des Juifs dans la traite des noirs et l’esclavage.

De la même façon la mise en parallèle de l’histoire de l’apartheid en Afrique du Sud et de l’histoire d’Israël, la place du boycott de ce pays dans l’histoire totale de l’apartheid, un regard attentif sur son respect effectif par les différents pays officiellement « boycotteurs », la connaissance des rapports d’Israël avec les Nations Unies (expliquant qu’il ait été le seul pays condamné pour rupture du boycott), sont autant d’éléments qui permettraient de reléguer au placard des mythes celui d’Israël seul soutien de l’apartheid.

Qui sait par exemple que les multinationales de 6 pays (Suisse, Allemagne, France, Pays Bas, Grande Bretagne, USA) sont aujourd’hui sur le banc des accusés pour avoir fourni durant le boycott, des prêts bancaires, de la technologie militaire, des transports, du charbon et du pétrole à l’Afrique du Sud (ainsi une multinationale d’armements allemande a fourni une usine complète en passant par le Paraguay et le Brésil, la France aurait fourni du charbon par l’intermédiaire de l’Iran) ? Qui sait que le commerce illégal entre l’Afrique du Sud et les autres pays africains est estimé à 10 billions de rands par an à la fin des années 1980 (en plein boycott) ? Qui sait aussi qu’en 1986, Israël représentait moins de 1% du commerce extérieur total de l’Afrique du Sud ? Qui sait que la Suisse ne s’est pas associée au Boycott, et que d’après l’ONU des compagnies pétrolières ayant leur siège en Suisse ont envoyé du pétrole en Afrique du Sud ?

C’est bien l’ignorance qui permet et qui a toujours permis à des mythes forgés par d’habiles propagandistes d’avoir du succès auprès de populations en difficulté, prêtes à se retourner contre n’importe quel bouc émissaire qui lui est présenté comme responsable de ses misères. Mais toute la question est de déterminer comment combler cette ignorance sans obtenir l’effet contraire à celui recherché.

Anne Lifshitz-Krams

(1). Toutes ces informations sont reprises du Livre noir du colonialisme, Marc Ferro (ed.) Paris, Robert Laffont, janvier 2003.