Tribune
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Publié le 12 Novembre 2002

Guidon Kuts, journaliste israélien : <i>« J'aurais aimé mener un « dialogue de cultures » avec mes confrères libanais »</i>

Question : Guidon Kuts, vous êtes venu à Beyrouth avec la presse présidentielle française pour couvrir en tant que journaliste le 9ème sommet de la francophonie. Le quotidien libanais As-Safir a publié votre photographie, vous montrant en train de filmer avec une caméra vidéo, à l'intérieur du palais présidentiel de Baabda, où Jacques Chirac était reçu par son homologue libanais Emile Lahoud. As-Safir vous a alors accusé de travailler pour la deuxième chaîne de télévision israélienne en plus de votre collaboration au mensuel L'Arche. Cette accusation ne fut-elle pas lourde de conséquences pour vous ?




Réponse : Elle l'a été en effet. D'abord, « l'intérêt » manifesté à mon égard - dès mon arrivée, par les photographes du journal et autres cameramen - m'a averti que j'aurais probablement peu de chances d'exercer pleinement mon métier et m'ont persuadé, si besoin en était, d'effectuer le jour même, mes reportages téléphoniques pour la Deuxième Chaîne de la Télévision Israélienne (il s'agissait d'enregistrement indirect donc pas contraire à la « loi » libanaise qui interdit, parait-il, les communications téléphoniques avec Israël). Les autorités ont, en effet, exprimé leur « mécontentement » à la délégation française la nuit même.


Question : Vous avez été contraint de quitter la salle de presse du sommet pour vous réfugier dans les bureaux du service de presse de l'Elysée, gardés par des policiers libanais en civil. Quelques minutes plus tard, vous ressortiez pour regagner votre hôtel sous la protection des services de sécurité. Que s’est-il passé exactement ?


Réponse :
Le lendemain, après avoir assisté à la séance d'inauguration du sommet (aux cotés, entre autres, du Cheikh Nasrallah...), j'ai été empêché de travailler dans le centre de presse par des dizaines de journalistes et soi-disant journalistes, qui, sauf quelques exceptions, m'ont agressé verbalement et interrogé sur un mode « policier » sur mes activités « illégales », tout en braquant sur moi sans cesse les objectifs de leur caméras.

Question : Quelles ont été les réactions de la délégation française ?


Réponse :
J'ai accepté, en accord avec la sécurité française et libanaise, de me réfugier à l'hôtel, les Libanais ayant expliqué qu'ils ne pourront pas assurer ma sécurité dans le Centre de Presse, une partie des journalistes ayant été identifié comme des militants du Hezbollah. Nous n'avons pas accepté, la délégation française et moi-même, la proposition des Libanais de me déplacer « dans un autre hôtel » pour des « raisons de sécurité » et avons trouvé les arrangements de sécurité dans l'hôtel de la délégation de presse française suffisants... Après avoir été accompagné hors du centre d'une manière un peu « musclée » par les Libanais, j'ai été raccompagné à l'hôtel par des agents français.

Mes collègues ont proposé de me soutenir dans le Centre de presse et de défendre mon droit d'y rester - mais cela aurait été une obstination inutile. La délégation française a négocié avec les autorités libanaises et obtenu que mon accréditation ne me soit pas officiellement retirée, mais en même temps, il m'a été interdit de l'utiliser et de me déplacer au centre de presse et aux sites de la Conférence, car ma seule présence était susceptible de causer « des troubles graves à l'ordre public ». De fait, je suis resté « en résidence surveillée » à l'hôtel pendant plus de 48 heures, exception faite d'un déjeuner en compagnie de la porte-parole de la Présidence… On peut y voir clairement, d'un point de vue politiquo-diplomatique les limites de l'autorité de la France dans une telle réunion, mais, du point de vue de journaliste professionnel que je suis, il faut préciser que sans la bonne volonté du Service de presse de la Présidence de la République, je n'aurais pas pu participer à ce voyage (et à d'autres) étant accrédite auprès de la Présidence pour un média israélien en plus de ma collaboration à L'Arche. On vit dans une certaine réalité internationale et cette bonne volonté est tout à fait louable d'un point de vue professionnel. Parfois, les résultats en sont bénéfiques pour tout le monde, y compris pour la liberté de la presse, parfois, dans certaines situations comme, malheureusement, celle-là, ça fonctionne moins bien. Mais le sens des évènements est tout autant édifiant. C’est cela le boulot de reporter.


