Tribune
|
Publié le 12 Juillet 2010

François Fillon : «Vous êtes devenu un personnage historique !».

Le 7 juillet, le Premier ministre a remis à Serge Klarsfeld les insignes de commandeur dans l’ordre de la Légion d’Honneur. On lira ci-dessous le discours du chef du gouvernement.




De la constance du droit, et de la permanence des procédures, nous pourrions tirer l’impression que tous les procès se ressemblent. Un juge succède à un juge, un avocat à son collègue, un accusé à un autre accusé, suivant un rituel d’autant mieux établi qu’il traduit une conception immuable, ou réputée telle, des rigueurs de la loi.



La distinction s’efface alors entre règle et routine, exigence et formalisme.



Rares sont les voix qui soudainement rappellent aux tribunaux que leur métier est aussi une mission sacrée.



Rares sont les hommes qui, derrière l’acte de juger, discernent toujours la flamme vivante de la justice.



Nous sommes à Lyon, durant l’été 1987.



Un procès s’ouvre - procès tardif, laborieux, dont beaucoup redoutent que la désillusion soit l’issue.



Dans le box se trouve Klaus Barbie, assassin sans grandeur, sans allure, terne et indéfendable à la fois.



Comme individu, Barbie, disent certains, ne vaut pas une minute d’attention. Comme criminel, quarante ans après la fin de la guerre, d’autres doutent de l’intérêt de sa comparution.



Puis un avocat se lève. D’une voix rapide, monocorde, il commence à lire.



L’un après l’autre, il nomme les 44 enfants raflés par Barbie à Izieu, le 6 avril 1944 ; en les citant, il les replace au premier rang de l’audience ; dans sa voix, passent l’un après l’autre 44 destins anéantis.



Cet avocat n’engage ni l’orateur, ni le juriste qu’il est. Il se borne à exposer une vérité que sa nudité rend insupportable : sur l’ordre de Barbie, 44 enfants sont partis vers Auschwitz. Aucun n’est revenu.



Quand Serge Klarsfeld se rassoit, il a rendu un sens au procès Barbie : les assises de Lyon sont désormais investies d’un devoir de justice dont elles se montreront dignes.




Serge Klarsfeld,



En plaidant contre Barbie à Lyon, vous avez démontré conviction et courage.



Mais vous avez également fait preuve d’humilité.



Vous avez renoncé au triomphe personnel – qui vous était permis – pour donner à la vérité une expression claire, exacte et pudique.



Votre choix s’impose aujourd’hui à moi.



Appelé à vous faire commandeur de la Légion d’honneur, j’aurais pu égrener les étapes d’une vie singulière, où les motifs de fierté et les accomplissements abondent. Mais ce panégyrique aurait trahi votre caractère.



J’ai préféré, à votre manière, plaider pour quelques valeurs, et pour quelques méthodes, qui ont fait de vous, non pas l’avocat d’un groupe, ou d’un parti, mais l’avocat de la justice.



Mon hommage ira d’abord à l’historien, au chercheur, au promoteur de la réflexion collective.



Je serai d’autant plus discret sur votre vie personnelle qu’elle comporte sa part de fausses pistes.



Certains, qui vous disent « chasseur de nazis », imaginent sans doute que vous enchaînez de mystérieuses opérations de terrain, à mi-chemin entre espionnage et commando... Ces amateurs de sensationnalisme seraient déçus d’apprendre que pendant des années, vous avez suivi la paisible carrière d’un administrateur de l’ORTF.



D’autres, qui vous croient rompu de longue date aux techniques juridiques, seraient étonnés de savoir que vous avez attendu 40 ans pour prêter serment et que de votre propre aveu, vous « n’aimez pas le droit » !



D’autres encore, qui ne connaissent que la sévérité de vos interventions publiques, seraient surpris d’entendre vanter votre humour, ou votre passion du cinéma américain.



Quand on vous interroge sur votre vie privée, vous avez, Serge Klarsfeld, la délicatesse de répondre qu’elle est d’abord une vie de famille. Je respecterai cet effacement : il me permettra d’associer d’emblée à votre éloge votre femme, Beate, et vos enfants, Arno et Lida, dont l’adhésion à vos combats est entière.