Question : Vous avez refusé de dire que vous aviez la nationalité israélienne. « Avez-vous la nationalité irakienne? », auriez-vous demandé à vos accusateurs. « Je ne vous demande pas quelle nationalité vous avez », auriez-vous ajouté. Que signifiait votre réponse ?


Réponse :
J'aurais aimé mener un « dialogue de cultures » avec mes confrères libanais, mais les circonstances ne s'y prêtaient pas tellement... La plupart d'entre eux se sont comportés en accusateurs menaçants et étaient à la limite de l'affrontement physique. Ayant été tenu aussi par un certain devoir de réserve vis à vis de la délégation française et le pays hôte, j'ai voulu insister sur le fait que j'étais là officiellement en tant que journaliste français, mais que j'avais le droit de faire circuler librement mes informations, selon les Conventions internationales - y compris vers Israël. La pétition, signée par une soixantaine de journalistes libanais, demandant mon « expulsion publique » - parce que, pour eux, faire un reportage pour un média israélien constitue une « provocation » - témoigne de la triste situation de la liberté de la presse au Liban. Elle témoigne aussi des conceptions du métier - inacceptables par tout organisme professionnel international - qu'ont certains journalistes dans ce pays et qui ne méritent pas, en conséquence, d'être reconnus comme journalistes par la profession.


Question : Cet incident illustre-t-il la forte tension qui règne actuellement entre le Liban et Israël ?


Réponse :
Cet incident illustre la tension actuelle entre le Liban et Israël, mais aussi, malheureusement, la haine ou la crainte toujours ressentie par certaines couches de la population, vis-à-vis de tout ce qui est israélien. Il démontre aussi, s'il en était besoin, l'illusion d'un Liban « démocratique », membre de la Francophonie. Le Liban bloque d'ailleurs l'entrée d'Israël dans cette assemblée.

Question : Que ressentez-vous aujourd’hui ou que comprenez-vous de l’exercice de votre profession, en tant qu’Israélien ?

Réponse : Il est toujours difficile de fonctionner « normalement » en tant que journaliste international israélien, qui a subi des contraintes incompréhensibles aux confrères (très souvent agacés par ces « cas » embêtants). Et, après quelques années ou nous avons connu une certaine amélioration, la dégradation de la situation internationale entraîne automatiquement celle de l'exercice du métier de journaliste israélien. Dans la plupart des pays arabes, et compte tenu de leur propre situation en ce qui concerne la liberté de la presse, le journaliste est traité comme un représentant officiel de son pays, et même, plus que cela, comme une « fer de lance » des visées guerrières ou hégémoniques. La presse aurait du être le vecteur principal de ce « dialogue de cultures » voulu par le Sommet de la Francophonie - mais c'est le contraire qui s'est produit. C'est comme cela qu'il faut comprendre le rôle négatif joué par plusieurs intellectuels et journalistes des pays arabes et surtout leurs organisations professionnelles, diffusant un discours de haine au lieu d'oeuvrer pour un rapprochement. Au lieu d'en être les pionniers, ces intellectuelles se retrouvent à la traîne des réactions officielles vidant, de cette façon, leur statut de tout sens et toute importance. Je voudrais enfin signaler que j'exerce à Paris les fonctions du Secrétaire Général de l'Association de la Presse Étrangère, dont le Président, justement, est un journaliste libanais (!) « Le dialogue de cultures » fonctionne à Paris...

Propos recueillis par Marc Knobel

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