J’ai dit à l’instant, Serge Klarsfeld, que la République honorait en vous l’historien.



C’est un choix qui n’a rien d’évident, car l’historien n’est pas moins atypique que l’avocat ! Quoiqu’organisateur de colloques et d’expositions, habilité à diriger des recherches, docteur honoris causa de plusieurs universités, vous n’avez pas le cursus ordinaire du chercheur ; et vos ouvrages, considérables, n’ont guère à voir avec l’historiographie traditionnelle.



Dans quelle catégorie inscrire le Mémorial de la déportation des Juifs de France, le Mémorial des Enfants Juifs déportés de France, le Calendrier de la persécution des Juifs de France, qui ne comportent ni commentaire développé, ni argumentation ?



Si je devais répondre à cette question, je dirais que vos ouvrages sont des sommes.



Sommes, parce qu’ils ont l’autorité des bilans.



Sommes, parce qu’ils visent à l’exhaustivité, dont chaque révision les rapproche.



Sommes, parce qu’ils procèdent par addition de noms, de date, de chiffres.



J’ai bien conscience, Serge Klarsfeld, de m’en tenir à l’évidence en formulant ce qu’ont ressenti tous ceux qui, depuis 1978, ont tenu entre leurs mains le Mémorial de la déportation des Juifs de France et ses 76 000 noms.



Votre travail est de ceux qui soumettent l’esprit au vertige.



Minutieux, il est aussi monumental.



Méthodique, il est aussi bouleversant.



Son caractère radical provoque et désarme à la fois.



Ses contradictions nous plongent dans cette stupeur douloureuse à laquelle nous n’échappons pas, quand nous contemplons la Shoah telle qu’elle fut.




Vous auriez pu, Serge Klarsfeld, consacrer à la période de l’occupation une synthèse de forme plus classique.



Une forme de probité vous en a retenu.



Vous n’avez jamais voulu que l’expression de votre subjectivité, si scrupuleuse soit-elle, fasse écran à la simple exposition des faits.



Au lendemain de la guerre, deux travers opposés menaçaient les travaux des historiens.



Le premier était celui de la généralisation. Il consistait à dire que « les Allemands », sans distinction, avaient adhéré au nazisme ; que « les Français », sans distinction, avaient été résistants. La violence des faits expliquait la brutalité de l’affirmation ; la réconciliation nationale l’excusait ; de grands penseurs, dont Vladimir Jankélévitch, lui apportaient leur caution.



Puis l’héroïsme des réseaux de résistance allemands, la compromission des collaborateurs français, ont été mieux connus ; ils ont fait éclater les lectures monolithiques du conflit.



Un second travers s’est substitué au premier : il consistait à se réfugier dans l’indéfini ; à constater prudemment que « certains Allemands » avaient organisé le système concentrationnaire ; que « des Juifs » en avaient été victimes.



De cette prudence à un certain relativisme, et de là, à un certain révisionnisme, il y avait hélas peu de distance…



Entre ces deux écueils, vous avez ouvert la seule voie de raison.



Vous avez répondu aux appréciations polémiques par une comptabilité exacte.



Au lieu d’évaluer, vous avez dénombré.



Des archives du centre de documentation juive contemporaine, de celles de Yad Vashem, du Yivo Institute de New York, du fameux « fichier juif » de la préfecture de police, conservé au ministère des anciens combattants, vous avez extrait un peuple de victimes et vous l’avez recensé.



Tous n’ont pas compris votre démarche.



A dire vrai, l’histoire, et plus encore la politique, s’accommodaient d’un certain flou. Pourquoi compter une à une les victimes du conflit, quand il paraissait si fort et si vrai de dire qu’elles étaient innombrables ? Pourquoi les individualiser, quand leur drame avait été collectif ?



Au fond, la souffrance, le découragement, le sentiment d’impuissance admettaient l’approximation des chiffres.



Vos travaux y ont rétabli une précision mathématique – avec des résultats parfois inattendus.



En 1995, vous réduisez de 4 500 à 1 007 le nombre des fusillés du mont Valérien.



En 1999, vous contestez les travaux d’une commission suisse, à laquelle vous reprochez d’avoir surévalué le nombre des réfugiés juifs refoulés aux frontières de la Confédération.



Dans les deux cas, la critique s’étonne : à mi-voix, elle vous fait le reproche terrible de minimiser les faits.



Dans les deux cas, votre réponse est la même : elle consiste à renvoyer aux données vérifiables ; à les défendre de toute exploitation idéologique ou émotionnelle ; à répéter que la force de la vérité ne se mesure pas à la grandeur des nombres.



Quand l’instruction du procès Barbie achoppe sur la datation discutée d’un télex, vous produisez la pièce originale, retrouvée dans le dossier d’Otto Abetz.



Vous êtes, Serge Klarsfeld, le combattant de l’exactitude historique.



Sous votre plume, cette exactitude a pris une forme particulière : celle de la liste, de la compilation.
Cette forme est pour vous une méthode et une éthique.



Du Mémorial de la déportation à l’Album d’Auschwitz, du mur monumental de Roglit, en Israël, au 1000 photos du Musée de la Shoah, à New York, vous n’avez jamais produit, semble-t-il, que des catalogues de faits, des recueils de documents, des chapelets de noms et d’adresses, des collections de portraits…



Je me suis interrogé sur la valeur de cette forme - apparemment la plus sommaire, la plus rudimentaire.



Puis j’en ai compris la puissance.



Dresser une liste des victimes de la Shoah, c’est réaffirmer que la mort de chacune a constitué un crime singulier.



Dresser une liste, c’est déjouer le pouvoir hypnotique des grands nombres. C’est rappeler que la déportation des Juifs de France n’a pas frappé une fois 76 000 personnes, mais 76 000 fois une personne.



Dresser une liste, c’est réduire le discours historique au noyau dur de ses certitudes.



Dresser une liste, c’est mettre l’information à disposition de tous, sans l’altérer, sans l’orienter.



Si objectifs qu’ils soient, il est impossible de ne pas deviner votre générosité dans vos travaux.



Depuis plus de 30 ans, vous êtes pour la communauté juive et pour les cercles historiques un pourvoyeur inlassable de matière, de données, de connaissances.



Quand vous n’exhumez pas de nouvelles sources, c’est comme éditeur indépendant que vous œuvrez : à travers l’Association des Fils et filles de déportés juifs de France, ce sont plusieurs dizaines de titres qui ont paru grâce à vous.



De ce corpus exceptionnel, je retiens deux apports majeurs.



Le premier – le plus douloureux sans doute – a consisté à souligner le rôle actif d’une part de la police, de l’administration et du personnel politique de Vichy dans la déportation des juifs de France.



Vous avez été un des premiers à prouver, documents à l’appui, que la collaboration ne s’était pas bornée à une obéissance contrainte, mais qu’elle avait pu prendre l’initiative du crime ; que la police parisienne avait joué un rôle autonome dans les rafles de l’été 1942 ; que des personnages aussi considérables que René Bousquet, secrétaire général de la police, avaient devancé les exigences de l’Allemagne dans la persécution des populations civiles ; que la politique antisémite mise en œuvre par l’autorité de Vichy, et notamment par Pierre Laval, avait outrepassé les demandes de l’occupant.



Il a fallu beaucoup de temps, mais aussi le courage de personnalités comme Jacques Chirac, pour que le discours public fasse enfin leur place à ces vérités cruelles.




Votre second apport en était, d’une certaine manière, le contrepoint.



Vous avez mis en lumière l’opposition sincère d’une large part de la population française à ce crime d’État, et le relais offert à cette opposition par la hiérarchie catholique, lors des rafles de l’été 42, et des mesures de dénaturalisation d’août 1943.



Listes en main, vous avez montré que la protection spontanée accordée par des familles et par des organisations françaises aux juifs présents sur le territoire national avait contribué à sauver un nombre important d’entre eux.



Vous récusez, Serge Klarsfeld, les lectures partisanes de l’histoire – y compris celles qui, en le dénonçant, entretiennent une fascination involontaire pour le nazisme comme système, et pour le caractère systématique de la Shoah.



Votre recul critique est, de ce point de vue, une de vos forces.



De la Shoah, on peut dire qu’elle vous a blessé sans vous détruire, qu’elle vous a marqué sans paralyser en vous la réflexion, ni la capacité d’analyse.




En 1943, vous êtes réfugié à Nice, avec votre famille.



Votre père, Arno, juif d’origine roumaine, francophile, engagé sur la Somme en 1939, a compris que rien ne vous protégerait plus.



Au fond d’une penderie, il a construit une cache dans laquelle, quand la police frappe à la porte, il vous enferme avec votre mère et votre sœur. Lui-même se livre, pour éviter une fouille trop poussée des lieux. Sous prétexte de chercher des clés dans un vêtement, il embrasse une dernière fois la main de votre mère, et il se laisse emmener.



Vous apprendrez plus tard que son insoumission l’a conduit aux mines de charbon de Füstengrübbe, où il est mort.



On sait qu’au lendemain de la Libération, beaucoup des survivants de la Shoah ont choisi le silence, ou plutôt, que l’épreuve le leur a imposé ; que la tâche de témoigner leur a paru insurmontable ; que celle de revendiquer leur a paru vaine.



Il a fallu attendre une deuxième génération pour que la parole se libère et pour que le combat de la mémoire s’organise.



Vous êtes, Serge Klarsfeld, le héraut de cette deuxième génération ; le porte-parole et le président des Fils et Filles de Déportés Juifs de France.



A cet engagement, je vois une raison proprement vitale.



Garder le silence, c’était accepter d’être le produit de l’histoire. Revendiquer, c’était en devenir l’acteur.



Vous êtes devenu, Serge Klarsfeld, un personnage historique : je veux dire par là que votre parole dépasse désormais votre personne, et les circonstances où elle se fait entendre; que vos avertissements portent de Téhéran à Palé; que votre réflexion tranche des conflits actuels comme elle a tranché de celui d’hier.



Je veux aujourd’hui saluer leur écho.



Serge Klarsfeld,



En élevant il y a trois ans votre épouse Beate au rang d’officier de la Légion d’honneur, le Président de la République a rappelé la place décisive qu’elle avait toujours occupée à vos côtés.



Si la France connaît mieux votre voix que la sienne, il n’existe entre vous ni préséance, ni hiérarchie.



Vous avez été l’un pour l’autre à l’origine d’un éveil personnel et politique.



Votre couple s’est doublé d’une exceptionnelle intimité de pensée et d’action.



Votre confiance a été le moteur de vos luttes.



Je n’ajouterai rien aujourd’hui au tableau de cette « entente franco-allemande » et à l’estime qu’elle m’inspire, sinon pour attribuer à Beate une qualité qui ne vous était peut-être pas naturelle: je veux parler de la capacité de provoquer.



Je ne doute pas, Serge Klarsfeld, que vous ayez toujours possédé un grand courage. Mais possédiez-vous cette capacité presque théâtrale d’interpeler les yeux et les esprits qui a pu pousser votre épouse à gifler le chancelier Kiesinger en plein Bundestag ?



De Beate, vous avez appris, comme un de vos meilleurs instruments, le sens du scandale.



J’insiste sur ce trait de caractère, car je ne le sépare pas de votre œuvre de chercheur. La vérité est fragile, aussi longtemps qu’elle elle se laisse ignorer.



Pendant des années, le débat historique a opposé « ceux qui savaient » à « ceux qui ne savaient pas ». L’ignorance excusait la passivité.



Puis il est apparu que peu ou prou, tout le monde « savait ». Que si l’ampleur et les modalités de l’extermination des Juifs d’Europe restaient mal connues, il ne faisait aucun doute que ceux qui les déportaient les envoyaient sciemment à la mort.



Le vrai débat s’est alors déplacé entre ceux qui avaient accepté de savoir et ceux qui refusaient toujours, pour des motifs souvent teintés de complaisance, d’ouvrir les yeux.



Serge Klarsfeld, d’autres historiens ont contribué à déterminer la vérité sur la déportation des Juifs de France; mais votre rôle personnel a été décisif, lorsqu’il s’est agi de la faire reconnaître.



Vos coups d’éclat ont forcé l’Europe à savoir.



En 1971, en Allemagne, vous tentez d’enlever Kurt Lischka, ancien chef de la Gestapo de Paris.



L’année suivante, vous donnez à Bonn une conférence de presse à l’occasion de laquelle la justice allemande vous fait arrêter.



Libéré, vous persévérez. En 1973, vous surgissez devant le même Lischka, et braquez sur lui, symboliquement, un pistolet vide.



Sur la trace de chaque ancien nazi, vous organisez manifestations, occupations de locaux.



Geste après geste, vous mordez sur l’indifférence de l’époque.



Du reste, où se situait le véritable scandale ?



Dans le non-conformisme de votre action, ou dans l’impunité des anciens responsables nazis et de leurs complices ?



On peine à imaginer aujourd’hui – et vous êtes, Serge Klarsfeld, un des responsables de cette évolution - ce que fut le déni de l’après-guerre, et la rapidité avec laquelle les auteurs des pires atrocités se retrouvèrent vêtus des habits les plus respectables.



A Francfort, Merdsche, chef de la police allemande d’Orléans, est devenu juge.



Ernst, chef de la police allemande d’Angers, est avocat et notaire.



Muller, chef de la Gestapo de Toulouse, dirige la police criminelle de Basse-Saxe.



Heinrichsohn, organisateur de la déportation, est avocat, et maire de sa commune.



Quand vous le retrouvez, Lishka, un des principaux responsables de la Gestapo en France, est procureur en retraite à Cologne…



Beaucoup de ces criminels bénéficient encore d’un imbroglio juridique, qui empêche la justice allemande de connaître de faits déjà jugés, par contumace, en France.



S’il fallait donner un exemple d’ironie tragique, on pourrait ne retenir que celui-ci : de 1971 à 1974, la convention franco-allemande sur les crimes de guerre, qui doit dénouer cette situation, est bloquée par le Parlement allemand.



Le rapporteur de la commission des affaires étrangères, Ernst Aschenbach, est lui-même un ancien nazi…



Une pareille situation se dénonçait d’elle-même: restait à la faire connaître, à braquer sur elle l’attention du public, et des médias.



Vous avez eu, Serge Klarsfeld, ce don de « désocculter » l’histoire moderne.



J’en rappellerai un exemple proche.



En 1994, une exposition doit célébrer deux siècles d’histoire de la police à Paris. Vous découvrez qu’elle ne comporte pas la moindre allusion de son rôle durant la guerre. Vous protestez alors auprès du préfet de police, entre les mains duquel vous déposez les documents nécessaires. L’exposition s’ouvre, complétée par vos soins…



Dans cette affaire comme dans tant d’autres, la vérité n’attendait que le choc de votre poing sur la table.



Le même poing a marqué le départ de procès historiques, dont votre nom est désormais inséparable.



Faut-il rappeler que dans l’Europe des années 1970, il est plus facile d’identifier un criminel que d’obtenir son inculpation ?



Tous les professionnels du renseignement savent où, et sous quel nom d’emprunt, vit Klaus Barbie.



Tout le monde sait où vit Maurice Papon, que protège son statut officiel, et l’ambiguïté de ses faits de résistance.



Tout le monde sait où, et sous quelle protection, vit René Bousquet.



Votre travail d’avocat, Serge Klarsfeld, est le prolongement direct, évident, de votre travail d’archiviste.



Il consiste à déposer sur le bureau des juges un dossier d’accusation si clair, si solide, si indiscutable qu’à sa lecture, le magistrat n’a plus qu’un choix de conscience: poursuivre, ou se démettre.



Et les résultats viennent: en 1979, Hagen, Heirichsohn et Lischka sont jugés à Cologne. En février 1983, Barbie est expulsé de Bolivie vers la France. En 1994, Paul Touvier est le premier Français condamné pour crime contre l’humanité.



Ai-je tort de croire que dans ces procès, la personne de l’accusé importe moins que le pan d’histoire qu’elle incarne ?



Serge Klarsfeld, les derniers procès du nazisme et de la collaboration ont été des procès tristes, usants, frustrants : procès de vieillards (celui de Papon), procès de chaises vides (celui d’Aloïs Brunner), procès impossibles (ceux de Touvier, de Leguay).



Mais dans leurs débats, quel poids de vérité ; et dans l’instruction même de ces procès, quel honneur recouvré pour nous tous !



Serge Klarsfeld,



La vérité m’oblige à dire que plusieurs de vos travaux incombaient à la République, et que la République ne les a pas entrepris.



Vous avez dressé aux déportés juifs de France ces monuments que la France tardait à leur dresser.



Vous avez constitué contre Barbie ce dossier écrasant que la justice française négligeait de constituer depuis 1963.



Vous avez obtenu, au prix de longs plaidoyers, ces engagements publics qui nous semblent aujourd’hui évidents, et qui sont en réalité vos trop récentes conquêtes.



Je pense aux plaques commémoratives apposées dans nos villes, sur les lieux des rafles.



Je pense à la loi de juillet 2000 sur l’indemnisation des orphelins de la Shoah, et aux travaux de la commission Mattéoli, à laquelle vous avez apporté une participation majeure.



Je pense à l’œuvre de mémoire entreprise par le Mémorial de Caen, sur la base de vos propres recherches.



Serge Klarsfeld, l’homme politique qui se prononce sur les réalités de la guerre prend souvent un risque. Vos recherches lui permettent à présent de le faire avec une fermeté inédite; et si au Vel d’Hiv, ou à Drancy, j’ai pu tenir des discours catégoriques sur les crimes accomplis sous l’occupation, mais aussi sur leurs suites, sur les résurgences de l’antisémitisme, sur les fragilités de la mémoire et sur la vigilance constante qu’ils nous imposent, je le dois en grande partie à l’autorité de vos travaux.



Vous êtes, Serge Klarsfeld, un véritable lutteur. Vos travaux sont implacables; vos prises de position sont pugnaces; votre conviction est inflexible.



Dans ce combat, l’abjection de vos adversaires vous a souvent grandi.



Je pense à ceux qui, le 9 mai 1972, ont déposé chez vous un colis piégé, destiné à tuer.



A ceux qui le 1er septembre 1979, ont fait exploser votre voiture dans le sous-sol de votre immeuble.



Mais aussi à ceux qui, plus insidieux, vous ont opposé leur mépris.



Je pense à l’ironie de certains avocats désintéressés de la vérité.



Je pense à l’indifférence d’hommes politiques que leur propre passé poussait à éluder tout débat.



Je pense à l’ingéniosité perverse des révisionnistes, à leurs insinuations, à leurs soupçons, contre lesquels vos travaux sont notre rempart.



Serge Klarsfeld, tous ces combats que vous avez livrés auraient inspiré à d’autres la haine et la vengeance.



Vous n’y avez pas cédé.



Vous avez voulu que la justice à laquelle vous aspiriez soit garantie par le droit et par la loi; que des pièces incontestables l’étayent; que son verdict soit celui d’un État souverain.



De hautes distinctions ont déjà récompensé votre dignité dans la lutte.



La France est fière de l’honorer de nouveau.



Vous incarnez depuis près de 40 ans une voie originale, et peut-être même unique, de la recherche historique moderne.



Représentant des fils et filles de déportés juifs de France, vous êtes, dans la fierté et la fidélité, le porte-parole de milliers de destins.



Vous avez servi la justice sans vous substituer à elle.



A des pays entiers, votre volonté a tenu lieu de courage.



Vous avez rendu à la France le goût de la vérité.



C’est avec le sentiment du plus profond respect et de la plus profonde gratitude que je vais à présent vous remettre les insignes de commandeur dans l’ordre de la Légion d’honneur.



Photo : D.R